15 avril 2024

Temps de lecture : 7 min

« Le climat n’est pas une crise, cela ne va pas “passer” » Élisabeth Laville

Auteure d’ouvrages tant sur la consommation responsable au quotidien, l’impact écologique de l’alimentation que les labels pour guider ses choix d’achat, la cofondatrice d’Utopies, le tout premier cabinet français de conseil en développement durable, a une vision globale de comment changer le monde : du petit geste individuel à l’engagement sincère et décisif des entreprises, marques et pouvoirs publics. Un article à retrouver dans la revue 45 d’INfluencia.

Élisabeth Laville fut parmi les pionniers à prendre le sujet à bras-le-corps, et son parcours depuis 1993 au sein d’Utopies, s’il est riche en rencontres, lui a permis de se forger un discours plein de défis, certes, et d’optimisme. Elle fait le bilan sur un ton plutôt libre et des idées plus réalistes et pragmatiques qu’on ne pourrait le penser…

IN : Utopies a 30 ans. L’engagement sociétal est une notion qui a grandi en même temps que ce cabinet de conseil… Quel bilan faites-vous de ces trente dernières années d’Utopies ?

EL : Le sujet de l’engagement sociétal des entreprises a beaucoup évolué ! Le retour que l’on me faisait à l’époque –, quand je citais Nature & Découvertes ou Patagonia en référence,  – était que ce n’était pas réaliste… D’où ce nom « Utopies », choisi un peu par provocation ! Les pratiques ont-elles progressé dans ce sens ? Pas tant que cela ! La législation met pourtant une pression réglementaire sur les entreprises. La tribune que j’ai co-signée cet été 2023 dans Le Monde résume bien le fait qu’au fil de ces trois décennies une longue suite dede nombreux mots termes se sont succédé pour désigner ce dont on parle : entreprise citoyenne, développement durable, RSE et ESG1, impact, etc. Aujourd’hui, le mot « régénératif » est à la mode. Cela reflète, certes, une évolution du cadre de pensée, où l’entreprise est invitée à avoir des impacts positifs et plus uniquement à gommer ses impacts négatifs…, mais changer les motsde vocabulaire ne change pas (forcément) les pratiques. A fortiori dans un contexte où ce terme s’est répandu dans les grands groupes de l’agro-alimentaire et du luxe, au prix donc d’un affaiblissement de l’ambition initiale de ses pionniers – Vandana Shiva, des B Corps très engagées comme Patagonia et Dr Bronner’s, ainsi que les promoteurs de la certification Regenerative Organic –), qui voulaient renforcer l’agriculture biologique en lui ajoutant d’autres garanties.

Certains militants de longue date, comme Helena Norberg-Hodge –, écologiste britannique, philosophe et écrivaine de renom, – suggèrent d’ailleurs que les grandes entreprises mondiales inventent des mots pour éviter de résoudre (vraiment) les problèmes et continuer sur la voie du business as usual : ainsi, selon elle, le mot « carbone » éviterait de s’attaquer au problème climatique en faisant émerger un nouveau marché. De même, le « régénératif » aurait été détourné pour pérenniser et « repeindre en vert » l’agriculture productiviste et industrielle qui, même bien qu’enrichie des pratiques vertueuses de conservation des sols, persiste à aller à l’encontre du bio local qu’elle refuse – alors qu’il est beaucoup plus restrictif et exigeant… mais et aussi plus efficace pour protéger la biodiversité sur les exploitations.

 

Le mot « régénératif » est à la mode. Sauf qu’en chemin il a perdu son ambition initiale qui était de renforcer l’agriculture biologique.

 

IN : Quelle évolution de la RSE en France et dans le monde depuis la naissance d’Utopies ?

