« En identifiant des technologies à leur tournant – là où la réussite scientifique rencontre un potentiel pratique – nous donnons aux décideurs les clés pour anticiper dans un paysage en rapide mutation », écrivent Jeremy Jurgens (directeur général du WEF) et Frederick Fenter (éditeur chez Frontiers) en introduction du rapport annuel. Ces technologies partagent un point commun : elles sont encore en phase d’émergence, mais disposent déjà d’un écosystème technique, économique ou politique prêt à les accueillir. Le Forum insiste sur une idée forte : sans politiques publiques volontaristes, sans régulation, sans stratégie d’industrialisation partagée, ces promesses ne se concrétiseront pas.
Des batteries portantes aux usages encore limités
Les batteries structurelles visent à intégrer directement le stockage d’énergie dans les matériaux porteurs d’un véhicule, supprimant ainsi le besoin d’un compartiment dédié. On imagine des voitures plus légères, voire des fuselages d’avion partiellement énergétiques. Si Tesla explore déjà des formats de batteries structurelles, le frein principal reste l’absence de normes de sécurité. « Il faut revoir toute la chaîne de certification et de maintenance », note le WEF. Tant que les protocoles industriels ne sont pas adaptés, la percée restera marginale.
Osmose salée : le courant de demain ?
Peu exploitée jusqu’ici, la production d’énergie par osmose consiste à capter l’énergie issue de la différence de salinité entre l’eau douce et l’eau salée. Ce mécanisme pourrait alimenter des sites côtiers de manière propre et continue. Des entreprises comme Sweetch Energy en France ou Statkraft en Norvège testent déjà des dispositifs à l’échelle pilote. Le défi principal : développer des membranes performantes et durables, capables de résister à l’encrassement, à un coût compétitif.
Le nucléaire change d’échelle
Le rapport met en lumière les « petits réacteurs modulaires » (SMR) et la fusion comme piliers d’une nouvelle génération nucléaire. Leur modularité, leur empreinte réduite et leur potentiel de pilotage en font des solutions attrayantes. Mais comme le rappelle le MIT Energy Initiative, « aucun SMR n’est encore en exploitation commerciale » en Occident. Quant à la fusion, son horizon reste à 20 ou 30 ans. La technologie est mûre sur le papier, mais encore embryonnaire dans les faits.
Médecine vivante : soigner avec des micro-organismes
La catégorie des « living therapeutics » propose d’utiliser des bactéries génétiquement modifiées pour traiter certaines maladies chroniques ou inflammatoires. Plutôt que d’administrer un principe actif, on introduit une cellule vivante productrice. Plusieurs essais sont en cours, notamment contre la phénylcétonurie ou les MICI. Mais la régulation tarde à suivre, et la question de l’acceptabilité sociale reste ouverte. « Ce sont des médicaments, mais aussi des organismes vivants. Cela crée un flou juridique », explique l’Imperial College London.
Les agonistes GLP-1 à l’épreuve des troubles neurodégénératifs
Initialement développés pour traiter le diabète, les agonistes du GLP-1 – comme le semaglutide ou le liraglutide – révèlent un potentiel contre Alzheimer ou Parkinson. Une étude du Karolinska Institute, publiée dans Nature Aging, montre qu’ils réduisent l’inflammation cérébrale chez la souris. Mais leur efficacité à long terme sur l’humain reste à démontrer, tout comme leur tolérance hors indications métaboliques.
Des capteurs biochimiques en continu
Miniaturisés, autonomes et connectés, ces capteurs mesurent en temps réel des marqueurs physiologiques ou environnementaux : glucose, hydratation, pollution, etc. Les applications en médecine, sport, ou industrie sont vastes. Abbott, Dexcom ou BioIntelliSense sont déjà sur les rangs. Toutefois, la question de l’interopérabilité avec les systèmes de santé, et de la protection des données personnelles, conditionnera leur succès.
L’azote vert : fertiliser sans polluer
Produire de l’ammoniac sans gaz naturel ? C’est le défi de l’azote vert, qui repose sur l’électrolyse ou la biologie synthétique pour fixer l’azote atmosphérique. Le procédé Haber-Bosch, utilisé depuis plus d’un siècle, est extrêmement énergivore. « Passer à des techniques propres pourrait diviser par deux l’empreinte carbone de l’agriculture », affirme l’International Fertilizer Association. Les coûts restent toutefois élevés, et la transition nécessitera un soutien public massif.
Nanozymes : catalyseurs de précision
Ces enzymes artificielles imitent l’action des enzymes naturelles mais avec une plus grande stabilité et adaptabilité. Elles pourraient transformer les procédés de dépollution ou de diagnostic. Le WEF cite des recherches prometteuses de l’Université de Nankin ou du CNRS. Mais leur impact écologique, leur coût et leur mode de production suscitent encore des interrogations.
La détection collaborative, pilier des villes intelligentes
Associer capteurs environnementaux, IA et plateformes ouvertes permettrait d’anticiper les pics de pollution ou d’optimiser les infrastructures urbaines. Des expérimentations sont en cours à Séoul, Singapour ou Barcelone. Mais comme le rappelle la fondation Mozilla, « sans garanties sur la gouvernance des données, la confiance s’érode ». Là aussi, l’enjeu n’est pas technique, mais politique.
Des filigranes pour rendre l’IA traçable
Dernier point : l’intégration de filigranes invisibles dans les contenus générés par IA. Adobe, OpenAI et Meta travaillent sur des normes (comme le Content Credentials ou C2PA) pour marquer les images, sons ou vidéos générés. L’objectif est de lutter contre les deepfakes. Mais leur efficacité dépendra de leur adoption globale, et surtout de leur résistance aux manipulations.
Une innovation utile, mais sous conditions
Au-delà de leur diversité, ces dix innovations partagent l’ambition de répondre à des enjeux globaux – qu’il s’agisse de la crise climatique, du vieillissement de la population ou de la sûreté de l’information. Elles incarnent aussi la conviction que le progrès technologique, s’il est bien orienté, peut apporter des solutions concrètes dans un monde en pleine mutation. Or, ce monde est marqué par des tensions géopolitiques et économiques qui forment un contexte inédit pour ces technologies émergentes. « La mondialisation telle que nous l’avons connue a maintenant évolué vers un système différent », a déclaré cette semaine Børge Brende, le président du Forum économique mondial, en marge du sommet de Tianjin .
Il pointe la multiplication des mesures protectionnistes et des frictions commerciales, dans ce qu’il décrit comme la situation géopolitique « la plus complexe depuis des décennies ». Dans ce contexte troublé, Brende avertit : « L’économie mondiale est fortement intégrée et aucun pays ne peut croître ou prospérer seul ». Le succès des dix technologies présentées par le FEM dépendra donc aussi de cet élan collectif à innover ensemble, au-delà des rivalités. Si gouvernements, chercheurs et entreprises parviennent à soutenir ces avancées – par des investissements, des régulations adaptées et des partenariats globaux – alors dans quelques années, notre quotidien pourrait être métamorphosé par ces innovations autrefois futuristes. Que ce soit un réacteur nucléaire compact alimentant proprement une ville, un microbe soignant de l’intérieur un patient, ou un simple filigrane rassurant l’internaute sur la véracité d’une image, ces technologies émergentes tracent les contours d’un avenir où l’ingéniosité humaine répond aux défis de son temps.