14 mai 2023

Temps de lecture : 7 min

« La réforme des retraites a créé un front du refus homogène chez les actifs », Bernard Sananès (Elabe)

Bernard Sananès,  président d’Elabe qu’il a fondé en 2015 s’exprime dans notre série consacrée à l’état de la France sur la cristallisation qui s’est produite chez les Français autour de la figure d’Emmanuel Macron. Il revient ainsi sur l’accueil fait au passage en force opéré autour des retraites et du 49,3. Enfin, selon lui l’un des grands changements opérés est le regard que les citoyens portent sur l’entreprise. Elle n’est plus diabolisée, comme elle l’a été par le passé…

INfluencia : comment analysez-vous le climat vis-à-vis du Président ?

Bernard Sananès : on retrouve des niveaux d’hostilité proches de la période qu’on a vécue avec les gilets jaunes. Entre temps, Emmanuel Macron avait finalement réussi à arrondir un peu les angles de sa personnalité et à retrouver une popularité basse mais à « des niveaux habituels », c’est-à-dire qu’en moyenne un Français sur 3 lui faisait confiance. Les 10 milliards réinjectés alors dans l’économie, puis, après le COVID, le « quoi qu’il en coûte », et de façon différente la situation en Ukraine ont fait que la personnalité d’Emmanuel Macron était devenue moins clivante. Et puis la réforme des retraites a recréé de l’opposition envers la personnalité du Président.

IN. : Emmanuel Macron apparait d’abord comme arrogant, méprisant et autoritaire…

B.S. : on le voit de manière assez nette à la fois dans les baromètres de popularité – il est tombé à 25% de personnes qui lui font confiance, ce qui est un niveau très faible – et surtout dans les traits d’image, où il apparait d’abord comme arrogant, méprisant et autoritaire. Sa personnalité et sa gouvernance suscitent à nouveau la crispation. C’est dû bien sûr dû à la réforme des retraites, mais aussi au 49.3 qui a remis en lumière un mode de gouvernance solitaire.  Pour sept Français sur dix, ce « vote bloqué », même s’il est prévu dans la constitution, a été vécu, en l’absence de majorité à l’Assemblée, comme un déni de démocratie. Ce qui était jusqu’à présent perçu comme une mesure technique, utilisée à plusieurs reprises dans les mandatures précédentes, même sur des textes importants, mais pour mettre au pas une majorité récalcitrante, a déclenché l’incompréhension voire la colère. On a d’ailleurs sous-estimé, lors des dernières élections législatives l’impact que représentait pour le pays, pour sa gouvernance et pour tous les partis, l’absence de majorité absolue. La Vème République n’a pas été conçue pour fonctionner avec une majorité relative. Et pourtant les Français assument leur choix. Nous avons reposé la question il y a quelques jours : « pensez-vous que la majorité relative est une bonne chose pour le débat ? ». Malgré les incidents, les éclats de voix, les polémiques, 2/3 des répondants continuent de dire oui. Ils ne renient pas leur vote des législatives.

Le bug originel de ce second quinquennat, est qu’Emmanuel Macron n’a pas réussi à répondre à la question : un second mandat, pour quoi faire ?

IN. : et cela cristallise la haine à son égard ?

B.S. :  un Français sur 2 comprend – cela ne veut pas dire qu’il approuve – les insultes dont Macron fait l’objet dans ses déplacements.  Alors que peut-il se passer ?  Soit le président réussit – et ce sera long – un travail non pas de reconquête, parce que la reconquête semble compliquée, mais plutôt une atténuation des clivages autour de lui, par des mesures sociales et par une évolution de sa gouvernance. Soit la fin des 4 ans qui restent sera un quinquennat d’affrontement. Il avait réussi à sortir par le haut de la crise des Gilets Jaunes, notamment avec le Grand Débat. Mais sur les retraites, ses interventions publiques n’ont pas permis d’apporter une réponse politique à la crise. La réponse sur le cap poursuivi reste floue. Redonner de la lisibilité à l’action gouvernementale est donc pour lui un enjeu essentiel dans les prochaines semaines. Finalement, le bug originel de ce second quinquennat, est qu’Emmanuel Macron n’a pas réussi à répondre à la question : un second mandat, pour quoi faire ? C’est un enjeu très important pour la communication d’un dirigeant, quel qu’il soit, de redonner du souffle à son action. Le premier quinquennat avait été placé sous le signe de la réforme et de la transformation. On était pour ou on était contre Macron, mais on savait ce qu’il voulait faire. A présent, l’opinion se demande où il veut conduire le pays et cela affaiblit sa stature présidentielle.

25 à 30% de ceux qui ont voté pour lui au premier tour, soit ne lui font plus confiance, soit sont en désaccord avec la réforme des retraites.

Sur un plan électoral purement tactique, sa première priorité est de renouer avec ceux qui chez ses électeurs ont pris leurs distances pendant la réforme des retraites. Son socle ne l’a pas abandonné, mais il s’est effrité. 25 à 30% de ceux qui ont voté pour lui au premier tour, soit ne lui font plus confiance, soit sont en désaccord avec la réforme des retraites. Cet électorat est sensible à la dynamique de l’indispensable transformation du pays. Il peut revenir si le Président reprend le chemin des réformes et s’il trouve les moyens politiques de les mettre en œuvre.

IN. : la future loi travail peut-elle faire changer la donne ?

