4 janvier 2016

Temps de lecture : 6 min

Qu’est-ce qui rend un client heureux ?

Francine Espinoza Petersen, professeur à l’ESMT de berlin, mène des recherches auprès de consommateurs sur la dimension émotionnelle et psychologique liée à l’acte d’achat. À ce propos, nous avons inversé les rôles et questionné l’expert à notre tour.

Francine Espinoza Petersen, professeur à l’ESMT de berlin, mène des recherches auprès de consommateurs sur la dimension émotionnelle et psychologique liée à l’acte d’achat. À ce propos, nous avons inversé les rôles et questionné l’expert à notre tour.

INfluencia : vous vous intéressez aux choix personnels des consommateurs, qu’ils soient positifs pour eux comme pour leur environnement. Il est donc aujourd’hui possible de mesurer et d’analyser la personnalité du consommateur ?

Francine Espinoza Petersen : tout à fait. On peut désormais analyser le comportement des consommateurs, mais aussi comprendre la manière dont ils pensent et détecter ce qu’ils ressentent. Il est également possible d’évaluer leurs motivations et de déceler des choses dont ils n’ont même pas conscience eux-mêmes. C’est important, car les traits de personnalité ont tendance à être constants. Si une personne est disciplinée dans son alimentation, par exemple, elle sera aussi généralement raisonnable en faisant du shopping.

IN : quels outils utilisez-vous ?

FEP : il en existe beaucoup et il est souvent nécessaire d’en utiliser plusieurs pour faire une étude fine de la personnalité du consommateur. Nous apprenons déjà beaucoup en analysant l’âge et le style de vie des personnes. Concrètement, nous savons ainsi que les plus âgés et les plus jeunes, issus notamment de la génération « millenium », sont moins matérialistes ; ils préfèrent dépenser leur argent dans des « expériences » plutôt que dans des biens palpables. Ceux qui ont suivi des études supérieures se révèlent plus disciplinés et résistent mieux à la tentation d’acheter, disons, des desserts, de l’alcool, des articles de luxe… L’âge du consommateur, la formation qu’il a suivie et le milieu dans lequel il vit est déjà déterminant pour élaborer un profil et peut servir de base pour un examen plus poussé.

IN : comment procédez-vous pour aboutir à ce concept de « personnalité du consommateur » ?

FEP : parler directement aux cibles est souvent le moyen le plus efficace pour définir leur personnalité. De nombreuses méthodes ont été mises au point ces dernières années pour mieux comprendre les pensées profondes et les sentiments qui se trouvent dans les esprits des consommateurs. Les méthodes qualitatives ont précisément cet objectif. Le Dr. Gerald Zaltman de l’université de Harvard a développé une technique de ce type, baptisée ZMET (Zaltman Metaphor Elicitation Technique), permettant d’aller au plus profond de la personnalité des cibles, et qui consiste en des entretiens autour de l’analyse d’images qui illustrent leurs pensées et leurs sentiments. Si vous demandez par exemple à une personne ce qu’elle pense des véhicules électriques, elle vous en dira probablement le plus grand bien. Mais en poussant plus loin votre investigation, vous apprendrez l’anxiété que ces véhicules suggèrent chez elle : la batterie va-t-elle durer assez longtemps ? où vais-je pouvoir la recharger ? l’électricité que je vais utiliser provient-elle de sources d’énergie renouvelables ? etc. Toutes ces questions enfouies au fond de votre esprit, dont vous n’avez peut-être pas conscience vous-même, on peut les faire resurgir lors d’interrogatoires bien ficelés. Une autre méthode qualitative très souvent utilisée aujourd’hui est le focus group, bien qu’elle présente des défauts ; lors de ces séances, un participant peut très bien apporter des réponses biaisées, en raison notamment de la présence d’autres personnes. Les méthodes quantitatives, quant à elles, sous forme d’analyse de datas ou d’enquête auprès de consommateurs, sont destinées à mesurer les caractères psychologiques.

IN : ces méthodes sont souvent assez datées…

FEP : certaines sont en effet assez anciennes. Les focus groups ont réellement commencé à se développer au début des années 1970, mais les process ont été affinés au fil du temps et ils ont fait leurs preuves.

IN : des moyens plus « modernes » permettent aujourd’hui de définir la personnalité du shopper…

FEP : en effet. J’en citerais trois. L’observation du mouvement des yeux grâce à la technique du eye tracking est une méthode efficace pour découvrir ce qui attire le consommateur. Il existe plusieurs types d’instruments capables de suivre le regard des personnes, dans un magasin, le long d’une gondole, devant un site sur la Toile ou face à un spot TV. Les informations tirées des mesures ainsi captées sont précieuses, car nous sommes aujourd’hui bombardés de stimuli. Une deuxième technique est l’évaluation du « temps de réaction » : des programmes informatiques permettent d’enregistrer au millième de seconde près les temps de réponse des clients à des questions. En montrant un article de luxe à une personne, on peut ainsi apprécier si elle le juge de haute qualité, ce qui représente une réaction positive, ou s’il est pour elle au contraire synonyme d’excès, ce qui est plutôt négatif. La troisième technique est l’imagerie par résonance magnétique fonctionnelle (IRMf). Plus complexe à mettre en œuvre, car très coûteuse et demandeuse de personnels qualifiés, elle met en évidence quelles parties du cerveau sont activées lorsqu’une personne est exposée à tel produit ou telle publicité. Certaines zones sont liées à des fonctions spécifiques comme la récompense, la mémoire ou les émotions. Mais il reste difficile de tirer des conclusions des constats établis dans les IRMf.