EL : Pas sûr qu’on ait basculé dans « le monde d’après ». On a connu vu un recul des émissions globales de CO2 recordd,  pendant la pandémie de Covid-19, et enfin aligné sur les réductions visées par l’Accord de Paris deen 2015, pendant la pandémie de Covid-19, mais depuis nous sommes repartis à la hausse. Et rien n’est fait sur les émissions importées ! Donc, certesoui, il y a eu une prise de conscience des enjeux climatiques en 2020 et de la nécessité de mettre dans nos vies et dans nos « business models » le même niveau de « disruption » qu’avec connu avec le Covid. Mais le climat n’est pas une autre crise qui va « passer » en deux ou trois ans ! Es – et avec l’inertie du système, nous devons nous habituer à l’idée que, sans doute, même quand nos émissions baisseront enfin, nous ne verrons pas les températures baisser de sitôt. Comme les dirigeants ne sont pas tous prêts à prendre les mesures qui s’imposent, les évolutions réglementaires viennent accélérer les choses et généraliser les bonnes pratiques. C’est intéressant d’observer par exemple comment les entreprises se préparent à la nouvelle directive européenne CSRD (Corporate Sustainability Reporting Directive), qui oblige à montrer patte blanche sur de nombreux critères extra-financiers. Le risque étant que ces sujets soient considérés comme moins stratégiques quand l’enjeu perçu est la conformité réglementaire…

 

IN : Quels souvenirs vous ont marquégardez-vous de ces trente dernières années ?

EL : J’en ai beaucoup ! Au sein de l’agence tout d’abord, nous étions initialement deux femmes avec Catherine Gougnaud. N et nous sommes désormais 75 collaborateurs, avec une taille qui a doublé en cinq ans. Les salariés d’aujourd’huiNous avons désormais des salariés qui n’étaient pas nés quand Utopies a été créé, ça fait tout drôle – et ceux qui ont l’âge de l’agence sont mariés et ont des enfants ! Dès le début, nous parlions de transformation des produits et du marketing pour plus de responsabilité, et né. Nous avons toujours essayé d’anticiper et de contribuer à l’évolution de ces sujets. Nnos débuts nous étions étions proches, idéologiquement parlant, A nos débuts nous étions proches des fondateurs de « Social Venture Network », la première association d’entrepreneurs engagés et pionniers apparue en 1987 à San Francisco aux États-Unis. Certains, comme Ben & Jerry’s, ont été nos premiers clients. Je me souviens de nos rencontres avec ces personnalités qui m’ont inspirée : Ray Anderson, fondateur d’Interface, Anita Roddick, fondatrice de The Body Shop, Ben Cohen et Jerry Greenfield, fondateurs de Ben & Jerry’s, et bien sûr Yvon Chouinard, fondateur de Patagonia. Tous sont font cités en exemples encoretoujours office de pionniers aujourd’hui  !

Il a encore fallu vingt ans avant qu’apparaisse le label B Corp (Benefit Corporation), en 2006, toujours outre-Atlantique, mais à Philadelphie cette fois, avec pour objectif de certifier les meilleures entreprises « pour » le monde, et pas du monde. Ces mouvements ont souligné l’importance de la vision des entrepreneurs et de la mission que se donne l’entreprise, mais aussi le lien entre performance et impact environnemental, social et sociétal – b. Bien que B Corp concerne surtout des PME et ETI, qui forment soit les trois quarts des entreprises certifiées. Utopies a été la première B Corp en Francefrançaise il y a dix ans, et avons a piloté le déploiement du label B Corp en France, jusqu’à la création de l’association B Lab France en 2019. Aujourd’hui, l’agence a une vision à 360 degrés°, avec deux nouveaux pôles consacrés à la mesure et aux stratégies d’impact (climatique, biodiversité, socio-économique…). Parmi lesLes projets phares à nodes débuts, nous avons travaillé étaient sur la raison d’être de Nature & Découvertes et sur son tout premier rapport RSE baptisé à l’époque « Bilan Arc-en-ciel », c’était en 1995/96. Plus tard, nous avons réalisé les premiers rapports RSE des groupes Danone, Lafarge et Carrefour – – et dont nous avons accompagné aidé ce dernier àle lancement de lancer la gamme bio. Évidemment, pour moi, ces trois décennies sont aussi jalonnées de livres ;, depuis la parution sortie en 2002 de: « L’Entreprise Verteverte2* »*, j’en ai écrit ou co-écrit dix autres (le dixième vient de paraître !). Je me rappelleJ’ai aussi avoir reçuaccueilli avec joie la reconnaissance de mon travail en 2008 quand le Prix Veuve Clicquot de la Femme d’Affaires de l’année et avoir été décorée la même annéela décoration de Chevalier de la Légion d’Honneur m’ont été remis, après quinze ans, d’existence, 2008 a ainsi concrétisé la première vraie reconnaissance de n avec Utopies, quiotre travail …qui n’était finalement pas si « alter » que ça !