B.S. : il n’y aura pas d’ardoise magique et le gouvernement ne pourra pas effacer la question des retraites. Le rapport au travail est un sujet de fond qui aurait justifié que des discussions avec les partenaires sociaux soient ouvertes en amont de la réforme. Il y a bien sûr la question des salaires, des conditions de travail, de l’évolution des carrières, dont on voit dans les études que ce sont des sujets très importants. Mais la retraite reste un marqueur parce que les questions de pénibilité, de l’emploi des seniors n’ont pas été suffisamment abordées et que l’absence de réponses fortes inscrit l’idée d’une réforme injuste. On l’oublie, mais lors de la réforme Philippe en 2019, l’opinion trouvait l’idée d’une retraite à points moins injuste. Les salariés se disaient qu’ils avaient peut-être quelque chose à gagner. Là ils ont le sentiment qu’ils ont seulement quelque chose à perdre.

on voit que le débat sur les retraites a remis en pleine lumière l’argument selon lequel ceux qui sont « en haut » non seulement ne partagent pas notre vie, mais ne la connaissent pas

À cela, il faut ajouter une dimension qui n’est pas propre à Macron et frappe l’ensemble de la classe politique à des degrés différents. Dans les études, qualitatives notamment, on voit que le débat sur les retraites a remis en pleine lumière l’argument selon lequel ceux qui sont « en haut » non seulement ne partagent pas notre vie, mais ne la connaissent pas ; « ils ne savent pas ce que c’est de se coucher et de se lever avec le mal au dos », de « porter des charges lourdes ». Cette méconnaissance des conditions de travail a donné le sentiment que les politiques se sont définitivement éloignés de la vie des salariés. D’ailleurs ceux qui ont tourné le dos à Macron et à la réforme, ce sont les actifs. Et nous avons constaté quelque chose qu’on voit rarement sur des questions sociales : dans l’opposition à la réforme, la différence entre l’opposition des cadres et celles des classes moyennes ou des milieux populaires est assez faible. D’habitude, il y a 15 à 20 points d’écart entre les ouvriers et les cadres. Là, on a parfois 4,5 ou 7 points mais pas plus.  Donc finalement la réforme des retraites a créé un front du refus homogène chez les actifs.

Au-delà de la réforme elle-même, le contexte que notre société traverse a beaucoup joué. Les Français répètent depuis plusieurs mois dans les sondages et dans les caddies que leur préoccupation du quotidien c’est le pouvoir d’achat. Emmanuel Macron aurait pu, nous disent-ils, attendre 6 mois et qu’on ait passé le pic de l’inflation pour faire la réforme. Ils s’inquiètent aussi de ne pas pouvoir à l’avenir profiter de leur retraite sur un plan financier, la crainte du déclassement est forte. Et enfin, la préoccupation pour sa santé est très importante depuis le COVID qui nous a rappelé la vulnérabilité. Dans toutes les catégories sociales et toutes les classes d’âge, la santé et le bien-être s’affirment comme des essentiels. Chez beaucoup de nos concitoyens, l’allongement de l’âge légal est venu installer l’idée qu’on allait perdre deux ans de vie en bonne santé.

On ne parle pas assez des solutions

IN. : ce pessimisme est -il sans retour ?

B.S. : le pessimisme est une spécificité française. Mais quand on observe la société française on voit que malgré la lassitude, les peurs, elle n’est pas immobile. Il y a des changements profonds, sur l’environnement, l’alimentation, le rapport au travail. Chacun cherche à apporter des réponses dans son premier cercle familial, social, territorial. On le voit bien sur l’environnement, le discours de la fin du monde ne peut pas être la réponse. Le baromètre de la transformation écologique que nous avons fait pour Veolia montre bien que les Français, comme les citoyens du monde considèrent qu’on ne parle pas assez des solutions, et que le coût de l’inaction serait plus élevé que celui de l’action. Les citoyens attendent qu’on leur montre le « chemin praticable » pour réussir les transitions.

IN. :  alors en qui les Français ont-ils confiance ?

B.S. : pour restaurer la confiance, il faut recréer des conditions d’une écoute et d’un dialogue. La convention citoyenne sur l’écologie a moyennement marché, celle sur la fin de vie est plutôt une avancée. Mais si elles peuvent venir éclairer un débat, les conventions ne peuvent être une alternative aux modes de gouvernement. Il faut donc inventer des formes nouvelles d’écoute et sortir de l’idée des dialogues impossibles. Les politiques en ont besoin. Cela va légitimer leur action. Le vote, qui reste l’élément majeur de la démocratie, ne suffit plus à conforter durablement une légitimité démocratique.

Le regard sur l’entreprise s’est dédiabolisé, elle n’est plus le mal

Cela explique qu’aujourd’hui les Français (à 67%) font d’abord confiance aux citoyens eux-mêmes pour changer le monde dans lequel on vit (devant les soignants) et juste devant aux entreprises. Ils opposent le sentiment d’impuissance de l’action publique à la capacité de l’entreprise à pouvoir déployer des actions efficacement.

On voit bien que le pays a vécu deux grands conflits sociaux ou sociétaux, les gilets jaunes, la réforme des retraites et que l’entreprise n’a pas été au cœur de la colère. Les Français disent en quelque sorte aux entreprises : « vous avez été là pendant le Covid, montrez-nous que ce n’est pas une parenthèse », et cela fait monter le niveau d’exigence. Envers elles, trois attentes prioritaires émergent : le partage de la valeur, le bien-être au travail sur lequel l’entreprise, contrairement à ce qu’on dit, est plutôt bien créditée -3/4 des salariés considèrent que leur qualité de vie au travail est bonne – et puis la protection de l’environnement sur lequel les attentes demeurent fortes. Mais surtout le regard sur l’entreprise s’est dédiabolisé, elle n’est plus le mal, on la critique, on trouve qu’elle n’en fait pas assez parfois, mais on n’a plus de jugement idéologique sur elle et sur son modèle. C’est un vrai changement.

 

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