La génération numérique est-elle si différente qu’on le prétend ? Cette génération n’est-elle pas au final qu’une » légende urbaine » ? Précisions de Divina Fraud-Meigs, Professeure des sciences, de l’information et de la communication Université Sorbonne Nouvelle.
Le mythe du « natif du numérique » (digital native) émerge en 2001 sous la plume du chercheur américain Marc Prensky dans un article publié en deux volets intitulé « Digital Natives, Digital Immigrants ». Il se fonde sur une idée principale polarisante : les jeunes nés après 1980 sont des indigènes du numérique de par leurs usages et ils apprécient les contenus « du futur » (future content) plutôt que ceux du « patrimoine » (legacy content). Leur style d’apprentissage et leur façon de traiter l’information sont radicalement différents de la génération des « immigrants du numérique » (digital immigrants). Celle-ci se trouve confrontée au défi d’un langage obsolète pour former une population de natifs à la fois aux contenus du patrimoine et du futur… dans le langage des natifs.
Un mythe en lien avec le vécu américain
C’est un mythe des origines, tellurique, installé dans le vécu américain de la frontière (se lancer dans le futur, l’inconnu) et de l’immigration (laisser le patrimoine derrière soi). C’est aussi un mythe des fins, millénariste, apparu au tournant du nouveau siècle, alors que les États-Unis vivaient une série de crises qui allaient culminer avec 9/11 (crise politique avec la remise en cause des élections Bush/Gore, crise économique avec la peur du bug du millénaire et l’éclatement de la première bulle numérique…).
C’est aussi une période clé car elle marque la naissance de l’Internet politique suite aux attaques terroristes, après l’émergence de l’Internet commercial en 1996 avec le passage de la loi des Télécommunications. C’est un mythe par ses proportions intergénérationnelles de querelle des anciens et des modernes (natifs et immigrants sont utilisés au pluriel) : les modernes natifs sont sophistiqués et appuyés par une technologie puissante tandis que les anciens immigrants sont mal préparés et dépassés. Le tout fait crise, avec un substrat où la peur collective touche à des valeurs profondes de la société, conditionnant son évolution, voire sa survie.
Une société du risque et une panique médiatique
La cristallisation du mythe vient du sentiment d’une modernisation très rapide, donnant naissance à ce que le sociologue allemand Ulrich Beck appelle « une société du risque », qui se préoccupe non plus de la sécurité des individus par rapport aux seules forces de la nature, mais par rapport aux forces du développement technologique. Selon lui, le risque est devenu partie intégrante de notre subjectivité et sa gestion et sa prévention sont considérés comme une nécessité politique, économique et sociale. Il en résulte ce que le Polonais Zygmunt Bauman qualifie de « peur liquide », un sentiment d’insécurité qui émane du processus d’individualisation par la technologie. Celui-ci met de plus en plus la responsabilité des choix sur les individus alors même que les structures se complexifient, les oppriment et leur échappent.
Mais à y regarder de plus près, avec des arguments étayés par des recherches empiriques et à la lueur de la nature des débats qui s’en sont suivi, le mythe relève plutôt de la panique médiatique, définie comme une peur extrême suscitant l’engagement des individus avec les médias et relayant un sentiment de perte des repères et des valeurs sociales doublé d’une inquiétude pour l’intégrité morale et psychique des personnes impliquées. Elle met en évidence un risque médiatique : celui du dépassement de l’éducation par les médias, surtout le nouveau média Internet. Elle suggère une profonde incertitude sur la réponse adéquate à lui donner : réformer le système éducatif ou pas.
Les « 4 D » de la panique médiatique
Une panique médiatique est en effet révélatrice de problèmes publics en mutation autour de la socialisation des jeunes, notamment dans l’engagement avec une culture en émergence, celle préfigurée par le numérique en émergence dans les années 2000. Elle se caractérise par quatre étapes, les « 4 D » : Déclenchement, Débat autour d’un Dilemme éthique, Dénouement et Déplacement. Dans le cas de la panique médiatique des « digital natives vs digital immigrants », les quatre phases sont présentes :
Déclenchement : l’événement déclencheur, qui attire l’attention du public, est l’article d’un enseignant (immigrant) qui entérine le ressenti d’une génération d’éducateurs confrontés au phénomène de l’Internet dans sa poussée commerciale à la fois dans les foyers et à l’école, suscitant des usages inédits auprès d’une population de jeunes (natifs) en rupture. Une inquiétude collective, mêlée d’indignation, émerge, qui se cherche une définition et une explication des causes, ce qui passe par la désignation de deux camps opposés et adversaires.
Débat public autour d’un Dilemme éthique : la proposition de Prensky qui fait débat et dilemme est celle d’abandonner les formes traditionnelles d’enseignement de contenus patrimoniaux pour adopter des formes nouvelles pour des contenus du futur. Elle entraîne une série de polémiques sur le bien-fondé d’une telle option, avec des discussions sur la Prohibition ou la Permission d’autorisation du média incriminé (Internet) dans les classes. Se met en place une logique de positions radicalisées, alimentée par les médias traditionnels tout comme les milieux de la recherche. L’opinion publique se mobilise, notamment les parents et les enseignants, avec toutes sortes d’arguments émotionnels et intellectuels qui s’éloignent et dépassent la thèse même de Prensky. Les tonalités éthiques et morales apparaissent dans la polarisation entre la « bonne » et la « mauvaise » pédagogie.
