19 avril 2023

Temps de lecture : 9 min

Dominique Lévy-Saragossi (Georges) : « Ce n’est pas la France qui ne bouge pas, c’est la façon dont nous la regardons bouger qui n’est plus la bonne »

Au sein de Georges, le cabinet d’études et de conseil qu’elle a fondé en 2022, Dominique Lévy-Saragossi continue d’analyser les Français. L’ancienne directrice générale adjointe de BVA voit dans la crise actuelle le signe d’une promesse ancienne de contrat social qui s’effondre et la difficulté à faire émerger une perspective d’avenir. Mais aussi une France éveillée et vivante.

INfluencia : de quelle nature est, selon vous, la crise que traverse actuellement la France ?

Dominique Lévy-Saragossi : je crois que son originalité réside précisément dans la multiplicité de ses natures : sanitaire il n’y a pas si longtemps, économique, écologique, démocratique… L’ensemble donne le sentiment d’une crise de système. Un système, au sens littéral du terme, c’est un ensemble dont les parties sont coordonnées par des lois, par un modèle, avec un but déterminé. Aujourd’hui, tout ce sur quoi notre système Français fonctionne depuis la fin de la deuxième guerre mondiale est questionné : la paix en Europe, un certain modèle français de partage, de répartition et d’égalité issu du Conseil National de la Résistance, l’idéal de progrès par la consommation importé lors des Trente glorieuses (travailler plus, gagner plus, consommer plus et être plus heureux ainsi). Le tout sur un fond bien présent d’anxiété permanente, bien sûr liée au réchauffement climatique mais qui n’est rien de moins que la grande peur de la fin de l’humanité. Chaque « crise » prise individuellement pointe le dysfonctionnement ou la faillite d’un des aspects du système ou de ses symboles. L’état de l’hôpital, de l’école, des services publics voire de l’armée nous font nous interroger sur la capacité de notre modèle à nous protéger et sur sa viabilité. L’urgence climatique, palpable au quotidien désormais et face à laquelle le sentiment d’impuissance domine, achève de pointer la non-durabilité de nos modes de vie, de consommation, d’organisation. C’est donc une crise systémique et profonde.

Aujourd’hui, tout ce sur quoi notre système Français fonctionne depuis la fin de la deuxième guerre mondiale est questionné. Chaque « crise » prise individuellement pointe le dysfonctionnement ou la faillite d’un des aspects du système ou de ses symboles 

IN : avec quelles conséquences au niveau politique ?

D.L-S. : on voit dans toutes les enquêtes à quel point cela remet en cause l’exercice de la démocratie. Notamment parce que, pour une majorité de Français, le personnel politique, tous bords confondus, ne donne pas le sentiment de prendre conscience de la gravité du moment. L’élection d’Emmanuel Macron en 2017 pouvait se lire comme le constat d’une certaine incapacité des politiques « traditionnels » à prendre la mesure de la situation. On allait essayer « autre chose ». Il en est, paradoxalement, aujourd’hui le symbole le plus éclatant aux yeux des Français. Plus que tous les autres avant lui, ce gouvernement est accusé de n’avoir strictement aucune idée de la réalité. Qu’il s’agisse, d’ailleurs, de celle du quotidien de nos concitoyens ou du changement climatique. Cela renforce encore l’idée que les élus – voire la démocratie – sont à la fois incapables de régler les problèmes du présent et de nous proposer un projet d’avenir.

IN : les crispations autour de la réforme des retraites ne sont donc qu’un aspect des aspirations ?

D.L-S. : c’est encore, à mon sens, une question de promesse, de contrat social. En gros, la promesse de la retraite c’est de gagner son temps de « paradis » sur Terre :  jouer le jeu en travaillant et, ensuite, grâce au « système », jouir d’un temps de vie pour soi, en bonne santé et dégagé des obligations en tous genres, qui nous a d’ailleurs été beaucoup vendu à la fois par le politique et par le marketing. Ceux qui sont aujourd’hui en activité sont, globalement, arrivés sur le marché du travail à partir du début des années 80. Leur vie professionnelle coïncide avec une période ininterrompue et inédite de mutations de l’économie et du travail. Ils ont donc sans doute vécu, depuis leurs débuts, beaucoup plus de tensions, de stress, de « galères » que leurs parents. Le sentiment d’avoir « subi » ou de « subir » est très fortement exprimé. Ajoutons à cela, le climat d’anxiété et de fatigue lié aux crises que nous évoquions. Voir reculer la perspective d’une « sortie » et d’un apaisement est encore plus compliqué à accepter, ce qui explique sans doute une opposition si vaste. Le pourcentage, élevé, de cadres – qui n’auraient de toute façon pas pu prendre leur retraite à 62 ans – opposés à la réforme, montre aussi qu’il se joue quelque chose de l’ordre du « ça suffit, ça fait trop », et qu’il s’agit au moins autant du travail que de la retraite.

