11 mars 2024

Temps de lecture : 11 min

Delphine Ernotte (France TV) et Marc Feuillée (Le Figaro) partagent leurs réflexions de médias digitalisés face aux Gafam

Delphine Ernotte préside France Télévisions depuis 2015 après une carrière dans les télécoms. Marc Feuillée a occupé différentes fonctions dans la presse et dirige le groupe Figaro depuis 2011. Ces deux groupes, l’un public et l’autre privé, ont élargi leur territoire d’origine pour devenir des acteurs majeurs du digital avec leurs sites et applis d’information qui se hissent en tête des fréquentations, ou de nombreuses diversifications en ce qui concerne le groupe Figaro. INfluencia les a réunis pour partager leur expérience et leurs réflexions. Ils ont échangé sur l’évolution de leur modèle alors que, face aux Gafam, les médias traditionnels sont confrontés à des enjeux existentiels. Il a aussi été question de leur mission d’information à l’heure du déferlement des fake news et des défis soulevés par l’intelligence artificielle.

IN : franceinfo.fr et lefigaro.fr figurent parmi les sites les plus fréquentés, avec chacun plus de 20 millions de visiteurs uniques par mois, et ne sont dépassés que par les Gafa, les portails et les plateformes sociales. Est-ce un indicateur pour mesurer la transformation de vos groupes ?

Delphine Ernotte : clairement. Le site franceinfo.fr, lancé en 2016 et aujourd’hui consulté à 80 % sur mobile, est à la fois le fruit d’un développement numérique fort, mais surtout d’une alliance des services publics : France Télévisions, Radio France, l’INA et France Médias Monde. Il n’est jamais simple de faire travailler ensemble des maisons aux cultures différentes, mais avec Mathieu Gallet, alors président de Radio France, nous étions d’accord sur l’essentiel et nous voulions aller vite. L’association, la densification et la mutualisation de nos forces se sont traduites par une augmentation d’audience de 20 % dès le premier jour. Nous n’en croyions pas nos yeux et cela s’est prolongé. Nous continuons avec l’actuelle PDG Sibyle Veil de faire évoluer l’offre. Cet énorme succès est important parce que ce qui est consulté sur le mobile et sur le numérique nous permet de toucher les plus jeunes, qui ne viennent pas forcément sur nos éditions d’information traditionnelles. Cela a aussi révolutionné la manière de travailler, les formats vidéo n’étant pas les mêmes sur une plateforme dédiée à l’info, aux réseaux sociaux ou à la télévision.

Marc Feuillée : les développements sur le numérique sont un indice de transformation, pas le seul. L’essentiel est de coller aux usages. À différents moments, le public suit nos marques et nos choix éditoriaux sur les réseaux sociaux, le site Internet, les journaux ou les formats audiovisuels plus traditionnels. Nous ne nous sommes jamais adressés à autant de monde, ces mouvements sont une formidable opportunité !

Mais la transformation digitale a montré que, pour être fort, il faut investir en permanence et avoir d’importantes rédactions pour couvrir le flux 24/24, être exhaustif et proposer des angles variés. Sur tous nos supports, nous gardons une promesse équivalente de qualité et d’approfondissement, avec de plus en plus d’hybridation entre les formats audiovisuels et écrits. Dans l’information, cette convergence est frappante. Il y a de vrais défis dans ce domaine, dont le contenu coûte cher et s’amortit peu, que nous devons aussi réussir à faire distribuer par les plateformes.

D.E : des plateformes d’agrégation qui récupèrent nos contenus pour pas grand-chose…

MF : j’ai le sentiment que dans le futur émergeront plusieurs grandes marques d’information issues de la presse et de l’audiovisuel. Aux États-Unis, CNN fait le match avec le New York Times, mais Fox News est bien placée. En Grande-Bretagne, il y a les sites du Guardian et du Telegraph, et la BBC. En France, nous aurons peut-être quatre ou cinq marques : le service public, qui a regroupé ses forces avec franceinfo, Le Figaro bien sûr et Le Monde, probablement Ouest-France et d’autres comme BFM ou même CNews, qui est un peu plus loin. Le paysage semble déjà un peu constitué dans notre pays comme à l’étranger. Reste à savoir si d’autres compétiteurs pourront nous rejoindre, car la barre est maintenant haute. Pour atteindre plus de 20 millions de visiteurs uniques et 180 à 200 millions de visites mensuelles, il faut être très organisé et consentir d’importants investissements techniques.

