« La question des droits d’auteur sur les réseaux sociaux était vouée à l’échec dès le départ », Julien Féré (Onepoint/Celsa)
À l’occasion du lancement de la start-up Le Bon Moment à destination des créateurs de contenu, par Kyan Khojandi (Bref.) et Donatien Bozon, INfluencia a échangé avec Julien Féré, partner marketing communication Onepoint et professeur associé au Celsa. Spécialiste de la Creator Economy, il décrypte les mutations d’un secteur en pleine hybridation, entre logique média, création indépendante, technologie algorithmique et pressions réglementaires.
INfluencia : Kyan Khojandi et Donatien Bozon entendent créer un startup studio dédié aux créateurs. En quoi ce type de structure peut-il répondre aux besoins spécifiques de cette nouvelle génération d’entrepreneurs du contenu ?
Julien Féré : cette création de studio fonctionne un peu comme une régie. C’est un modèle qu’on connaît bien dans le monde des médias. Comme vous le savez, dans un média classique, que ce soit télé, presse, etc., tu as d’un côté la régie et de l’autre la création de contenu. Le Bon Moment, c’est exactement ça : une régie qui fédère l’ensemble des inventaires des créateurs de contenu. Ça présente plusieurs avantages. D’abord, ça permet de fédérer les audiences. Quand tu vas voir un client, une agence média ou un annonceur, tu ne lui proposes pas un influenceur, tu lui proposes de toucher des milliers ou des millions de personnes via tout un écosystème. Ensuite, ça permet de gérer la relation. Parce que quand tu es créateur de contenu, tu passes un temps fou à démarcher, à répondre à des propositions, à participer à des appels d’offres… qui ne sont pas toujours fructueux. Il y a une vraie économie du temps là-dedans. Et puis il y a l’administration : être créateur de contenu aujourd’hui, c’est gérer une entreprise. Ce type de studio permet de déléguer cette partie administrative et business. Du coup, les créateurs peuvent se recentrer sur leur cœur de métier — un peu comme des journalistes —, se concentrer sur le contenu, sur l’éditorial, pendant que le studio prend en charge la gestion autour.
IN. : pourquoi, selon vous, le secteur de la food & beverage a-t-il été choisi comme terrain d’expérimentation ? Qu’est-ce que cela dit des liens entre influence, désirabilité culturelle et consommation de masse ?
J.F. : ce qui est intéressant, c’est que jusqu’à maintenant les influenceurs ont été beaucoup sollicités dans la mode, l’automobile, des secteurs très “désirables”, où le produit est statutaire, à forte valeur d’image. La food & beverage, c’est autre chose. C’est ce qu’on appelle les PGC – pour Produits de Grande Consommation, ou FMCG – pour Fast Moving Consumer Goods, dans la langue de Sam Walton –. C’est ce que tu retrouves en supermarché… et ce sont des business de volume. Quand tu es Coca, Saint Hubert ou Harris, tu ne fais pas un petit deal avec un influenceur, tu cherches des campagnes à fort impact. Ce sont des marques qui communiquent massivement, en télé, en affichage, sur des médias très puissants. Donc tu as besoin d’un dispositif à grande échelle. Le studio permet ça : au lieu de faire trois petits deals à la main, tu démultiplies l’impact, tu industrialises ta production de contenu, tu gagnes en efficacité, et tu vises des indicateurs de vente ou de business. Ce n’est pas du branding abstrait, c’est de l’impact mesurable. Et dans ce cas-là, tu veux que la création de contenu soit à la fois qualitative et performante. Le studio devient un outil stratégique pour y parvenir.
IN. : que pensez-vous du modèle économique proposé par Le Bon Moment, basé sur la prise de parts et un pourcentage des revenus ? Est-ce un bon équilibre entre soutien et autonomie pour les créateurs ?
