20 juin 2023

Temps de lecture : 8 min

« Les Francais sont sur le fil de l’engagement », Adélaïde Zulfikarpasic (BVA)

Syndicats, partis politiques, entreprises… Engagements collectifs ou personnels ? Comment et auprès de qui les Français s’engagent-ils ? Réponses de Adélaïde Zulfikarpasic , co-directrice générale, BVA

INfluencia : comment décririez-vous la France, aujourd’hui ?

Adélaïde Zulfikarpasic: beaucoup de choses ont été dites sur l’état de la France, on a parlé de fragmentation, d’archipellisation,  de kaléidoscope – c’est justement le thème du dernier opus de « Français, Françaises » réalisé par BVA pour 366 – (cf Revue INfluencia Numéro 41), etc. Mais si on essaie de faire une photographie à un instant t, ce qui n’est pas simple car on est à une période de charnière, le mot que j’utiliserais est celui de « surprenant ». Si je regarde la séquence de la réforme des retraites, et la mobilisation qui a suivi, en tant que représentante d’un institut de sondage – et je le dis avec beaucoup d’humilité – je ne m’attendais pas à ce qui s’est passé. On nous avait dépeint, et nous les avions nous-mêmes décrit, des citoyens et un pays qui étaient sortis fatigués, voire exsangues de cette crise sanitaire qui a duré très longtemps, à laquelle se sont ajoutées la crise énergétique et la guerre en Ukraine. Quand j’ai commencé à réfléchir à la question de la réforme des retraites, j’avais fait le pari d’une mobilisation qui durerait assez peu parce que je voyais la France plutôt apathique et presque résignée d’avance. Et puis finalement, c’est une autre France qui s’est révélée et réveillée, avec de la colère et de l’inquiétude mais aussi avec une capacité de rebond. Voilà pourquoi je parle d’une France surprenante parce qu’elle est résiliente, même si c’est un terme que je n’aime pas beaucoup pourtant parce qu’il est un peu galvaudé. C’est toute cette ambivalence qui montre finalement que la France a encore plein d’énergie vitale, et je trouve cela assez salutaire.

 

INf. : Une France surprenante mais inquiète toutefois. La question du pouvoir d’achat reste centrale, et celle de la crise climatique a fortement augmenté. Qu’en est-il des autres sujets ? 

A.Z. : La question du pouvoir d’achat reste centrale en effet. Ce qui est intéressant en revanche, c’est qu’elle n’a pas effacé pour autant celle de la crise climatique. Le mouvement sur les enjeux climatiques a émergé en fait assez tardivement. Je situerais son entrée dans le top 5 ou même 10 des préoccupations des Français après 2017. Avant, c’était le chômage, d’une part, l’insécurité, la délinquance d’autre part. Ensuite il y a eu une période très particulière où les préoccupations de sécurité ont basculé vers celles de lutte contre le terrorisme, qui étaient évidemment liées au contexte très particulier qu’on a connu.  Et puis progressivement, on a vu la thématique du climat et de l’environnement apparaître d’abord en bas de tableau, puis progresser. Il y a eu plusieurs phases. D’abord, cela a touché certaines catégories de la population, ceux qui pouvaient se permettre d’y penser, donc les CSP+ et les plus diplômés. Puis année après année, cette préoccupation a continué à monter dans l’ensemble de la société, chez les classes moyennes puis les catégories les moins privilégiées, jusqu’à être un fondamental. Si je regarde notre dernier baromètre politique, à la question « quelles sont vos préoccupations ? A quoi voulez-vous que l’exécutif consacre son énergie dans les prochains mois ou d’ici la fin du mandat ? », en tête des réponses vient le pouvoir d’achat, mais tout de suite après arrive la question de la lutte contre le réchauffement climatique. La prise de conscience a vraiment eu lieu. Le 3e sujet est la lutte contre les inégalités sociales. Puis viennent la question de l’éducation et celle de la santé.

 

        La peur du grand déclassement plus que la peur du grand remplacement ».

 

INf. : Qu’en est-il de la question sur l’immigration ?

