26 mai 2022

Temps de lecture : 8 min

Est-ce que l’important c’est vraiment de participer ?

La démocratie participative est-elle l’avenir de la démocratie tout court ? C’est une question qui n’est plus incongrue aujourd’hui. La fatigue qui affecte la démocratie libérale telle que nous la connaissons – représentative et fière de l’être, assurée de son efficacité, établie, appréciée par tous malgré ses limites – mérite que l’on pose brutalement la question. Et si notre époque d’abstention massive – presque 7 Français sur 10 au second tour des élections régionales de 2021 – justifiait que l’on passe à autre chose ? Cet article est tiré de la revue INfluencia, numéro 39, intitulée Pouvoir contre pouvoirs et influences.

Utopie

Conventions citoyennes, référendum d’initiative partagée, consultations diverses, budgets participatifs, grand débat… Peut-être notre époque a-t-elle inventé la suite de cette forme de démocratie dans laquelle la règle du 50% + 1 voix semblait indépassable. Ou peut-être pas, en fait. Peut-être faut-il passer à autre chose. Ou peut-être pas, finalement. Et si c’était le moment de penser un peu à l’envers pour sortir des idées reçues sur une utopie contemporaine – une utopie qui pourrait bien se transformer en dystopie si nous n’y prenons garde ? Et si les entreprises et les marques avaient pris de l’avance sur ce sujet et pouvaient faire avancer le débat ?

Vous avez dit hippie ?

Notre époque a-t-elle vraiment inventé la démocratie participative ? Non. Cette utopie qui se présente comme une idée neuve ne l’est pas, pas du tout. Croire qu’elle est une innovation conceptuelle des deux dernières décennies a tout de l’illusion présentéiste : comme si rien de ce qui sort des sentiers battus ne pouvait venir du passé. En fait, la démocratie participative est une idée de boomer. Elle apparaît dans les années 1960-70, d’abord aux États-Unis comme souvent, puis essaime dans le Vieux Monde et en France. Ce n’est pas un hasard : c’est une idée de boomer parce qu’elle a un côté hippie, au fond. Dans La Démocratie Internet. Promesses et limites, Dominique Cardon revient sur les origines du Web et ses racines, profondément ancrées dans les utopies hippies des étudiants américains. Il raconte comment ils rêvèrent de pratiquer une forme de vie collective différente dans les communautés au sein desquelles ils se retirèrent pour vivre loin de la société de consommation, de l’État et de leurs parents. Comment ils essayèrent, comment ils échouèrent, mais inventèrent aussi le Web une fois rentrés sur leurs campus, pour rester malgré tout en contact, et faire vivre autrement l’utopie d’une autre forme de relation aux autres, au collectif, au pouvoir, à la vie.

À l’époque, cette utopie est restée une utopie parce que ceux qui la portaient n’avaient pas les moyens de leur rêve. Et la démocratie participative n’était pas scalable non plus dans les années 1970. Lourdeur de l’ingénierie de la participation démocratique, complexité de sa mise œuvre dans le monde réel, au-delà de petits cercles d’initiés… Limitée au campus, à une communauté d’étudiants ou importée à l’échelle de la mairie, elle pouvait marcher. Mais comment pouvait-elle être compétitive face au vieux concept de représentativité, quand il s’agissait de mobiliser tous les citoyens d’un grand pays ? Ou face à l’idée encore plus vénérable de démocratie directe, qui avait fait ses preuves depuis Périclès et marchait encore, en 2005, sur des sujets de décision et non de délibération, dans la logique référendaire ?