 

IN : Comment voyez-vous l’avenir de la RSE ?

EL : Je le vois dans une plus grande intégration au modèle économique, aux offres comme aux critères de performance. La difficulté pour y parvenir est de lier la théorie à la pratique. C’est ici que les territoires sont intéressants pour « faire atterrir » la RSE. C’est ce que nous expliquons dans notre récent ouvrage – avec Boris Chabanel, Arnaud Florentin et Annabelle Richard – L’entreprise hyper-locale, réinventer les modèles économiques à partir des territoires3. Reterritorialiser les enjeux et les solutions du développement durable, c’est renoncer aux discours hors-sol, cultiver l’optimisme qui naît de l’action et aussi lutter contre l’éco-anxiété, car on ne peut pas porter tout le globe sur nos épaules, sinon il nous écrase, – comme le disait Bruno Latour. Ce qui représente aussi une opportunité majeure d’innovation, d’investissement et de création d’emplois dans tous les territoires. Je crois profondément que le local est aujourd’hui l’un des meilleurs,  – voire le meilleur –, chemin pour changer les pratiques, engager l’action climatique et embarquer largement les entrepreneurs, au-delà des contraintes, vers de nouvelles opportunités à portée de leurs mains – qu’il s’agisse de mutualisation B2B, de diversification, d’intégration en amont ou en aval, d’écologie industrielle, etc. !

 

On ne peut pas porter tout le globe sur nos épaules, sinon il nous écrase – comme disait Bruno Latour.

 

IN : Êtes-vous optimiste ou utopiste sur la capacité des entreprises à opérer leur transition écologique ?

EL : Comme je l’ai dit, je crois que c’est l’action qui rend optimiste, et fait avancer les gens. Or, le secret de l’action c’est de s’y mettre ! Alors, oui, ça reste utopique, car il faut d’abord construire une vision alternative du futur, de manière idéale, via de nouveaux récits qui activent notre capacité à les réaliser. Mais nous ne pouvons nous en rapprocher de cette vision que si tout le monde la partage : nous avons besoin d’une écologie qui rassemble plutôt que d’pas qui opposer et ou de diviser jeunes et vieux, urbains et ruraux, riches et pauvres… Nous n’y arriverons qu’ensemble, avec plus de solidarité et plus d’humanité.

 

IN : Une entreprise responsable selon vous  et pourquoi ?

EL : Patagonia sans hésiter, avec son fondateur, Yvon Chouinard, qui fut le premier à nous recevoir chez lui, en Californie, il y a trente ans, et qui a encore prouvé récemment son exemplarité en faisant don de son entreprise à une fondation qui financera des causes environnementales. Et c’est par ailleurs un grand fan de sports de glisse, comme moi !

 

  1. RSE (Responsabilité Sociale des Entreprises) ; ESG (Environnementaux, Sociaux et de Gouvernance).
  2. L’entreprise verte, le développement durable change l’entreprise pour changer le monde est paru en 2022 aux éditions Village Mondial.
  3. Octobre 2023, éditions Pearson.

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