IN : les big data ne permettent-elles pas de mieux définir la personnalité des consommateurs ?

FEP : oui et non. Les big data peuvent aider à élaborer un concept de la « personnalité du consommateur », mais on ne peut pas se contenter de ces données pour faire une étude complète. Ces data nous révèlent des tendances liées aux comportements des consommateurs, mais elles ne nous permettent pas de cerner les facteurs psychologiques qui en sont responsables. Il est en outre difficile d’identifier parmi cet ensemble d’informations des corrélations qui soient vraiment significatives. Et, enfin, de nombreux consommateurs n’utilisent pas les nouvelles technologies, donc on risque de les « oublier » en ne se concentrant que sur les big data.

IN : quelles sont, puisque vos résultats doivent s’énoncer ainsi, les motivations conscientes et inconscientes qui poussent un shopper à acheter tel produit ?

FEP : on ne peut pas dire A et B sont conscients et C et D sont inconscients ; presque toutes les motivations peuvent être déclenchées de manière inconsciente. Un exemple : même si la plupart des personnes savent que leurs revenus peuvent avoir une influence sur leurs comportements d’achat, ils n’imaginent pas toujours leurs effets cachés. Plus une personne est riche, moins elle aura tendance à acheter des articles affichant de gros logos. Les émotions qui poussent un consommateur à acheter sont souvent inconscientes. Si vous demandez à une personne pourquoi elle mange une glace, elle ne pourra généralement pas vous répondre, alors que l’on sait que cet acte est souvent la conséquence d’un sentiment d’anxiété. Des tests nous permettent aujourd’hui de pointer ces motivations inconscientes.

IN : les entreprises sont-elles nombreuses à user de ce type d’étude pour concevoir leurs futurs produits ou définir leur politique de communication et de marketing ?

FEP : oui, même si beaucoup ne le crient pas sur les toits. Quantité de sociétés commandent des études de marché pour comprendre leurs clients. Ces travaux ont toute leur importance lors de la préparation de lancements de nouveaux produits ou pour améliorer certaines références. Les fabricants d’articles de grande consommation comme Unilever en sont particulièrement férus, tout comme les compagnies présentes dans le secteur des cosmétiques. Ces études leur permettent de mieux adapter leurs produits à leurs cibles. On sait ainsi par exemple que les personnes qui ont une forte capacité à s’auto-contrôler se plient à l’achat d’articles de luxe ou d’aliments plutôt mauvais pour la santé lorsqu’elles parviennent à justifier leur acquisition. Partant de ce principe, le constructeur automobile américain Chrysler a récemment fait la publicité d’un de ses nouveaux modèles sous le slogan « Luxury is better earned », de façon à convaincre les conducteurs partisans du self control qui hésitent avant de s’acheter une nouvelle voiture. Les clients qui sont moins disciplinés ont, au contraire, tendance à être plus spontanés. C’est eux que la marque Lexus a donc cherché à séduire avec les mots « Dare to be spontaneous ».

IN : en cherchant à étudier la personnalité des shoppers pour répondre à leurs attentes ou souhaits même les plus cachés, ne risque-t-on pas de brimer l’innovation en étant uniquement réactif, au lieu d’être précurseur ou créateur de tendances ?

FEP : en se concentrant d’une manière intensive sur les réactions des consommateurs afin de leur donner ce qu’ils souhaitent, on risque en effet de brimer l’innovation et la créativité. C’est pour cela qu’il est si important de mener des recherches très qualitatives pour révéler les choses qui sont tapies au plus profond des esprits et dévoiler « ce qu’ils ne savent pas qu’ils savent »… De l’identification de ces éléments dépend le succès des produits ou services dès leur lancement sur le marché. La manière dont les entreprises doivent se servir de ces études est liée toutefois à leur secteur d’activité. Les marques de luxe sont tenues à ce sujet d’être extrêmement précautionneuses, car leurs clients se procurent souvent un article plutôt qu’un autre en fonction de l’originalité de son design ; si la cible est impliquée dans le développement du produit, ce dernier peut au final se révéler moins populaire que s’il avait été imaginé par un créateur qui aurait œuvré dans le secret…

*Chercheuse et professeur à l’École européenne de management et de technologie (ESMT) de Berlin, auteur de nombreux ouvrages et articles, et fréquemment sollicitée lors de conférences aux quatre coins du monde.

Illustrations : Elise Enjalbert

Article tiré de la revue N°15 consacrée au « shopper »
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