J.F. : ce modèle ressemble beaucoup à celui d’une agence média. Quand elle vend un plan télé, elle prend un pourcentage. Elle joue le rôle d’intermédiaire entre le client — qui veut de la visibilité — et un média qui produit du contenu. On est dans le même cas de figure. Ce pourcentage varie beaucoup. En télé, comme tu achètes de gros volumes, tu as des “fees” très réduits. En digital, c’est souvent plus élevé — 8 %, 10 %, parfois plus — parce que tu fais du ciblage plus fin, et donc le travail est plus important. Là, c’est pareil : plus le créateur a de l’audience, plus le studio peut vendre en volume, donc moins il prend de pourcentage. À l’inverse, plus tu travailles avec de petits créateurs, plus le travail est important — les placer, les accompagner — et donc plus les marges doivent être élevées. Il y a un effet de balance. Le rapport de force dépend de la puissance du créateur, et ça, je trouve que c’est sain.
IN. : des initiatives comme celles de Mister V ou FastGoodCuisine montrent la viabilité d’un modèle où le créateur devient une marque. À vos yeux, sommes-nous face à une nouvelle génération de “marques” ou dans une logique d’hybridation encore inédite ?
J.F. : pour moi, ce sont avant tout des marques médias. C’est assez proche de ce que je te disais au début. Tu as une audience, tu produis du contenu, tu le monétises, et tu dois composer avec une réglementation qui se rapproche de celle des médias. Par exemple, tu dois annoncer clairement quand tu fais de la publicité, tu dois séparer les espaces éditoriaux et les espaces sponsorisés. C’est exactement le fonctionnement d’un média. Très peu d’influenceurs ont un “produit” à vendre en propre. La majorité n’ont rien à vendre, à part leur image et leur contenu. Bien sûr, il y a quelques cas spécifiques : certains vendent du coaching, de la nutrition, parfois via OnlyFans. Mais globalement, ils se comportent comme des médias, avec une logique de diffusion massive, de monétisation indirecte.
IN : une étude mondiale publiée en 2024 par la CISAC estime que l’essor de l’IA générative pourrait faire perdre plus de 20% des revenus aux créateurs humains de musique et d’audiovisuel d’ici 2028. Voyez-vous l’IA générative principalement comme une menace pour les créateurs de contenu (risque de substitution, saturation de contenus automatisés) ou comme une opportunité (outil d’aide à la création, nouveaux formats) ?
J.F. : il y a un chapitre très intéressant dans notre ouvrage Les Dessous de la pub (Julien Féré est également co-directeur de la collection d’ouvrages Les Dessous de, NDLR) consacré aux bio-digitaux — ces influenceurs virtuels, totalement générés par IA. Ce sont des personnages numériques avec des followers, qui font de la publicité, du placement de produit (nous avons publié la semaine dernière un long sujet sur « l’Influence masquée », NDLR)… C’est un peu l’extrême logique de la création automatisée. À la fin, ce n’est même plus une personne derrière. C’est un canal purement publicitaire. Mais plus largement, je vois l’IA générative comme un levier qui démocratise la création. Elle abaisse les barrières techniques : aujourd’hui, tu peux faire du montage, écrire un script, créer une vidéo ou un visuel avec très peu de moyens. Résultat, le nombre de créateurs explose. Et ça, ça complexifie l’émergence. Pour une marque, ça signifie deux choses : soit tu identifies les talents qui ont une vraie singularité, avec des idées fortes, presque comme des directeurs artistiques ; soit tu vas vers de la micro-influence en masse. Dans ce cas-là, encore une fois, le modèle de studio a tout son sens. C’est trop compliqué de gérer 100 petits influenceurs en direct. Tu externalises cette gestion.
IN. : de nouvelles plateformes challengent les leaders établis en misant sur des conditions plus favorables aux créateurs. Par exemple, la plateforme de streaming Kick offre 95% des revenus des abonnements aux streamers et a attiré des stars avec des contrats record (l’étasunien xQc aurait ainsi signé pour 100 millions de dollars). Cette course à la « plateforme la plus généreuse » peut-elle transformer en profondeur l’écosystème ?
