Jusqu’où peut aller Kick, la plateforme sulfureuse du streaming ?
La diffusion en direct de l’agonie du streamer « Jean Pormanove » sur Kick a bouleversé spectateurs et autorités. Longtemps présentée comme l’anti-Twitch, la plateforme a prospéré sur un modèle permissif qui atteint aujourd’hui ses limites. Ce drame signe-t-il l’heure des comptes pour un écosystème qui s’est cru hors de tout contrôle ?
D’une ambition démesurée à une modération minimaliste, la plateforme de streaming Kick se retrouve aujourd’hui au cœur d’une enquête judiciaire et d’un débat sur la responsabilité des plateformes face aux contenus extrêmes. Le point de départ de cette tempête, vous le connaissez déjà surement : le 18 août dernier, un spectacle insoutenable s’est déroulé sous les yeux des spectateurs alors que le streamer français Raphaël Graven – alias « Jean Pormanove » – mourrait en plein direct sur sa proche chaîne après des jours de violences et d’humiliations infligées par ses comparses.
D’après Le HuffPost, ses brutes étaient deux autres streamers surnommés Naruto et Coudoux (aussi appelé Safine), tous les deux coupables de lui infliger des actes d’humiliation physique et psychologique pour divertir un public en ligne. Le tout alimenté par les dons du public, bien évidemment… « La mort de Jean Pormanove et les violences qu’il a subies relèvent d’une horreur absolue », a réagi la ministre du Numérique Clara Chappaz quelques heures après l’annonce de la mort de Jean Pormanove, qui a saisi dans la foulée le régulateur Arcom. Une enquête judiciaire a alors été ouverte et Kick a décidé de bannir tous les participants à ce live en attendant les conclusions.
Kick : l’anti-Twitch aux ambitions démesurées
Kick n’est pas née de nulle part : la plateforme a été fondée fin 2022 par les Australiens Bijan Tehrani et Ed Craven, déjà connus pour avoir créé le géant du casino en ligne Stake.com et le studio de jeux Easygo. Tehrani, entrepreneur à l’origine de plusieurs succès dans le secteur des crypto-jeux, a apporté l’ossature technologique et financière du projet. Craven, lui, s’est imposé comme le visage public et médiatique de cette aventure, devenant l’un des plus jeunes milliardaires d’Australie. Ce double ancrage – entre l’univers du jeu d’argent et celui du streaming – éclaire la stratégie de Kick, dont l’ADN mêle divertissement, paris et promesse de revenus inédits pour les créateurs.
La plateforme attire ainsi les créateurs avec des conditions financières imbattables… et une liberté de ton quasi totale. Kick promet aux streamers 95 % des revenus de leurs chaînes – contre 50 % environ sur Twitch et n’hésite pas à offrir des contrats mirobolants à quelques gros noms du milieu, comme par exemple les 100 millions de dollars versés au géant étasunien xQc pour le signer en exclusivité en 2023. Au-delà de la manne financière, Kick s’est également posée en sanctuaire pour les créateurs bannis ou censurés ailleurs. La plateforme tolère des contenus interdits sur ses rivales : diffusion de jeux d’argent en ligne, streams à caractère sexuel explicite ou cascades dangereuses – tout ce qui fait son image de “Far West” du streaming.
« Nous valorisons le dialogue constructif plutôt que les réactions impulsives liées à la cancel culture », proclament ses règles communautaires, tout en admettant que le ton peut y devenir « houleux ». Kick s’est ainsi fait un nom en accueillant des bannis de Twitch comme la star américaine Amouranth, sanctionnée pour du contenu jugé trop suggestif, ou le provocateur Adin Ross, connu pour ses frasques misogynes et homophobes. Pour Ed Craven et ses partenaires, cette image “no limit” est un argument marketing : elle attire un public avide de sensations fortes et des streamers prêts à repousser les limites – au risque d’exploser les bornes.
