Mon expérience estivale de médiavore, entre la France et les Etats-Unis, n’est pas rassurante sur la capacité des médias d’information à se hisser à la hauteur des enjeux démocratiques actuels.
J’ai toujours la même attitude, sur Superception, à l’égard des salles de rédaction : le journalisme n’est pas un métier comme les autres, ce que rappelle sa dénomination de Quatrième pouvoir. Son offre ne peut pas simplement être régie par des impératifs de marché. Il exerce un rôle majeur en matière de salubrité démocratique et républicaine. Pour autant, les organes d’information veulent être vus et écoutés, sous peine d’être excessivement élitistes et donc inutiles. Aussi la demande de journalisme a-t-elle un impact majeur sur la manière dont ce métier-sacerdoce est accompli. Nous n’avons que la presse que nous méritons.
En définitive, le point d’équilibre de l’offre et la demande en matière d’information médiatique devrait résider dans l’éthique de responsabilité des journalistes qui devrait les motiver à tirer leurs publics vers le haut plutôt que vers le bas. C’est l’élément commun du journalisme avec les autres marchés : l’offre influence la demande. Malheureusement, il faut bien s’en remettre au diagnostic que fait régulièrement Jon Stewart : “il y a de plus en plus de couverture médiatique et de moins en moins d’informations, et c’est ce qui s’est passé tout au long de ma vie. La couverture augmente, les informations diminuent“.
Ce que j’ai observé cet été des deux côtés de l’Atlantique a tristement confirmé ces tendances.
Prenons quelques exemples glanés au fil des semaines :
- Rappelons pour commencer que la presse américaine fut incapable d’enquêter suffisamment sérieusement pour alerter le pays sur l’état cognitif de Joe Biden, peut-être en partie d’ailleurs pour ne pas favoriser Donald Trump. Le paradoxe est que son absence de due diligence à l’égard du Président démocrate finit par desservir celui-ci car le choc fut immense quand son véritable état fut révélé au monde lors du débat du 27 juin dernier.
- Début août, Donald Trump félicita Vladimir Poutine “pour avoir de nouveau conclu un excellent deal“. Il parlait de l’échange réalisé entre plusieurs puissances occidentales et la Russie afin d’obtenir la libération de prisonniers politiques russes et d’otages, au premier rang desquels le journaliste américain Evan Gershkovich, encagés par le dirigeant russe pour parvenir à ce genre de transactions lui permettant de récupérer ses tueurs et ses espions. Croyez-vous que cette déclaration répugnante créât une commotion dans les médias américains et fût relayée à l’aune de ce qu’elle signale sur le candidat républicain à la Maison-Blanche ? Que nenni. Elle fut, à de rares exceptions près, ignorée. La moindre information sans intérêt, mais ayant le seul mérite d’être quelque peu sensationnaliste, est commentée des heures durant. En revanche, les informations qui devraient faire sensation, s’il s’agit de veiller à la préservation de la démocratie et la république américaines, passent inaperçues.
- Un autre exemple, plus grave encore : lorsque Donald Trump déclara que “vous devez sortir et voter, juste cette fois. […] Vous n’aurez plus à le faire. Dans quatre ans, tout sera réglé, tout ira bien. Vous n’aurez plus à voter“, les médias américains ne réagirent pas plus que cela. C’est d’ailleurs un sujet global, dont j’ai déjà eu l’occasion de vous entretenir sur le blog et dans la newsletter Superception : Donald Trump est totalement normalisé par les médias américains qui, probablement dépassés par le nombre de ses mensonges, de ses dérapages antidémocratiques et antirépublicains et de ses traîtrises à l’intérêt national, ne les relèvent même plus.
- Une autre mécanique favorable à l’apprenti-dictateur a trait à la différence de traitement saisissante entre les Démocrates et les Républicains par les médias américains, comme en témoigne leur couverture du piratage d’emails de la campagne de Donald Trump. Pour mémoire, en 2016, lorsque la messagerie de John Podesta, dirigeant de la campagne d’Hillary Clinton, fut piratée par la Russie (encouragée publiquement par Donald Trump) et que ses emails furent fournis à WikiLeaks, qui s’empressa de les publier, les organes d’information se jetèrent sur leurs contenus dont ils abreuvèrent les électeurs américains sans relâche. Cette fois-ci, les trois groupes de presse approchés pour avoir accès aux emails de la campagne de Donald Trump (Politico, The New York Times et The Washington Post) ont refusé de les publier. Et, bien sûr, WikiLeaks n’est pas intéressé par leur diffusion car celle-ci ne servirait pas sa croisade anti-américaine. Entendons-nous bien, la réaction des trois médias précités est la bonne. C’est celle de tous les médias américains il y a huit ans qui était injustifiée, mais qui leur était peu ou prou imposée par la diffusion des emails de John Podesta par WikiLeaks.