La vie professionnelle de ceux qui sont en activité coïncide avec une période ininterrompue et inédite de mutations de l’économie et du travail. Ils ont donc sans doute vécu, depuis leurs débuts, beaucoup plus de tensions, de stress, de « galères » que leurs parents

IN : le gouvernement veut désormais ouvrir une séquence sur le travail. Arrive-t-elle trop tard ?

D.L-S. : la société n’a pas attendu le gouvernement pour ouvrir ce débat ! Les Français en parlent énormément, davantage encore depuis la Covid. Il y a un mouvement continu et transversal de modification du rapport au travail. On en questionne les modalités mais aussi le sens, la finalité. Chacun met d’ailleurs des choses assez différentes derrière la notion de « sens », de l’utilité sociale à la simple fonction rémunératrice, en passant par l’épanouissement personnel. Au fond, peu importe : l’idée qui en ressort est celle d’une prise de distance. Que ce soit pour protéger sa santé, sa « vraie » vie – la vie privée -, ou par conscience sociale ou environnementale, on regarde le travail d’un peu plus loin, avec davantage d’esprit critique voire de défiance. La séquence « parlons travail » peut donc être l’opportunité d’une réflexion en profondeur sur nos modes de vie, voire nos raisons d’être. Espérons-le.

Que ce soit pour protéger sa santé, sa vie privée, par conscience sociale ou environnementale, on regarde le travail d’un peu plus loin, avec davantage d’esprit critique voire de défiance

IN : le passage de l’âge de départ à la retraite à 64 ans pose aussi la question du maintien dans l’emploi des seniors…

D.L-S. : cela fait des années que, de restructuration en plan de sauvegarde de l’emploi (PSE), se débarrasser des salariés de plus de 50-55 ans est jugé rentable du point de vue de la gestion et salué par les cours de bourse. On anticipe leur « obsolescence » dès qu’ils ont 40 ou 45 ans. Et c’est pire encore pour les femmes comme l’a montré le rapport annuel de l’association Force Femmes en avril 2023. Selon les métiers, certains peuvent et doivent pourtant travailler jusqu’à 65 ou 67 ans. Encore faut-il leur en donner les moyens et croire en leurs capacités : parmi les cadres de notre génération, qui a-t-on formé à s’emparer de la transformation digitale, à l’IA… ? A qui a-t-on donné les moyens d’échapper à son obsolescence programmée ?

IN : que faire alors pour garder les salariés plus longtemps ?

D.L-S. : le constat actuel, c’est quand même que, pour partie pour des raisons similaires, ni les jeunes, ni les plus de 50 ans, ni les femmes ne trouvent pleinement leur place dans un monde du travail encore trop structuré autour d’un modèle unique. Schématiquement, il est fait pour un travailleur homme de 30 à 45 ans et les autres s’adaptent. La question de l’emploi des séniors ne peut, à mon sens, s’envisager indépendamment de celle du rapport au travail des plus jeunes, qui fait couler beaucoup d’encre. La mixité intergénérationnelle est le prochain grand sujet RH des entreprises. Et c’est un sujet qui a beaucoup en commun avec celui de la parité, qui est aussi loin d’être réglé. De la même manière qu’on s’est attelés à déconstruire les stéréotypes de genre au travail, il va falloir s’attaquer aux stéréotypes générationnels.

IN : de quelle manière ?

D.L-S. : si on caricature un peu, les jeunes regardent les « boomers » comme des êtres dépassés par la transformation numérique, voire comme des criminels climatiques pour certains. De leur côté, les séniors voient parfois les plus jeunes comme des choses bien difficiles à comprendre, fragiles, paresseuses, facilement offensées… Il va falloir sortir de tout ça et redécouvrir que les écarts générationnels n’effacent ni les différences de classe, ni les sensibilités individuelles.

La question de l’emploi des séniors ne peut, à mon sens, s’envisager indépendamment de celle du rapport au travail des plus jeunes, qui fait couler beaucoup d’encre. La mixité intergénérationnelle est le prochain grand sujet RH des entreprises.

IN : l’autre « nouveauté », c’est le retour de l’inflation. Comment impacte-t-elle le moral et les perspectives des Français ?