DE : les acteurs qui émergent sont ceux qui ont fait leur transformation, mais il faut espérer que d’autres médias trouvent leur place ; nous avons tous intérêt à ce que l’offre soit pluraliste.

 

IN : la montée en puissance de la technologie est-elle un marqueur des évolutions qui ont eu lieu dans vos entreprises depuis la dizaine d’années que vous en êtes à la tête ?

MF : en effet, après les journalistes, les développeurs sont la deuxième population la plus impor- tante dans le Groupe Figaro, qui compte beaucoup d’activités digitales (pure players, bases de données, trading desk…). Cela nécessite des investissements permanents avec un coût de structure qui a remplacé les coûts traditionnels. Il y a moins de papier et d’encre, certes, mais plus de temps humain avec le souci de la guerre des talents et du recrutement.

DE : ces profils connaissent une tension de l’emploi assez importante. ChatGPT qui parle français, anglais et tous les langages informatiques devrait nous aider à sortir des lignes de code qui permettront aux développeurs de gagner en productivité.

 

IN : les médias dégagent des marges assez faibles. Comment se mettre au niveau des standards de transformation des autres secteurs ?

DE : j’ai travaillé dans d’autres secteurs et ce n’est pas la fête non plus. La sphère médiatique, qui porte les valeurs de pluralisme, de liberté d’expression et la capacité à générer du débat, doit sans doute être préservée, mais je ne pense pas que ce soit si simple ailleurs, notamment lorsque vous êtes désintermédiés par les Gafa.

MF : le danger ces prochaines années serait que les médias traditionnels ou digitalisés soient marginalisés voire évincés du marché publicitaire. La part de marché des plateformes est déjà supérieure à 50 % et continue de progresser. Nos marques courent un vrai risque d’être exclues de ce marché parce qu’il serait beaucoup plus simple de travailler avec des plateformes complètement intégrées, qui possèdent leurs propres données… Des blocklists empêchent déjà nos sites de commercialiser de la publicité en programmatique dès que des actualités sont considérées comme anxiogènes. Ce blocage fait perdre beaucoup d’argent à la presse d’information en Europe et il y a probablement une régulation à trouver. Il faut aussi réussir à rester présent sur les plateformes de distribution. Un marchand de journaux ne peut pas refuser de distribuer Le Figaro ou L’Humanité, le législateur s’étant assuré que le citoyen puisse se faire sa propre opinion. Pour arbitrer entre les contenus, il faut y avoir accès. Sur la distribution, il est sans doute difficile d’avoir une obligation de résultat, mais il faudrait au moins une obligation de moyen.

DE : la comparaison avec le marchand de journaux est juste. Une plateforme, ce sont des centaines de milliers de journaux sur l’étal, et un algorithme auquel on n’a pas accès qui décide ou pas de mettre L’Humanité ou Le Figaro sur le haut de la pile. Il ne suffit même plus d’être distribué, il faut aussi être visible. Avec d’autres groupes de télévision, nous plaidons pour qu’il y ait sur les télécommandes des téléviseurs connectés – et au même niveau que Netflix, Disney et Amazon – un bouton « télé » pour toute la TNT et ses services numériques. Ce serait la même chose que MyCanal mais en gratuit, avec la numérotation logique pour ne pas changer le modèle et une interface identique à celle du téléphone pour que la navigation soit très intuitive. Ce point est absolument clé pour continuer à exister.

MF : la visibilité est aussi un sujet sur le numérique. Moins de la moitié des jeunes sont capables d’attribuer à un journal ou une marque l’information qu’ils ont vue ou swappée sur les réseaux sociaux. Nos logos sont minimisés ou n’apparaissent pas comme tels. Nos articles sont dans un océan de contenus et ressortent en fonction de l’algorithme de répétition. Là aussi, il y a une régulation à trouver sur une obligation de mise en avant. Des labels peuvent pourtant exister.