A.Z. :Elle reste dans le top 5 des préoccupations des Français. Mais l’immigration, si elle est un sujet complètement assumé au niveau de des politiques à droite – on l’a vu notamment pendant la dernière campagne présidentielle – est un peu le tabou de la gauche qui fait comme s’il n’existait pas. Or un sympathisant de gauche sur deux estime qu’il y a trop d’immigrés en France.  Et ce sentiment a progressé à gauche de 20 points en l’espace d’un mandat. C’est donc un sujet qui ne peut pas être occulté et qui renvoie à notre vivre ensemble dans la société.

J’ai écrit une note récemment pour la Fondation Jean Jaurès en vue du projet de loi qui était en préparation et qui finalement a été ajourné avant d’être de nouveau d’actualité.  Une partie est titrée : « la peur du grand déclassement plus que la peur du grand remplacement ».  Le vote Marine Le Pen n’est pas forcément un vote strictement idéologique, il y a ceux qui, effectivement attribuent tous les maux de la terre à l’immigration et qui considèrent qu’on a trop ouvert les vannes, mais il y a toute une partie  des Français qui disent en gros qu’ils sont en souffrance, qui ont le sentiment que leurs services publics sont dégradés, qu’il n’y a plus d’école ou d’hôpital près de chez eux, qui regardent les fins de mois arriver avec appréhension et qui estiment que l’assistanat est tourné vers des personnes issues de l’immigration. En fait, plus qu’une loi immigration, il faudrait une loi services publics, une loi école, une loi hôpitaux, c’est ce qui permettrait de redonner de la confiance et de rebâtir les fondamentaux.

 

 INf. : on a le sentiment que les Français sont de moins en moins engagés. Est-ce le cas ?

A.Z. : on a beaucoup dit en effet que les Français étaient un peu moins engagés. J’ai co-écrit il y a un an un ouvrage avec Anne Muxel, une chercheuse de Sciences Po rattachée au Cevipov un ouvrage, appelé « les Français sur le fil de l’engagement »*. Pourquoi ce titre? Parce qu’on avance un peu comme un funambule et qu’on peut basculer d’un côté ou de l’autre. Engagé, oui, mais… Nos études nous montrent que la majorité des Français interrogés se déclarent engagés, et pensent qu’il est préférable de s’engager – même s’ils ne sont pas sûrs du résultat – mais sous des formes qui se diversifient par rapport à 20, 30 ou 40 ans.

Il est assez frappant de voir que dans le discours des individus le vote reste perçu comme étant le moyen le plus efficace de porter ses convictions. La réalité est certes un peu différente puisque la courbe de l’abstention, notamment à la présidentielle est en augmentation, mais néanmoins plus de 7 Français sur 10 sont allés voter. Et si l’on compare à d’autres pays, nos taux de participation restent élevés.

 

   Les individus s’engagent pour des causes qui font écho à leurs propres préoccupations

 

INf. : Alors comment s’engagent-ils ?

A.Z. : Avant, c’était un peu l’engagement d’une vie, comme celui du militant du Parti communiste qui va épouser une idéologie et la faire sienne pour une vie entière. Aujourd’hui, ce qu’on observe, c’est que les individus, quels qu’ils soient, les plus jeunes en particulier, mais pas seulement, s’engagent, mais de manière assez ponctuelle et pour des causes en général qui font écho à leurs propres préoccupations, à leurs propres épreuves de la vie, dirait Pierre Rosanvallon.

Donc on est sur un engagement qui est sur un espace-temps de plus en plus resserré. Avec la réforme des retraites, on a      assisté à une convergence de l’ensemble de ces causes, ce qui fait que jeunes et moins jeunes se sont retrouvés dans cette mobilisation, mais pas pour des raisons identiques. Pour les plus âgés leur cause, c’était défendre l’accès à leur retraite. Les jeunes se sont mobilisés parce que leur cause, c’était leur rapport au travail et la quête d’un sens dans le travail.

 

INf. : Dans ce livre vous évoquez un score d’engagement des Français, pouvez-vous nous en dire plus ?