- La faiblesse à l’égard de Donald Trump ne s’exprime pas uniquement dans l’absence de reprise de ces déclarations les plus alarmantes. Elle passe aussi par la reprise de ses éléments de langage contre l’évidence des faits. Ainsi de cet article du New York Times, un autre vénérable quotidien américain, qui nous explique benoîtement, y compris dans son titre, que le candidat républicain a donné son accord à un débat avec Kamala Harris sur Fox News, chaîne de propagande à son service, alors que la réalité est qu’il agissait d’une diversion pour occulter le fait qu’il venait de refuser un débat avec son opposante démocrate sur ABC, chaîne “neutre“. Le quotidien new yorkais est tombé dans son grossier piège de communication. Il a d’ailleurs aussi, et toujours trop tardivement, corrigé son titre et son article pour refléter la réalité. Et Donald Trump a consenti au débat sur ABC il y a quelques jours.
- Un autre phénomène qui m’a frappé aux Etats-Unis est la dégradation de CNN qui n’est d’ailleurs pas nouvelle. Elle procède notamment du recours croissant, pour commenter l’actualité, à des anciens opérateurs (stratèges, communicants…) de campagnes des deux camps, en lieu et place d’éditorialistes ou d’experts en sciences politiques. Pour quelques commentateurs, au premier rang desquels David Axelrod, ancien stratège en chef de Barack Obama, qui accomplissent leur mission avec professionnalisme (jusqu’à s’attirer régulièrement les foudres d’une partie de son camp), nous devons endurer d’innombrables machines humaines à réciter des éléments de langage dont on connaît à l’avance la teneur. Il n’est aucune trace d’honnêteté intellectuelle ni d’analyse enrichissante dans leurs remarques. Le pire de tous, dans cet exercice, est le républicain Scott Jennings, dont j’ai du mal à comprendre la valeur ajoutée, hormis donner un brevet d’objectivité à la chaîne en lui permettant de présenter à l’antenne un soutien de Donald Trump. Mais il s’agit naturellement d’une fausse objectivité qui, en creux, reflète un autre problème du journalisme actuel : mettre au même rang les partisans et adversaires du racisme ou d’autres enjeux vitaux, comme si ces positions se valaient.
- En France, nous avons eu le droit à cette merveille, si j’ose dire, de France Info qui relève de l’hérésie que j’avais dénoncée par anticipation à propos de la supposée élection de Vladimir Poutine : si Hugo Chavez a été réélu Président du Venezuela, j’exige qu’on me décerne sans attendre la médaille Fields de mathématiques. Je suis en effet aussi qualifié pour obtenir celle-ci qu’Hugo Chavez pour être gratifié d’une quelconque légitimité démocratique.
- L’Agence France presse alla beaucoup plus loin dans l’ignominie en écrivant que la guerre entre le Hamas et Israël avait été déclenchée, le 7 octobre, par l’Etat victime des premiers progroms depuis la Shoah et non par l’organisation terroriste coupable de ces abominations, formulation reprise sans sourciller par plusieurs médias français (source). Faut-il parler ici d’antisémitisme inconscient ?
- Quant au Monde, il nous apprit, le week-end dernier, que les mariages forcés de jeunes filles mineures, dès l’âge de douze ans, au Pakistan sont justifiés par le dérèglement climatique. Mais quid du dérèglement journalistique ? Légitimerait-il le mariage forcé des enfants des salariés du quotidien ?
Je ne suis pas le seul à m’inquiéter pour la démocratie. Plus d’une trentaine d’organisations de défense des droits civiques et de journalisme ont adressé une lettre aux dirigeants des médias américains pour leur demander de “rendre compte avec exactitude et sans complaisance des élections américaines, de l’état de notre démocratie et des droits civiques“ et leur soumettre six meilleures pratiques éditoriales dans cette optique.
Encore une fois, tout écrasante qu’elle soit, la responsabilité des journalistes n’est pas exclusive. Leurs publics ne les aident pas car ils sont davantage à la recherche du spectacle que du raisonnable – l’information est envisagée comme un divertissement parmi d’autres – et de l’affirmation (de leurs convictions) plutôt que de l’information. À ce dernier égard, une recherche publiée cet été par une équipe universitaire américaine révèle que les citoyens font généralement confiance aux journalistes lorsqu’ils confirment la véracité d’affirmations d’acteurs de l’actualité, mais qu’ils se méfient davantage d’eux lorsqu’ils corrigent de fausses affirmations. Cette recherche met en exergue un problème existentiel pour nos démocraties, étant donné le niveau et le volume de désinformations auxquels nous sommes aujourd’hui confrontés. Ils sont certes beaucoup plus élevés aux Etats-Unis qu’en France, mais, même dans notre pays, beaucoup de dirigeants politiques jouent avec le feu d’affirmations exagérées, manipulatrices ou franchement mensongères, y compris dans le récent et affligeant épisode de la nomination du Premier ministre.
Je vous laisse en vous donnant à méditer le classement établi par Reporters sans frontières des pays de la planète en matière de liberté de la presse. Il serait peut-être temps de s’interroger sur les recettes des pays du nord de l’Europe avant que notre écart avec eux ne devienne impossible à combler.