29 mars 2020

Temps de lecture : 8 min

366 : De la distance à la défiance.#Fake news… et après ?

COURT-CIRCUITS / CIRCUITS COURTS : 10 tendances, expliquées, décryptées et illustrées pour la 5ème édition de "Français, Françaises" par 366 et BVA au prisme d’un corpus de plus de 100 millions d’articles et 30 milliards de mots, soit 10 ans de PQR. Voici la troisième. #Fake news ... et après ?

COURT-CIRCUITS / CIRCUITS COURTS : 10 tendances, expliquées, décryptées et illustrées pour la  5ème édition de « Français, Françaises » par 366 et BVA au prisme d’un corpus de plus de 100 millions d’articles et 30 milliards de mots, soit 10 ans de PQR. Voici la troisième. #Fake news … et après ?

« On veut la vérité, on ne veut pas crever ! » : moins d’une semaine après l’incendie de l’usine Lubrizol à Rouen, le 26 septembre 2019, 500 habitants crient autant de frustration que d’inquiétude dans les rues de la ville. Le même jour, devant les décombres de l’usine, Edouard Philippe, venu sur place après quatre de ses ministres, martèle face à la presse le souci de « transparence complète et totale », tout en déplorant « une époque curieuse où la parole publique, comme celle des experts, est souvent mise en cause », sous l’influence des « complotistes » et autres « marchands de peur ». En filigrane du plaidoyer pro domo pour une communication gouvernementale critiquée de toutes parts, et plus qu’un énième aveu d’impuissance de la « com’ de crise » : l’expression d’un désarroi face au discrédit de la parole officielle et publique. Car en fait d’incendie, c’est à un véritable feu d’artifice que l’on a assisté dans cette affaire. La lenteur incompressible de l’analyse scientifique a créé un vide informationnel, immédiatement synonyme de suspicion généralisée, et instantanément comblé par la circulation foudroyante de fake news – montages vidéo, faux communiqués officiels… – portée par 730 000 tweets et 205 000 internautes (Visibrain). Le Hastag #Mensongesdetat est venu dénoncer les silences forcément coupables du gouvernement et de l’entreprise, et les médias, eux, ont été accusés de donner sciemment une quasi-exclusivité au décès de Jacques Chirac pour dissimuler la gravité de la situation. Incarnation du soupçon, des groupes Facebook se sont montés pour financer une « analyse citoyenne indépendante de la pollution ». Derrière la fumée noire de l’incendie ont ainsi éclaté au grand jour les logiques du régime de « post-vérité » dans lequel nous sommes entrés, celui que décrypte la philosophe Myriam Revault d’Allonnes dans La Faiblesse du vrai , où la réalité des faits se dissout dans le relativisme des opinions, au point de créer des distances insurmontables entre tous dans l’espace public.
Début 2018, le quatrième opus de « Françaises, Français, etc. » se baptisait « LE VRAI », en écho à une aspiration centrale des citoyens et consommateurs, tout comme en écho à la fragilité d’une notion que l’avènement des fake news avait commencé à empoisonner.

Du triomphe de la défiance à la guerre des vérités : la dislocation de l’espace commun

Ancien et bien documenté, le scepticisme envers la parole des sachants et « autorités traditionnelles » de tous horizons a largement prospéré au sein de notre société de défiance. Les Français l’expriment dans notre enquête, au sujet des statistiques officielles : seuls 10% disent les croire sans hésitation et 43% malgré quelques doutes, quand 32% ont tendance à les remettre en question et 15% à les contester systématiquement « car de toute façon on nous ment tout le temps » – une incrédulité de principe beaucoup plus prononcée chez les moins diplômés, écho d’une fracture socio-culturelle globale à l’œuvre. Mais il y a plus aujourd’hui, sous l’effet de tendances convergeant pour nous faire passer de la méfiance envers les mensonges institutionnels à l’impossibilité de vérités communes.
La démultiplication exponentielle de l’offre médiatique off- et on-line se conjugue avec l’explosion de réseaux sociaux dont les algorithmes jouent puissamment sur les faiblesses cognitives telles que le « biais de confirmation » pour enfermer peu à peu chacun dans des « bulles de filtres », où les opinions, à force de ne puiser qu’aux sources d’informations qui les confortent, finissent par acquérir la dureté des faits aux yeux de ceux qui les partagent, et à les éloigner des autres. A l’écroulement des grands repères idéologiques se sont mêlées incertitudes et angoisse sur l’avenir d’un monde en bouleversement accéléré, nourrissant la recherche d’explications « alternatives » et de propositions toujours plus radicales. L’acculturation du public aux stratégies de communication et sa capacité grandissante à les décrypter s’est doublée de la possibilité instantanée de chacun de vérifier paroles et actes sur une Toile mondiale qui garde toutes les traces. Par tous les bords s’est ainsi disloqué l’espace du débat public : place à L’Ere du clash, nous dit Christian Salmon, celle de l’affrontement brutal et confus entre des vérités fragmentées et antagonistes.

