27 novembre 2023

Temps de lecture : 3 min

Intelligence sociale : les architectures invisibles

L’intelligence qui permet de donner du sens, de créer du commun et faire émerger des récits partagés, n’est pas encore artificielle. C’est même parce qu’elle est profondément humaine et sociale qu’elle invite à d’irremplaçables expériences. Un article du sociologue Stéphane Hugon à retrouver dans la revue 44 d’INfluencia.

Un petit conflit a fait irruption dans notre imaginaire. A la faveur de l’arrivée de l’intelligence artificielle (IA) dans notre vie quotidienne, immédiatement s’est imposée la question de la définition même de l’intelligence : en est-ce, ou n’en est-ce pas vraiment ? Quelle place prendrait cette artificialité, au regard d’autres intelligences, celle du vivant, celle du collectif, la nôtre… Si un vieil ordinateur a déjà pu battre un champion d’échec il y a trente ans, l’IA serait-elle notre seconde blessure narcissique ? Ceci nécessite de redéfinir la notion, et par là-même, peut-être, faire acte d’intelligence.

 

L’intelligence est un vagabondage, peut-être une disposition de l’esprit et, espérons-le, une curiosité.

 

L’étymologie inter legere définit une capacité par laquelle le sens jaillit dans le rapprochement, la combinaison de différents éléments — textes, formes, bribes de code, images. L’intelligence est ainsi un travail de tissage, un montage, un ouvrage. Ce qui suppose une attention au contexte, une écoute du monde, voire une générosité et une patience d’observation et de collecte. Tracer des lignes et des ensembles, ouvrir des sentiers, composer un récit. L’intelligence est un vagabondage, peut-être une disposition de l’esprit et, espérons-le, une curiosité. 

Et pourtant, une certaine présentation de l’intelligence artificielle conduit à penser que l’outil apporte une capacité individuelle, une immédiateté. On se passe de lire, d’observer, de dessiner, la boîte noire s’en occupe et augmente notre pouvoir de production, de décision, peut-être de création. L’IA est une machine à générer rapidement un contenu. Fascinante efficacité. En ce sens, elle ne déroge pas de tout un imaginaire occidental qui s’accomplit dans le fait de produire. Faire exister quelque chose là où il n’y avait rien. Les psychanalystes ont largement commenté le plaisir qu’il résulte de ce genre d’offrande.

Partager du sens commun

Or, est-ce bien cela l’intelligence ? Car nous avons dit qu’elle se définit dans la capacité à faire lien, à relier, à assembler des choses préalablement existantes. Une sorte de mix. Et si les outils d’IA consistent à créer des petites productions et dépossèdent l’homme du geste de l’emprunt, de la citation et de la référence consciente mobilisée dans un patrimoine collectif, alors l’IA passe à côté d’un élément fondamental de la culture populaire. Une collection, fût-elle élégante, de petites choses produites à une échelle industrielle et en un clic ne mérite peut-être déjà plus le nom d’intelligence.

Car le brassage des images et des textes est ce qui alimente et conforte très justement l’imaginaire social. Si l’on délègue cette fonction — et le plaisir qui lui est associé — comme un simple calcul, on abdique alors du pouvoir de célébrer, raviver, revisiter le patrimoine immatériel commun, et qui nous permet d’éprouver le plaisir de sa compréhension. Or, ce qui fait société, équipe, public, c’est très justement la capacité de partager, souvent implicitement, comme un sens commun, un ensemble de références qui font valeurs, sous-couche, entendement, et souvent de manière non-dite. Du plus subtil impératif catégorique kantien, jusqu’à l’inépuisable tirade du gilet dans le Père Noël est une ordure, tout cela sert de ciment social.

 

Chacun de nous est désormais capable de faire intelligence, faire public, grâce à une utilisation généreuse des outils

 

Nous parlons ici d’un bagage mémoriel, et ce fonds est socialisant dans la mesure où il donne une cohésion collective forte, une complicité avec d’autres. Et qui fera de notre vie une expérience sociale. L’intelligence dont on a besoin ici est celle qui occasionne un parcours, une lenteur, et pas seulement un contenu ni un résultat. Une société, si fragilisée aujourd’hui, se construit et se renforce par le fait de se poser les mêmes questions au même moment, de célébrer une culture commune, et d’en éprouver une cohésion, une resynchronisation. Cette émotion est extrêmement puissante. Elle est efficace dans sa capacité à resserrer les publics les uns avec les autres, et de susciter le sentiment de participation et d’adhésion. Elle lutte contre l’absurdité et elle conforte l’autorité du conteur de l’œuvre partagée.

Parmi les différents outils désormais disponibles pour produire des récits, il nous faudra donc faire un choix. L’IA sera vertueuse si elle permet de faire lien avec les autres intelligences et de proposer une expérience sociale par la référence et la mise en récit. Dans une société comme la nôtre, en risque de fragmentation, saturée de stimulation et en crise de l’attention, la seule rhétorique ne suffit plus. Une grande légitimité incombera à celui qui sera capable de faire entrer les publics en résonance avec leur époque, et en symbiose collective. Chacun de nous est désormais capable de faire intelligence, faire public, grâce à une utilisation généreuse des outils, anciens et modernes, mais qui ont tous comme enjeu de ne pas céder au sophisme et d’offrir une véritable expérience relationnelle.

 

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