La loi rattrape le Far West du numérique
Cette politique permissive a très vite montré ses travers. En l’espace de deux ans, Kick a été le théâtre de multiples dérapages spectaculaires. En septembre 2023, le streameur Ice Poseidon a séquestré une femme en direct, sous l’œil goguenard d’un dirigeant de Kick. En un an, plusieurs autres streameurs ont été bannis pour avoir mis en scène des actes dangereux ou humiliants en direct. Quant à Adin Ross, fer de lance de Kick, il a même diffusé du contenu pornographique à son jeune public sans être inquiété.
En France, la plateforme elle-même fait l’objet d’une enquête pour “manquement” : la justice cherche à vérifier si Kick a sciemment permis la diffusion de ces violences et omis de la signaler. En France, une loi votée en juin 2025 érige justement le fait de permettre la diffusion d’image violente en délit, passible de 10 ans de prison et 1 million d’euros d’amende. La direction de Kick, elle, rejette toute faute. Ce vendredi 29 aout, dans un communiqué acerbe, la société s’est dite « déçue d’apprendre que les médias ont été informés des démarches de la ministre avant Kick », et accuse Paris de « tirer parti d’une perte individuelle tragique ». Mais en Europe, le nouveau Digital Services Act (DSA) renforce la responsabilisation des grands réseaux : en cas de manquements graves, des amendes pouvant aller jusqu’à 6 % du chiffre d’affaires mondial sont prévues.
Dès décembre 2024, Mediapart dénonçait un « business de la maltraitance en ligne » sur la chaîne « Jeanpormanove », révélant des sévices physiques et psychologiques répétés, orchestrés en direct sur Kick. Cette enquête avait déclenché les premières réactions du parquet de Nice. Huit mois plus tard, le 25 août 2025, et à la suite de nouvelles révélations du même journal, le parquet de Paris ouvrait une troisième enquête préliminaire, cette fois visant directement Kick pour « fourniture en bande organisée de plateforme en ligne illicite ». Mediapart révélait également que les forces de l’ordre et Pharos avaient reçu 80 signalements au sujet de la chaîne, et que des gendarmes s’étaient déplacés cinq fois sur le lieu du tournage avant le drame, sans que des mesures effectives soient prises.
Fascination morbide et naufrage éthique en direct
Avant que la mort de Jean Pormanove ne provoque une réaction en chaîne, Kick avait jusqu’ici évolué dans une zone grise juridique qui l’a largement protégée. Basée en Australie, adossée au géant du casino crypto Stake.com immatriculé à Curaçao, la plateforme pouvait se retrancher derrière le statut d’« hébergeur » : tant qu’elle supprimait les contenus signalés a posteriori, sa responsabilité directe ne pouvait être engagée. Ce flou a longtemps paralysé les autorités françaises, d’autant que Kick n’a ni siège ni représentant légal sur le territoire.
Au-delà des procédures et des lois, le drame de la chaîne « Jean Pormanove » jette une lumière crue sur un phénomène de société : la dérive voyeuriste et l’attrait pour la violence en ligne. Des milliers d’internautes ont regardé, commenté et financé la lente descente aux enfers d’un homme. « C’est de la maltraitance érigée en spectacle qui a tourné au drame », analyse le psychologue Vincent Joly dans l’article du HuffPost cité plus haut. Toujours dans ce papier, la psychiatre Christine Barois évoque une « fascination pour la violence » chez les plus jeunes, liée au besoin de dompter la part violente en soi : « Voir quelqu’un de ‘fort’ frapper quelqu’un de ‘faible’, c’est s’approprier la force du bourreau » explique-t-elle. À force d’exposition, ce contenu extrême finit par banaliser la violence et désensibiliser le public.
Cette normalisation du pire s’accompagne d’un inquiétant effet de masse. In fine, des milliers de spectateurs ont assisté passivement à l’agonie du streamer sans qu’aucun n’intervienne – un cas d’école de l’« effet du témoin ». Comme le souligne Vincent Joly, « à différents degrés, ces questions ont déjà été posées à la télévision ou à la radio… Où place-t-on la moquerie ? L’amusement ? Qu’est-ce qui sort du cadre du jeu et met les gens en danger ? C’est au législateur de trancher, et sur ces nouvelles plateformes, le législateur est en retard ».