Pour les uns, l’argument d’adapter l’enseignement à ce qui convient aux natifs vient à l’encontre de toute pédagogie et contrevient à la nature même de l’apprentissage (qui doit proposer de nouveaux défis aux jeunes plutôt que de céder à la facilité). Pour d’autres, la terminologie est uni-dimensionnelle, réductrice et simpliste, donc peu utile pour gérer l’ampleur du phénomène dans sa complexité. Pour d’autres, en faveur de la réforme du système scolaire, Prensky met le doigt sur les lourdeurs de l’enseignement classique, son ignorance des besoins socio-économiques contemporains et sa nécessaire adaptation aux implications technologiques. L’inquiétude collective prend la forme de l’excès et de la disproportion, créant du trouble dans l’opinion publique et de la dissonance cognitive.
Dénouement : la résolution est temporairement négociée, avec une série de réformes et lois qui permettent l’intégration plus ou moins contrôlée de l’Internet à l’école. Toutes sortes de compétences et de parcours sont créés, de la maternelle à l’université. Le président Obama soutient le programme STEM, qui offre un socle commun de connaissances et de compétences intégrées et non plus séparées entre Sciences, Technologie, Ingénierie et Mathématiques, pour répondre aux besoins économiques et industriels du XXIe siècle. STEM est porté par la National Science Foundation et fait même partie des critères d’éligibilité à l’immigration aux États-Unis. STEM fait tache d’huile et est adopté dans nombre de pays, fidèle en cela à la gestion du risque des sociétés en voie d’internationalisation par le réseau des réseaux. L’inquiétude collective se calme, non sans sursauts, non sans allusions à des épisodes antérieurs, non sans intimation que d’autres peuvent surgir à l’avenir. La réévaluation du statut de l’Internet s’opère, avec la permission de continuer à fonctionner, sous conditions, notamment à l’égard des jeunes.
Déplacement : la panique une fois passée, il n’y a pas de retour au statu quo d’origine. Les valeurs comparées du pré-numérique et du numérique font désormais partie du débat public, dans et hors l’école. L’évaluation des fonctions et missions de l’école et de l’Internet se fait de manière conjointe et les deux sphères ne peuvent plus s’ignorer. La réévaluation des forces d’autorité et de légitimité est enclenchée, avec validation ou invalidation des normes et des pratiques des uns et des autres. La panique comme peur liquide s’étend à d’autres pays qui mettent en place des programmes comme « Internet responsable »…
Le rôle structurant de la panique
Notamment dans la phase de Déplacement, l’héritage de la panique tourne à une polémique continue entre différentes communautés. Elle a fait prendre conscience d’une question sociale en profonde mutation, qui modifie les liens familiaux, le statut des jeunes, les missions de l’école, le rôle des nouvelles technologies dans l’apprentissage. Les implications culturelles et idéologiques du nouveau média Internet s’installent dans la longue durée. Même si un retour à la routine du business as usual s’installe, l’atmosphère a changé : certaines contraintes subsistent à l’école (accès, connexion wifi…), de nouvelles niches sont créées (programmes pour enfants, jeux ludo-éducatifs, MOOCs…).
La panique médiatique « digital natives vs digital immigrants » pointe vers une renégociation du pacte culturel, avec la mise en place de ce qui ressemble à un principe de précaution médiatique. Selon les pays, le socle commun STEM ou assimilé se voit corrigé par des logiques de contrôle parental et scolaire, par l’éducation aux médias et à l’information, par le socle commun des compétences, connaissances et de culture et surtout par des programmes du type « Internet responsable ». Ils visent à sensibiliser les jeunes considérés comme « naïfs » plutôt que « natifs » aux usages raisonnés et critiques des nouveaux médias. Le risque médiatique est considéré comme suffisamment dommageable à la construction de l’identité et la promotion de la culture pour mener à des politiques publiques. Et ce, d’autant que la recherche a démontré, entre temps, que les apprentissages ne sont pas aussi simples que le mythe l’a donné à croire¹.
Elle est utile car elle met en évidence des déplacements dans les structures de pouvoir, les institutions qui les incarnent et les discours qu’elles véhiculent. Elle fait saillir les lignes de tension entre diverses cultures de contrôle en concurrence, avec les inégalités face aux situations à risque qui s’ensuivent. Elle souligne les risques spécifiques à l’évolution de l’environnement médiatique, dans le néo-libéralisme : les incursions de plus en plus ciblées dans les premiers âges de la jeunesse, la banalisation ou la valorisation de la transgression des valeurs, le brouillage systématique des repères éthiques, le détournement de l’attention des jeunes au profit des médias comme seul dispositif de socialisation (au détriment de la famille et de l’école) et enfin la pénétration multimédia des contenus et comportements à risque malgré les pratiques d’autorégulation du secteur industriel du numérique.
Elle opère un travail de deuil sur le passé tout en œuvrant pour la révision du présent, permettant de débattre du sentiment de perte de repères culturels post-modernes tout en insistant sur la nécessité de refonder l’expérience, y inclus pour y inscrire plus de justice sociale par des demandes de réforme scolaire (distribuer des tablettes à tous dans les écoles par exemple). Elle a pour effet de montrer que la socialisation par les médias relève d’un projet politique et économique tout autant qu’éthique. Elle entérine l’émergence d’un nouveau média et demande la révision des scripts établis pour parvenir à un nouvel équilibre… jusqu’à la prochaine panique !
Photo de Une : Liza Nelson