DE : cela pourrait d’ailleurs être une porte de sortie des États généraux de l’information. Ce que l’on voit de délirant sur les réseaux sociaux fait craindre d’être ensevelis sous des déluges d’informations qui ne servent à rien. La course à la vidéo qui trouve une forme d’accélération avec l’IA générative va peut-être faire revenir aux fondamentaux. Les médias généralistes que nous représentons vont retrouver une place grâce à leurs signatures et aux journalistes qui racontent ce qu’ils ont vu. On peut encore compter sur la réalité pour être la réalité et c’est une bonne nouvelle. C’est sans doute cela qu’il faudrait signaler, plus que le recours à l’IA.

 

IN : face aux Gafa, l’Australie et le Canada ont obtenu des victoires. Est-ce un signe que le rapport de force peut quand même s’inverser ?

MF : je sens en ce moment un désengagement des plateformes sur l’info, officiellement verbalisé sur X et sur Meta, un peu différemment sur Google… Malgré la dynamique de l’actualité, les audiences des sites et des offres d’information digitales reculent à la suite des modifications des algorithmes et de la politique de ces acteurs. Nous avons passé des années en Europe à créer le droit voisin en délaissant les mécanismes d’arbitrage, et pas assez pris en compte la relation disproportionnée entre les plateformes et les médias européens. Il faut d’autres schémas de régulation, car ceux qui existent sont absolument insuffisants.

Les Canadiens ont trouvé avec Google un accord qui m’inspire. À un moment, le gouvernement canadien est devenu l’arbitre et a négocié pour le compte de ses médias locaux qui étaient menacés de disparition. En Amérique du Nord, à part une ou deux réussites, la situation de la presse est catastrophique, avec toutes les corrélations très documentées entre la disparition des médias et le vote populiste. Il faudrait éviter de répliquer ce modèle en France. Cela devrait être une priorité des États généraux de l’information.

DE : dans ce rapport de force existentiel, seule une alliance des médias dans chaque pays et en Europe peut faire quelque chose. Il est bon aussi que la force publique prenne le lead pour entraîner tout un écosystème. Le Canada, l’Australie et les démarches engagées récemment en Espagne nous ouvrent une voie qu’on n’osait peut-être pas emprunter jusqu’à présent pour imposer notre modèle européen basé sur un équilibre entre un libéralisme pur et un modèle totalement étatique. La situation est compliquée en Europe et je le vois bien à l’UER (Union Européenne de Radio-télévision, qui réunit les médias de service public à l’échelle mondiale, ndlr). Nos démocraties occidentales voient les réseaux sociaux comme des perturbateurs de démocratie. En Hongrie ou en Slovénie, ce n’est pas tout à fait la même chose. Ils permettent d’avoir un minimum de liberté d’expression. On arrive quand même à trouver des accords parce qu’il y a heureusement une majorité de démocraties. Pour l’instant…

 

IN : en tant que média généraliste, comment parler à tout le monde dans un contexte d’hyper-offre ? Surtout quand la télévision linéaire comme la presse papier a un public vieillissant ou âgé…

DE : nous parlons à tout le monde, mais le public étant beaucoup plus différencié qu’il y a dix ou quinze ans, nous pratiquons également une forme de marketing pour répondre aux attentes particulières de certains publics. C’est évident concernant les enfants. Nous investissons aussi beaucoup sur les jeunes ados, qui peuvent regarder des pro- grammes avec leurs parents mais ont aussi besoin de programmes plus spécifiques, comme C’est quoi l’info, le journal qui leur est dédié sur les réseaux sociaux. Mais attention à la notion de moyenne d’âge ! En télé, l’audience est moyennée par le temps passé devant l’écran – forcément plus important chez les plus âgés – ce qui n’est pas le cas sur YouTube. L’âge moyen sur france.tv se situe entre 40 et 45 ans, et cette plateforme représente une part très conséquente du visionnage de nos programmes phares – un quart de la consommation pour la série Sambre. On mesure toujours les audiences sur le linéaire alors que nos programmes ont maintenant une vie multiple : en avant-première, à l’antenne, en replay pendant plusieurs semaines… Médiamétrie a commencé à faire évoluer la mesure (à nouveau depuis janvier 2024), mais cela traîne.