Le nouveau régime de la vérité, de l’effacement des faits à la négation du réel

Dans un univers où la vérité se mesure désormais d’abord à la proximité du l’émetteur au récepteur, l’absence d’intermédiaires, l’assertion et l’immédiateté de l’expression deviennent gages d’authenticité, en politique comme en média. Si quatre ans d’indignation outragée du reste du monde aux outrances et contre-vérités twittées par Donald Trump n’ont pas ébranlé d’un iota ses partisans, c’est précisément parce que l’absence de filtre et d’artifices conventionnels lui vaut un certificat de sincérité, peu importe le contenu du propos. Soit au passage le même mécanisme d’identification à la trivialité des candidats qui a fait depuis 20 ans le succès mondial de la télé-réalité, dont Donald Trump n’a pas tiré qu’une notoriété renouvelée, mais aussi les clés du nouveau régime de vérité alors en gestation.
Et il en va de même dans le champ médiatique : pour espérer convaincre, l’investigation se réinvente « Cash », déstabilisante, menée au plus près du « terrain » jusqu’au contact physique des interlocuteurs ; l’image, dépouillée de commentaire ; la parole, sans filtre ni contrainte de format, à la façon des tout jeunes médias sociaux Brut ou Thinkerview qui figurent déjà dans les canaux d’information privilégiées de 8% des Français. Une recherche de proximité tous azimuts en miroir de la distance grandissante entre les médias nationaux et certains segments du public. Car si les médias dits traditionnels restent de loin la source d’information la plus partagée (80% de la population), des divergences générationnelles et sociales se dessinent clairement, les plus jeunes, les moins diplômés et les catégories populaires se tournant davantage que la moyenne vers les réseaux sociaux, voire leurs proches, pour s’informer. Et les violences commises contre des équipes de télévision lors des manifestations de Gilets Jaunes ont montré que la défiance ancienne s’était pour partie muée en hostilité envers des médias nationaux considérés non plus comme vecteurs d’information mais comme des adversaires dans l’arène publique –près d’un « spectateur » sur quatre estimant d’ailleurs « justifiée » cette agressivité…

Références, langage, faits : rien ne semble pouvoir échapper au « Bûcher des vérités », tel que Xavier Desmaison et Guillaume Jubin qualifient l’époque (Hermann, 2019), atteignant ainsi « à la possibilité de vivre en société et de créer du commun » (Myriam Revault d’Allonnes). Et de fait, même la réalité physique peut y passer et ne plus faire vérité établie. Quand la résurgence du créationnisme dans l’Amérique des années 1970 se « contentait » de contester les théories de Darwin, son rejeton monstrueux le « terre-platisme » nie que la planète soit ronde. Six ans après que ses pionniers, très au fait des opportunités gigantesques qu’offraient les algorithmes à n’importe quelle propagande, aient posté les premières vidéos sur YouTube, 16% des Américains – dont 34% des 18-24 ans ! – pensent que la Terre est plate, et 9% des Français (par ailleurs les plus anti-vaccins des européens) y voient une possibilité, selon une étude Ifop / Fondation Jean-Jaurès / Conspiracy Watch (février 2019). Les théories les plus improbables – la Finlande n’existe pas ! – foisonnent ainsi sur la Toile à partir d’une méthode commune et redoutablement efficace : l’instillation organisée du doute sur le discours et les données scientifiques… calquée sur les procédés déployés par les lobbies du tabac ou des pesticides, et dont les révélations successives n’ont pas peu fait pour la défiance généralisée.