J.F. : d’un point de vue extérieur, c’est le signe que le secteur est en pleine explosion. Il y a un vrai engouement des audiences, un intérêt des annonceurs, une multiplication des créateurs. On est dans un moment d’effervescence — un peu comme ce qu’on a connu dans la publicité ou les médias à certaines époques. Mais ce genre de fourmillement ne dure jamais : derrière, il y a souvent une phase de consolidation. Les gros mangent les petits. On cherche des effets d’échelle. On a vu ça dans d’autres secteurs : la livraison à domicile, les plateformes de streaming, même la pub. Au début, tu as des modèles généreux mais pas toujours rentables. Puis les investisseurs réclament des comptes. Et le marché se stabilise.
IN. : depuis l’entrée en vigueur du Digital Services Act en 2024, les grands réseaux sociaux doivent proposer aux utilisateurs une alternative aux algorithmes de recommandation, par exemple un fil chronologique sans personnalisation. Comment ce phénomène va-t-il impacter la visibilité des créateurs ?
J.F. : ce que je trouve fascinant avec les plateformes, c’est qu’on est dans une sorte de Far West algorithmique. Les règles changent tout le temps. Les plateformes cherchent à créer de nouveaux intérêts, à renouveler les formats, pendant que les créateurs tentent de contourner les limites, d’optimiser leur visibilité. C’est un jeu du chat et de la souris. Et c’est ce qui rend le secteur hyper créatif. Parce que tout évolue très vite. Il y a peu d’usure des formats, justement parce qu’on est en mouvement permanent. Ce n’est pas un système stable — ni pour les plateformes, ni pour les créateurs, ni pour les régulateurs.
IN. : on observe une évolution dans la manière de monétiser : la part des revenus issus du sponsoring de marques a diminué (selon une étude, –14% en un an) au profit d’autres sources comme le partage de revenus sur les plateformes (publicités, vues) ou les abonnements payants des fans. Ce changement traduit-il, selon vous, une volonté des créateurs de gagner en indépendance vis-à-vis des annonceurs et de monétiser plus directement leur communauté ?
J.F. : il faut prendre un peu de recul. Globalement, les budgets com’ sont plutôt stables voire en légère baisse, en France comme ailleurs. Et les canaux de diffusion se sont démultipliés. Aujourd’hui, un directeur marketing doit faire des choix entre énormément de leviers. Donc tu peux avoir deux logiques : soit tu saupoudres ton budget sur un maximum de canaux, soit tu fais des arbitrages clairs. Et dans ce cas, le partenariat avec des créateurs peut être très pertinent, surtout si tu peux mesurer ton ROI. Avec un code promo, un lien tracké, tu sais ce que tu récupères. C’est plus rassurant que du sponsoring traditionnel, dont l’impact est parfois flou.
IN. : des initiatives portées par des créateurs rencontrent un succès public massif, rivalisant parfois avec les productions traditionnelles. On l’a vu avec des événements comme le GP Explorer 2, une course automobile entre youtubeurs qui a battu le record d’audience en direct sur Twitch en France avec plus de 1,3 million de spectateurs simultanés, ou encore le marathon caritatif ZEvent qui a levé plus de 10 millions d’euros en 2024. Peut-on parler d’un nouveau modèle de culture mainstream ?
J.F. : je ne crois pas à une séparation nette entre anciens et nouveaux médias. Ce que je vois, c’est une hybridation. L’exemple parfait, c’est HugoDécrypte qui passe sur France 2. C’est un créateur qui est devenu une marque média, capable de circuler entre les formats et les plateformes. Et c’est dans les deux sens : les médias traditionnels s’inspirent de la culture créateur, et inversement. Les événements en live sur Twitch, par exemple, reprennent clairement les codes télé. Et à l’inverse, certains programmes télé sont enrichis par la participation d’influenceurs, de réactions sur Twitter ou ailleurs. Ce sont des logiques de complémentarité.
