Sociologue et essayiste, Rodolphe Christin a consacré plusieurs livres à notre passion inconsidérée et parfois irraisonnée pour les voyages. Son dernier ouvrage, intitulé « La vraie vie est ici. Voyager encore ? » aux éditions Ecosociété détaille les ravages du tourisme et les effets délétères de son industrie. La pandémie qui s’est développée à une vitesse incroyable grâce notamment aux mouvements de population aurait pu nous persuader de limiter nos déplacements à l’étranger. Mais les bonnes intentions du premier confinement ont été vite oubliées. Notre amour des voyages semble être le plus fort. Pour le meilleur et pour le pire…
Rodolphe Christin : aucunement. Ce phénomène n’a rien de surprenant car le voyage et les déplacements d’agrément sont devenus une pratique désirable et désirée par la plupart d’entre nous. La pandémie a remis en cause une chose qui nous semblait acquise à savoir la capacité d’aller et venir où nous voulons en fonction de nos désirs et de nos moyens. Cet arrêt brutal a été un choc pour les professionnels du tourisme mais aussi pour leurs clients qui considéraient leurs déplacements en vacances comme un impératif pour leur bien-vivre et une forme de représentation du bonheur. Pour eux, tout s’est effondré en quelques jours et ils ressentent aujourd’hui un vide existentiel car ils ne voient pas le bout de cette crise.
R.C. : l’importance des voyages est le fruit d’un long processus historique. Au début, seuls les aristocrates voyageaient. La bourgeoisie qui s’est développée lors de la révolution industrielle a ensuite suivi leur exemple. Avec l’arrivée de la société de consommation, cette pratique s’est répandue auprès de la classe moyenne. Le tourisme n’a jamais été réellement égalitaire car il est lié aux niveaux de revenus des personnes mais le désir de voyager s’est répandu dans toutes les couches de la société.
R.C. : le salariat est devenu acceptable grâce aux congés payés. Avec le déploiement de la société de consommation, ces derniers ont permis à de plus en plus de gens dans les pays riches de faire du tourisme. Cette pratique est réservée aux plus aisés dans les nations pauvres, à ceux qui ont accédé aux standards du mode de vie occidental. Le tourisme reste en effet une histoire d’argent. Car si 80% des cadres partent en vacances, cette proportion ne dépasse pas les 46% chez les ouvriers. En bref, pour voyager par plaisir, il faut en avoir les moyens.
R.C. : sans aucun doute. Un équilibre existentiel et psychique s’est créé entre le temps professionnel qui nous permet de gagner de l’argent et le temps des loisirs durant lequel on cherche à se ressourcer en faisant des activités qui nous font plaisir. Le tourisme nous aide à tenir le coup et à nous échapper, en apparence, des contraintes du monde productiviste dans lequel nous vivons. Derrière le désir de parcourir le monde, pour rejoindre des lieux spécialement organisés pour nos séjours, apparait le symptôme de l’invivabilité croissante de notre société. S'il est nécessaire de partir loin pour se reposer, cela peut vouloir dire que notre vie quotidienne est devenue insupportable. Le tourisme est une activité de consolation après le temps du labeur et des obligations de toutes sortes. Pourtant le tourisme est lui aussi devenu, par conformisme, une sorte d'obligation.
R.C. : tout le processus de développement du tourisme repose sur la capacité d’aller de plus en plus loin dans un temps de plus en plus réduit, dans des conditions de sécurité physique et psychologique optimales. Dans le passé, les voyageurs savaient quand ils partaient mais ils n’étaient pas sûrs de leur date de retour, ni de ce qu'ils allaient rencontrer sur la route. Les moyens de déplacement et les infrastructures qui ont été développés dans le monde entier ont permis de faciliter la vie des touristes, de sécuriser les séjours et les déplacements, d'éviter fatigue et désagréments. N'oublions pas la sécurité sanitaire : vaccins et traitements font aussi partie de la préparation au voyage. La pandémie a rebattu les cartes en rappelant que le monde peut s'avérer dangereux. Le secteur touristique n'est pas apte au danger. Il exige de la sécurité.
R.C. : en effet. Le fait de ne pas pouvoir voyager à renvoyé les gens à leur quotidienneté. La période actuelle devrait nous amener à nous interroger sur notre qualité de vie et à réfléchir sur les moyens d’améliorer notre quotidien. Certains l’ont fait en partant pour s’installer dans des lieux plus agréables. D’autres ont même décidé de vivre dans les lieux où ils avaient l’habitude de passer leurs vacances. Tout cela n'est cependant pas qu'une question de cadre de vie, il faut réfléchir aux contenus de l'existence. La pandémie devrait nous conduire à réfléchir à la question des contenus et des finalités de l'existence, de manière à éviter de perpétuer la crise globale que nous traversons.
R.C. : le tourisme a en effet largement contribué à la transformation des territoires. L’idée d’accueillir toujours plus de visiteurs a créé des phénomènes de saturation touristique. Le coût de la vie et les prix de l’immobilier sont devenus trop élevés pour les locaux et dans certains lieux, les touristes ne rencontrent plus que des touristes car tous les habitants sont partis. L'industrie touristique alimente la crise environnementale mondiale à bien des égards.
R.C. : il est aujourd’hui difficile d’avoir une vision claire de ce qui va se passer. De fait l'industrie est à l'arrêt. Le changement qui s'opère se fait dans la douleur, par la contrainte économique et la réduction des capacités de transport et d'accueil. Des hôtels et des restaurants vont faire faillite et les infrastructures touristiques qui survivront pourraient ne plus être suffisantes pour accueillir autant de visiteurs qu'auparavant. Les inégalités pourront se durcir si la demande devient supérieure à l'offre. Mais l'appauvrissement de la population risque aussi de réduire la clientèle. Nous ne sommes pas dans un changement de civilisation, pour l'instant nous sommes dans une crise de civilisation qui affecte un mode de vie.
R.C. : Je souhaiterai que la crise actuelle provoque une réflexion de fond sur la vulnérabilité de l’industrie touristique. L’organisation mondiale du tourisme prévoyait avant l’arrivée du Covid-19 une hausse annuelle de 6% à 8% du tourisme pour les prochaines années mais la pandémie a tout arrêté. Cette maladie montre la fragilité des territoires qui dépendent trop du tourisme. Cela devrait nous encourager à nous poser des questions sur nos politiques de développement.
R.C. : on aurait pu le penser mais je suis frappé par l’évolution des mentalités depuis quelques mois. Lors du premier confinement, de nombreux discours ont émergé pour appeler au changement, mais ces appels ont depuis cédé du terrain. Beaucoup aujourd’hui cultivent un seul espoir : retrouver la vie d’avant. On sait pourtant que la conquête de territoires toujours plus lointains accroît notre proximité avec des virus avec lesquels nous n’avions aucun contact dans le passé. La fonte du permafrost associée à l'exploitation des territoires arctiques réserve sans doute pas mal de mauvaises surprises. La pandémie actuelle est aussi liée à notre mode de développement.
Crédit photo : Christophe Huret
Frédéric Therin
Il est journaliste depuis près de 25 ans. Basé en Bavière depuis 9 ans, après 4 ans en Australie, 4 ans à Londres et 5 ans à la rédaction du Nouvel Economiste à Paris. C'est un ancien élève du Celsa. Il collabore très régulièrement pour Le Point, Les Echos, Challenges et le quotidien financier belge L'Echo. Frédéric a aussi travaillé plusieurs années pour Le Monde et L'Express ainsi que le Temps, le Soir et L'Agefi.
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