A.Z. : Avec Anne Muxel, nous avons créé un score global d’engagement pour appréhender le niveau général d’engagement des Français construit à partir de 3 questions. Ce score s’élève à 57 sur 100 pour l’ensemble des personnes interrogées. C’est majoritaire, certes, mais pas à un niveau tel que l’engagement des Français ne puisse être questionné

On retrouve cette ambivalence qui caractérise le rapport qu’entretiennent nos compatriotes à l’engagement : on observe d’un côté des niveaux records d’abstention, de l’autre une certaine vitalité à travers des mouvements de mobilisation inédits comme celui des Gilets Jaunes ou plus récemment, bien que dans des proportions moindres, les anti-vax ou anti-passe sanitaire. Ce sont des dynamiques contraires pouvant servir la démocratie comme la mettre sous tension. Des logiques d’investissement et désinvestissement de la sphère publique et politique qui peuvent alterner selon les enjeux et les contextes et selon les dispositions personnelles, plaçant les Français bien souvent « sur le fil de l’engagement »

 

INf. : Mais il y a toutefois un affaiblissement du poids des engagements collectifs ?

 A.Z. : Oui. L’engagement renvoie davantage à une dimension individuelle, comme les valeurs ou bien encore une ligne de conduite, qu’à une approche plus collective (engagement pour une cause, engagement associatif ou humanitaire, etc.). Même si récemment il y a eu une renaissance de la vitalité des syndicats, globalement, il y a quand même beaucoup moins de gens engagés dans des syndicats qu’il y a 20, 30, 40 ou 50 ans, ou dans des partis politiques. 62% des Français se déclarent engagés, mais quand on leur demande de quelle façon étant de leur engagement, la majorité répond par des actions individuelles : signer souvent une pétition, faire un don à une association régulièrement, pratiquer le boycott contre une entreprise ou une marque. C’est l’une des premières mutations que l’on observe.

L’autre constat, c’est le sentiment qu’on peut s’engager à travers les réseaux sociaux quand on exprime son point de vue. Près d’un tiers des Français ont recours aux réseaux sociaux pour partager leurs opinions. Ce phénomène concerne près de la moitié des jeunes.

 

INf. : Les Français ne font plus confiance aux politiques pour résoudre leurs problèmes. Du coup, qui prend le relai ? Les marques ?

A.Z. : Les Français manifestent une énorme désillusion à l’égard du politique. Quand on leur demande : « si quand je vous dis engagement, à quoi cela vous fait-il penser », seuls 3% citent spontanément quelque chose qui est de l’ordre du politique.

Il y a donc tout un espace qui a un peu été laissé vacant par le politique et dont se sont emparés les marques et les entreprises. Et d’ailleurs, c’est assez frappant à l’issue de la crise du COVID. J’imaginais que l’élection présidentielle et le législatives de  2022 permettrait de mettre sur la table les sujets qui avaient émergé comme étant essentiels pendant cette crise :  la question de la santé et de l’hôpital public, de l’école,.

On a parlé d’immigration au début de la campagne dans la primaire à droite, de pouvoir d’achat, mais pas des grands sujets de société.  Et il faut bien qu’ils soient portés par quelqu’un donc ce sont les marques en partie qui s’en emparent. Les attentes des individus, citoyens consommateurs sont de plus en plus fortes à leur égard sur les sujets sociaux, environnementaux et sociétaux.

Après, ce n’est pas sans risque, quand on s’empare de sujets politiques, on s’expose aux mêmes risques que les politiques, c’est à dire à une question de légitimité et de crédibilité. Il ne suffit pas de dire qu’on s’engage, il faut le prouver et à mon sens le meilleur moyen de le prouver, par exemple quand est acteur de l’agro-alimentaire, ce n’est pas de dire qu’on va changer le monde mais peut être juste qu’on va vendre des produits de meilleure qualité sanitaire, c’est déjà très bien. Ce sont tous ces enjeux-là qui sont attendus, et qui font que le rapport de l’individu aux marques et le rapport des marques aux individus et à la société est en train de vraiment complètement évoluer.

Mais attention, les entreprises ne vont pas résoudre tous les problèmes. Quand on demande aux Français à qui ils font le plus confiance pour mener les combats environnementaux, sociaux et sociétaux, ils répondent que c’est d’abord aux associations et à leurs pairs…

 

 

 

 Les Français sur le fil de l’engagement », Editions de l’Aube, mars 2022

 

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