On passe à l’action

Enfin, l’utopie en action ! Mais aussi en question. Ce que notre époque a inventé, ce sont les moyens de la mise en œuvre de cette belle utopie. La loi Barnier de 1995 officialisait l’entrée dans la sphère politique institutionnelle de l’idée de démocratie participative avec la création de la Commission nationale du débat public (CNDP) ; cela ne suffisait pas, il a fallu le début des années 2000 et l’avènement d’Internet comme mode de vie, comme culture populaire, et comme nouvelle façon de se parler, de s’organiser, de reprendre le pouvoir, pour passer vraiment à l’action. D’abord dans la relation aux marques. Le Cluetrain Manifesto* et sa thèse liminaire, “Networked markets are beginning to self-organize faster than the companies that have traditionally served them” (« les marchés en réseau commencent à s’auto-organiser plus rapidement que les entreprises qui les desservaient traditionnellement »), annoncent la transformation de l’utopie en réalité et la possibilité de constituer des communautés dans lesquelles on échange, on discute, on délibère, on participe et on décide – de la réputation d’une marque, de son avenir parfois. Cette révolution conceptuelle qui est passée par une révolution des moyens d’action, via le Web, a été exportée dans le champ citoyen. Hier Internet, aujourd’hui l’IA permettent de faire « en grand », à l’échelle de sujets nationaux et stratégiques, ce qui n’était possible qu’à un niveau local et tactique. La démocratie participative est enfin devenue une démocratie participative at scale. Le Grand Débat national (la consultation publique initiée par E. Macron en 2019 dans le contexte du mouvement des Gilets jaunes, ndlr) n’a-t-il pas permis de collecter, de classer, d’analyser 1 932 .000 contributions, grâce à une interrogation en ligne, à l’IA articulée à une analyse qualitative ? C’est une très bonne nouvelle bien sûr : techniquement, ça marche. Le citoyen peut parler en masse, et on peut l’écouter en masse. C’est inédit. La thèse numéro 6 du Manifeste des évidences prend vie : “The Internet is enabling conversations among human beings that were simply not possible in the era of mass media” (« Internet permet des conversations entre êtres humains qui n’étaient tout simplement pas possibles à l’ère des médias de masse »).

On peut toujours demander au citoyen quelle est sa décision, bien sûr, par le référendum et le vote. On peut aussi, en amont, lui demander son avis, on en a les moyens techniques. C’est mieux, non ? Mais… Ça veut dire quoi exactement ? Un tel changement de paradigme pose autant de questions qu’il apporte de solutions, on s’en aperçoit au fil du temps. En particulier, quatre questions sans réponse satisfaisante aujourd’hui. D’abord, qui parle, qui participe ? Cette forme de démocratie demande de l’engagement et une conscience politique ou civique minimale, n’est-elle pas une exclusion de plus pour les moins éduqués, les plus timides, les moins impliqués, les plus fragiles ? Une nouvelle démocratie censitaire pourrait-elle se mettre en place, subrepticement – le cens n’étant plus l’impôt, mais le diplôme ? Dans La Ferme des animaux, George Orwell met en scène une drôle de démocratie animalière dans laquelle tous sont égaux au début, mais certains plus égaux que les autres à la fin.
Deuxième question : participer ou décider ? Quel statut pour le « participant » ? En démo-cratie, le Démos, le peuple, est souverain : le patron, c’est lui. Mais participer, est-ce être le patron ? Le patron, c’est celui qui participe à la discussion ou celui qui tranche, qui dit oui ou non (et pas « peut-être » ou « je pense que… ») ?
Troisième question, basique : et si on n’est pas d’accord ? Quelle gestion du dissensus ? Dans Resisting Dialogue: Modern Fiction and the Future of Dissent, paru en 2019, Juan Meneses explore ce que peut cacher l’obsession du dialogue dans les sociétés modernes : oui, le dissensus est inévitable en démocratie, et même sain, vital. Vouloir l’annuler par le « dialogue » permanent, c’est finir par empêcher la décision démocratique. Ce qui est potentiellement encore plus dommageable quand les intérêts des uns et des autres sont perçus comme de plus en plus divergents, et les fractures comme de plus en plus profondes.
Enfin, quatrième question : finalement, quelle gestion de la contrainte collective quand la décision politique est prise ? C’est la question du consentement : être écouté sans être entendu, est-ce acceptable ? La démocratie participative n’est-elle pas une façon inattendue de détruire du consentement, au lieu d’en produire ? Les polémiques ayant accompagné beaucoup d’initiatives politiques récentes – par exemple à l’occasion de la Convention citoyenne sur le climat – prouvent que ces questions sont aujourd’hui au cœur des réflexions – et des colères, parfois – du corps social.

Insurrections participatives

Naissance d’une dystopie : l’insurrection participative. Un risque existe aujourd’hui : que la non-réponse à toutes ces questions finisse par donner naissance à une dystopie d’un genre nouveau, elle aussi rendue possible par la transformation digitale de nos sociétés : la barricade collaborative et phygitale, érigée en mode de régulation sociale. Car c’est ce qu’est une insurrection participative : une forme de soulèvement se développant en réaction aux limites de la démocratie représentative classique, mais aussi de la démocratie participative – quand on n’a plus le sentiment de décider par le vote, ni celui d’être entendu quand on est censé avoir été écouté, que faire ? Une insurrection utilisant les codes et les outils du monde numérique pour se développer, en inventant le parcours insurrectionnel hybride. À la fois digitale et physique, s’incarnant parfois violemment dans une action matérielle, se contentant parfois de rester online, mais ayant toujours un impact dans le réel : réformes interrompues, milliards distribués, défilés, agitation sociale, changements de politique locale. Permettant à chacun un niveau d’engagement à la carte, de la prise de parole verbale et anonyme sur les réseaux sociaux à la violence physique. Adoptant, comme sur le Web, une forme d’organisation communautaire très souple, développée hors de toute structure institutionnelle (association, syndicat, parti). Utilisant habilement une ingénierie digitale : réseaux sociaux, messageries cryptées. C’est l’irruption des Gilets Jaunes, des Anti-Vax et des Anti-Pass, #SaccageParis.