IN. : cette hybridation touche aussi les formats : de la vidéo courte façon TikTok aux longs podcasts en passant par les streams Twitch, sans oublier le retour de l’audio (podcasts) et les stories éphémères… Comment analysez-vous l’évolution récente des formats privilégiés par les créateurs et les attentes de leur audience ?
J.F. : il y a beaucoup à dire. D’abord, les créateurs sont une vraie source d’inspiration pour les médias, sur les formats comme sur les sujets. Ils explorent des terrains que les journalistes ou les marques n’ont pas encore investis. Et comme ils évoluent dans un environnement ultra concurrentiel, ils innovent constamment. Cela dit, je suis un peu sceptique sur la mode du format long, notamment les podcasts filmés. C’est cher à produire, les taux de complétion sont faibles, et les modèles économiques restent fragiles. Le format est inspiré du podcast audio, mais l’économie derrière n’est pas toujours viable. Et parfois, on traite un sujet en vingt minutes alors que huit suffiraient. C’est une tension permanente entre qualité, durée, attention et coût.
IN : La régulation rattrape l’économie des créateurs. En France, une loi de juin 2023 (complétée par une ordonnance fin 2024) encadre strictement l’activité d’influence commerciale, avec des obligations de transparence et des interdictions de promotion pour certains produits sensibles. Quelle est votre opinion sur ce cadre légal qui se développe – encore – ?
J.F. : le sujet est un peu derrière nous, honnêtement. À partir du moment où tu considères que les créateurs sont des médias, ils doivent être encadrés comme tels. C’est une question d’équité dans l’écosystème. Après, la compréhension des logiques publicitaires par le grand public reste limitée. Les gens mélangent souvent contenu éditorial et contenu sponsorisé. Parfois, ils ne voient même pas que c’est une pub. Il y a une forme d’amalgame. Et je pense qu’au fond, ça dérange peu. Ce que les gens achètent, c’est l’image globale du créateur, même s’il fait du contenu sponsorisé.
IN. : Le droit d’auteur représente un autre enjeu pour les créateurs de contenu. D’un côté, leurs propres œuvres peuvent être copiées ou réutilisées sans compensation (avec par exemple le phénomène du freebooting où une vidéo est republiée ailleurs sans autorisation) et de l’autre, il faut le rappeler, beaucoup de créations en ligne se nourrissent de remix, de parodie, de détournement d’extraits existants qui sont bien souvent sous copyright. Estimez-vous que la législation actuelle est adaptée à cet équilibre précaire entre protection et création transformative ?
J.F. : pour être franc, je pense que la question des droits d’auteurs sur les réseaux sociaux était, dès le départ, vouée à échouer. Les réseaux sociaux ont toujours fonctionné sur une logique de diffusion gratuite, incontrôlée. Le droit d’auteur, dans cet environnement, est impossible à faire respecter sans intervention extérieure. Les plateformes ne vont pas s’autoréguler. Leur modèle économique est trop rentable pour qu’elles le remettent en cause. Il faudrait une intervention forte, probablement au niveau européen. Sinon, rien ne changera.
IN. : la modération des contenus et la brand safety reposent de plus en plus sur des systèmes automatisés, ce qui peut entrer en collision avec les intérêts des créateurs. Quoi qu’il arrive ils « brillent » toujours par leur opacité… Concernant la démonétisation ou le déréférencement algorithmique, peut-on espérer une gouvernance plus transparente à l’avenir ?
J.F. : on peut l’espérer, mais soyons réalistes. Les plateformes sont des entreprises privées, pas des institutions publiques. Elles poursuivent leurs intérêts. Et tant qu’il n’y a pas de pression réglementaire, elles n’ont aucun intérêt à ouvrir la boîte noire. Ce sont des entités globales, souvent américaines ou chinoises. La géopolitique joue. La transparence n’est pas dans leur ADN. Et je ne suis pas certain que les États aient aujourd’hui les moyens ou la volonté de s’attaquer à ces sujets en profondeur.