Communiquer dans la jungle des fakes : post-bullshit contre post-vérité

Un nouveau régime de la vérité se met ainsi en place, qui ne s’effacera pas de sitôt. Car comme le montrait Edgar Morin dans La Rumeur d’Orléans, les rumeurs naissent de la réactivation de mythes archaïques par des sociétés déstabilisées par des mutations profondes – or notre monde semble copieusement servi en la matière. Et alors qu’un soupçon de trucage par Photoshop d’une simple photo de vacances alpines diffusée sur Twitter a plongé Eric Woerth dans une micro-tempête médiatique en 2019, on peut imaginer les ravages de la technologie « deepfake », permettant de substituer un autre visage à celui d’une personne dans une vidéo, dont le déploiement grand public pointe à l’horizon….
Le comble serait de nier la réalité de l’ère de la post-vérité. Des médias aux communicants en passant par les politiques, il s’agit donc d’apprendre à évoluer dans cet univers chaotique, pour ne pas périr sur le « bûcher », y compris en s’appuyant sur ses paradoxes. La prise de conscience par le grand public de l’ampleur du phénomène des fake news et de l’exposition aux manipulations de toutes sortes sur les réseaux sociaux, se traduit ainsi, après plusieurs années de baisse, par un regain significatif de confiance envers les médias traditionnels dans plusieurs études dont l’étude « Meda Rating » (366/ Kantar) ou la dernière vague du Edelman Trust Barometer. Un potentiel de « valeur-refuge » des marques de presse pour des citoyens déboussolés, que confirment les taux de pénétration de la presse régionale ou l’écho très positif rencontrés par les rubriques de fact-checking, y compris en termes de reprises en ligne. Et mieux encore que la chasse aux fakes, le lancement réussi de supports redonnant toute leur place au reportage et à l’analyse (XXI, Le 1, Zadig…), à rebours des codes dominants, montre que la presse a des atouts pour (re)construire sa place jusque dans les apories du « nouveau monde ».
Le défi est celui des médias au moins autant que celui des institutions ou des marques, car aucun organe d’information ne pourra survivre au poison des fake news s’il ne met pas en place les fondements d’un système nouveau de reconnaissance du « vrai ». Dans ce chaos de mots, la blockchain semble un outil particulièrement approprié à créer des balises de vérité, ou au moins de signature de l’origine des informations. Et c’est bien à cette notion d’origine que doivent se rapporter les marques d’information qui compteront demain.
L’ère du Fake et de la vérité fragmentée rend en tout cas inopérante la communication traditionnelle descendante. Pour retrouver de la proximité, base de la crédibilité, les marques s’essaient à l’approche des influenceurs, et promeuvent ainsi une communication de pair à pair qu’elles espèrent plus efficace quand l’expertise et la parole officielle sont discréditées. « Les influenceurs ont un énorme pouvoir entre les mains, ils sont les nouveaux médias », affirme Lolita Abraham, initiatrice des Influencers Awards . A voir, si ces endorsements par des influenceurs passe le cap de la crédibilité auprès de publics avertis… Au-delà de ces stratégies marketing, l’enjeu plus global pour tous les acteurs publics est sans doute de réapprendre à parler haut et clair, avec simplicité, clarté et sincérité, comme l’exige le nouveau régime de vérités fragmentées, antagonistes et non hiérarchisées. Cela implique d’investir beaucoup plus massivement qu’aujourd’hui l’espace de la discussion publique et de la critique, y compris malveillante ou fake, en s’appuyant sur ses savoir-faire et ses réalisations et en assumant ses erreurs comme ses choix. Car pour susciter l’écoute dans le brouhaha et la désorientation ambiants, il est indispensable d’y porter un sens et d’assumer les inéluctables controverses. Quand le silence vaut présomption de culpabilité, se cacher n’est plus une option. Last but not least, véhiculer sens et cohérence requiert impérativement la clarté, sur le fond comme sur la forme, du discours, en reparlant un langage commun. Une révolution copernicienne pour politiques, journalistes et marques, à rebours de décennies d’éléments de langage, de mots-valises et de slogans qui ont largement contribué au discrédit de la parole publique. Mais comme le soulignent Xavier Desmaisons et Guillaume Jubin, c’est l’écot à payer pour retisser les liens que les « sachants » ont eux-mêmes coupés, à force de novlangue pour initiés, avec des citoyens-consommateurs suspicieux, un peu perdus et chez qui plus rien « n’imprime ». Face au fake, en finir enfin avec le bullshit ?

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