Et c’est bien une dystopie, pour trois raisons. D’abord parce qu’une insurrection de ce type, à la fois physique et numérique, est potentiellement permanente : comme une révolte à la fois atawad et surtout always on. Et qu’une société en insurrection permanente, sur tous les sujets, est potentiellement invivable – promise à l’immobilité ou à la violence endémique. Ensuite parce qu’une insurrection qui n’a ni encadrement sérieux ni ancrage doctrinaire, conceptuel, intellectuel, se prête à tous les débordements et à toutes manipulations. Au détriment de la cause même qu’elle défend, à terme, ou des sujets réels qu’elle met sur la table – pour les Gilets Jaunes par exemple, celui du pouvoir d’achat et de l’autonomie. Au profit de tous les conspirationnismes, comme dans le cas des Anti-Vax. Et parce qu’une insurrection numérique dont la plupart des participants sont anonymes, comme il est souvent de rigueur sur le Web, est en permanence suspecte d’illégitimité et donc mal placée pour provoquer une confrontation constructive. Comment, pourquoi débattre avec des masques, des ombres, des pseudos ? C’est la limite de #SaccageParis.

Les entreprises à l’avant-garde ?

Et si les entreprises et les marques avaient pris de l’avance, l’air de rien ? Les entreprises aussi tentent depuis maintenant plus d’une décennie de jouer le jeu de la démocratie participative, à leur façon. De plus en plus, elles s’attachent à associer leurs parties prenantes à leurs décisions, à leur développement. À les solliciter pour avancer plus vite, plus respectueusement, plus efficacement, parfois plus créativement. C’est Lego, avec Lego Ideas, une démarche déjà installée maintenant, ou C’est qui le Patron ?!, devenu en très peu de temps un acteur important de son métier autant qu’une icône de la consommation responsable pour de nombreux Français, ou encore des acteurs majeurs du CAC 40 qui ont mené des démarches impliquant tout ou partie de leurs parties prenantes et de leurs salariés… Les exemples d’entreprises ayant mené ce type de démarche commencent à se multiplier. De façon à la fois paradoxale, et peut-être source d’inspiration pour le reste du corps social. Comme si les acteurs de l’économie avaient compris, à l’heure de la transparence, qu’une forme de démocratie participative était bel et bien possible, et source de progrès. Mais en jouant le jeu, en respectant trois impératifs.

D’abord, être clair. Jouer le jeu de la démocratie participative, pour les entreprises qui ont su le faire, c’est d’abord établir des règles du jeu claires, pour tous. Dire qui est impliqué dans le process, pourquoi, à quel niveau de la décision, à quel stade de la démarche. Pour ne jamais se retrouver face à l’accusation d’avoir accepté d’écouter tout en refusant d’entendre. L’important n’est pas nécessairement que tout le monde participe, mais que ceux qui le font aient le sentiment et surtout la certitude de ne pas être pris pour n’importe qui. Ensuite, être intègre. Assumer que le pouvoir, à un moment, cesse d’être partagé. Si on peut réfléchir à beaucoup, on ne peut pas décider tous ensemble, sur tous les sujets. Assumer que le choix reste l’apanage de quelques- uns – management, CEO, comité spécifique – est une condition pour qu’il soit accepté et mis en œuvre.
Enfin, parler un langage et identifier un horizon communs. Identifier une raison d’être qui rassemble et incarne un langage partagé, une forme de communauté de destin, c’est la condition première d’une démarche participative qui fonctionne, pour les entreprises. A fortiori pour une société, une nation, un État.

 

*Ou « Manifeste des évidences », texte rédigé par Rick Levine, Christopher Locke, Doc Searls et David Weinberger. Il est d’abord diffusé sur le Web en 1999 comme un ensemble de 95 thèses, puis est publié sous forme de livre en 2000 avec les thèses prolongées de sept essais.

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