MF : dans les offres issues de la presse écrite, il faut distinguer les contenus gratuits et payants. Chez les jeunes publics, il y aura toujours plus de gratuité et c’est normal. Quand ils entrent dans la vie professionnelle, ils commencent à souscrire à des offres payantes. Le recul de l’audience traditionnelle n’exclut pas d’amener nos lecteurs fidèles sur d’autres supports, notamment notre nouvelle chaîne Le Figaro TV qui propose, un peu comme France 5, des magazines et des documentaires. C’est une chaîne encore modeste, diffusée sur la TNT en Ile-de-France et les box. Nous travaillons à améliorer sa distribution et à remonter dans la numérotation, mais les discussions avec les telco sont très longues…

DE : pour nous aussi. Ils ne distribuent pas l’entièreté de notre service et, à chaque fois, il faut mener des discussions en fonction de la maturité des box. Avec les constructeurs de téléviseurs connectés, rien n’est garanti non plus et il faut négocier notre présence au cas par cas. Tout cela est assez compliqué…

 

IN : vos deux groupes misent de plus en plus sur le local. Avec quel objectif ?

MF : nous avons ouvert cinq rédactions locales à Bordeaux, Lyon, Marseille, Nantes, Lyon et Nice. L’information locale « réchauffe » beaucoup le site et la proximité évite le « surplomb » qu’ont souvent les médias nationaux, notamment la presse écrite parisienne.

DE : nous nous appuyons sur notre présence commune avec Radio France pour essayer de construire à l’échelon local ce qui a été fait au niveau national. L’information de France 3 est déjà devenue régionale dans les 24 antennes et des matinales communes sont diffusées avec la moitié des 44 locales de Radio France… En étant davantage dans le journalisme de solution, au service de l’initiative locale, des entreprises, des associations et des maires qui se battent dans toutes les régions, nous voulons contribuer à la démocratie locale et montrer le dynamisme qui se déploie à proximité de notre public, bien plus fort que ce que l’on imagine depuis Paris. C’est une source de réassurance et de vision positive sur l’avenir. 75 % des gens voient l’avenir en noir. C’est un sujet…

 

IN : Transformer vos médias implique aussi une trans- formation des hommes et des femmes, violente parfois…

DE : Je n’irais pas jusque-là. Sur le service public, nous avons eu ces dernières années une injonction à baisser les effectifs – j’ai fait un plan social assez lourd – et à dédier une partie des forces au travail aux nouveaux enjeux numériques. C’était une double charge pour les équipes. Ce qui est compliqué dans mon métier de manager, c’est de voir que la révolution technologique va beaucoup plus vite que ce que chacun en tant qu’être humain est capable d’absorber. Et je dis bien chacun. Il y a pas de réponse magique sur le bon rythme à adopter. Si on pense qu’on a le temps de se transformer, c’est qu’on ne va pas assez vite par rapport aux usages. Quand on va trop vite, on perd tout le monde en route. L’équilibre est très difficile à trouver et cela ne va pas s’arranger, mais il y a aussi des opportunités de productivité et on n’est sans doute pas au bout.

 

Que peut changer l’arrivée de l’IA dans ce domaine ?

DE : Ces outils ont encore des défauts, mais ils vont rapidement très bien fonctionner. Il est déjà trop tard pour empêcher les gens d’utiliser l’IA. La question est plutôt de savoir les règles qu’on se donne. En matière journalistique, elles sont assez simples : pas un papier qui ne soit pas signé d’un journaliste et pas de photos ou de vidéos issues de l’IA, sauf si c’est extrêmement signalé. Pour le reste, on n’imagine sans doute pas encore le temps qu’il sera possible de gagner sur beaucoup de tâches quand Microsoft aura mis Bard dans sa suite. L’IA est une révolution. Il faut la comprendre et savoir ce qu’on en fait, sans être naïf.

MF : C’est aussi mon point de vue. Il faut distinguer l’IA générative des outils de productivité comme l’automatisation qui est utilisée depuis très longtemps, notamment sur la vidéo. Pour éviter toute ambiguïté, nous bannissons les images fabriquées par l’IA si ce n’est pour illustrer un papier sur l’IA. C’est un sujet de confiance et notre contrat de lecture implique d’être intransigeant sur ce point. Le Figaro vient d’ailleurs de se doter d’une charte sur l’usage de l’IA générative.

Le choix des sources de l’IA est aussi important.

Selon les règles et les algorithmes utilisés, les résultats seront issus d’une seule partie des sources. Le biais ne sera pas seulement cognitif mais aussi idéologique, dans un sens ou dans un autre. Cela correspondra sans doute à la philosophie des entreprises américaines, mais là non plus, ce n’est pas transparent et il y a besoin de régulation.

 

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