D.L-S. : l’inflation alimentaire est d’une grande violence et touche au plus fondamental. Si, en travaillant, on ne peut plus arriver à bien vivre, à bien nourrir les siens, le compte n’y est plus. La baisse des ventes de viande, de poisson et d’un certain nombre de produit frais sont des signes de grande tension. Les distributeurs racontent tous les vols alimentaires, les produits à la coupe abandonnés dans les rayons frais, derrière les yaourts, parce que les gens réalisent, une fois servis, que c’est trop cher pour eux… L’attachement au ticket de caisse imprimé montre aussi l’attention à la dépense, que ce soit pour vérifier si la promotion a bien été appliquée ou juste pour voir « ce qui a coûté si cher ». La plupart du temps d’ailleurs, rien n’a coûté si cher mais tout a coûté plus cher. Il faut tout compter et ça n’en finit pas. Cette inflation inédite, galopante, nourrit aussi la suspicion et la défiance autour de la question « qui profite de la hausse des prix ? ».

IN : quelle sortie de crise peut-on entrevoir ?

D.L-S. : il est difficile d’imaginer une « sortie » et encore plus difficile de se dire que cela pourrait se faire sans épisode violent. Si l’inflation se calme, cela peut être un signal d’apaisement. Mais, dans ce contexte, le timing et les modalités de la réforme des retraites – dont je suis comme beaucoup, incapable d’évaluer la nécessité et l’urgence – sont vraiment inquiétants.

L’étanchéité perçue et réelle entre les couches de la société grandit. Trop de signes indiquent que les gens qui ont du pouvoir ou le pouvoir ne prennent pas la mesure de ce qui est en train de se passer dans le pays

IN : qu’est-ce qui vous inquiète le plus dans cette crise de système ?

D.L-S. : je crois que c’est l’étanchéité grandissante, perçue et réelle, entre les couches de la société. Trop de signes indiquent que les gens qui ont du pouvoir ou le pouvoir ne prennent pas la mesure de ce qui est en train de se passer dans le pays. Ni en termes de colère ou de réaction, bien sûr, mais pas non plus en termes d’initiatives, de réinvention ou de solutions. C’est au-delà de la « déconnexion des élites », qui fait tant parler. A force de reproduction, de non-mixité sociale, se sont constitués des mondes séparés qui n’ont presque plus de points de contact les uns avec les autres. Cela ne concerne pas que la sphère politique. Si vous prenez l’exemple des grandes entreprises, des grandes banques… On ne trouve à peu près plus de patrons « issus de la base » dont les parcours illustraient la possibilité d’ascension sociale. Aujourd’hui, homme ou femme, ils sont issus d’une poignée d’écoles. La diversité progresse mais la diversité de classe sociale ou de profil cognitif disparait. Le fait que les classes moyennes et populaires soient sous-représentées dans ces instances contribue aussi à leur invisibilisation et nourrit leur sentiment d’abandon, leur ressentiment. Ceux de nos concitoyens qui appartiennent statistiquement aux classes moyennes ont massivement l’impression de ramer. Et de ramer seuls, sans que personne « en haut » ne semble s’en rendre compte, en prendre acte et leur en reconnaitre le mérite. La pandémie avait mis en avant les « essentiels », « celles et ceux qui font tenir le pays ». Ce sont les mêmes qui, aujourd’hui, peinent à remplir leur caddie et disent, à travers leur opposition à la réforme des retraites, leur fatigue et leur absence de perspective. C’est d’une grande banalité mais il est urgent de les entendre et de le leur montrer.

Ça bouge partout. Comme si, alors que le système « macro » peinait à se réinventer, des tas de microsystèmes étaient en train de transformer profondément la société

IN : peut-on voir quelque chose de positif dans la situation actuelle ?

D.L-S. :  Oui ! Je trouve assez réjouissant de voir à quel point la France est vivante, réveillée, à l’œuvre pour trouver des modalités d’action et d’expression, pour réinventer le cadre et redonner du souffle au pays. Partout, on voit émerger une foultitude d’initiatives positives au niveau local, voire micro-local ou sur les réseaux sociaux. De la solidarité, de la vertu environnementale, de la résolution de problèmes… Ça bouge partout. Comme si, alors que le système « macro » peinait à se réinventer, des tas de microsystèmes étaient en train de transformer profondément la société. Les Français sont davantage enclins à agir à leur niveau, à hauteur d’homme, à s’emparer des sujets un par un, qu’à s’investir dans quelque chose de plus global, de plus institutionnel. Le fait qu’ils ne militent plus dans les partis, qu’ils croient de moins en moins à la capacité des politiques à changer la vie ne signifie pas qu’ils sont indifférents, apathiques ou réfractaires au changement. Ce n’est pas la France qui ne bouge pas, c’est la façon dont nous la regardons bouger qui n’est plus la bonne. C’est absolument remarquable. Je ne sais pas comment on va (re)faire un pays avec toutes ces particules et ces micro-communautés, mais c’est organique, mouvant, très vivant et passionnant à observer. Et ça rend – raisonnablement- optimiste.

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