25 janvier 2018

Temps de lecture : 6 min

Consumons ensemble !

Faut-il panser la France ? La France sature, souffre de mille maux. Mais la France est vivante, agit et s’agite, ce qui pour les sociologues relève d’un mécanisme tout à fait naturel : il est des formes de défouloir bénéfiques et porteuses d’espoir, dont on pourrait souhaiter que les pouvoirs publics s’emparent intelligemment. En un mot : la fête est un acte philosophique.

Faut-il panser la France ? La France sature, souffre de mille maux. Mais la France est vivante, agit et s’agite, ce qui pour les sociologues relève d’un mécanisme tout à fait naturel : il est des formes de défouloir bénéfiques et porteuses d’espoir, dont on pourrait souhaiter que les pouvoirs publics s’emparent intelligemment. En un mot : la fête est un acte philosophique.

La pensée économique de Georges Bataille (1897- 1962) est moins connue que le reste de son œuvre, d’ailleurs longtemps censurée. Bien qu’il ne soit ni économiste ni scientifique, son approche n’est pas sans rapport avec celle de ses contemporains économistes Nicholas Georgescu-Roegen ou François Roddier, et fut influencée par celle de penseurs tel l’anthropologue Marcel Mauss. La théorie bataillienne part d’un postulat simple : nous recevons individuellement et collectivement plus d’énergie que ce dont nous avons réellement besoin pour notre survie. Cet excédent peut nous servir à croître, mais quand la croissance de l’individu et du groupe n’est plus possible via un mécanisme de saturation ou abondance, il devient nécessaire de le dépenser sans profit. Si l’homme peut être dans la nécessité, il n’en participe pas moins de ce mouvement général de dilapidation collective.

La destruction de l’excédent peut alors se faire par l’orgie, la fête collective, mais aussi de manière sublimée par la construction de monuments (temples, pyramides, cathédrales…), par l’art vu comme catalyseur de cette volonté de dépense d’énergie, par l’activité industrielle (notre société de consommation devient alors société de «consumation»), mais aussi de façon catastrophique par la guerre, la révolution ou le besoin de piller les ressources vitales (pollution et excès consommatoire). D’où la nécessité d’opérer la destruction de cette part maudite consciemment en la sacralisant, plutôt qu’inconsciemment, ce qui conduirait à une autodestruction programmée.

Notre société française gagnerait beaucoup à prendre conscience de la saturation de ses besoins. Participant à l’effort mondial de création de richesse et d’information, nous saturons en effet. Cet encombrement global, collectif, individuel a des effets impressionnants et particulièrement lisibles si on se donne la peine de voir le monde à travers ce prisme de dépense inconsciente nécessaire et finalement hygiénique. Perte de repères, brouillage des codes, nihilisme, communautarisme, culture présentéisme : tous les atours de la postmodernité sont explicables par cette saturation non maîtrisée et non sublimée. Cette « part du diable », comme Michel Maffesoli l’a très bien décrite, peut s’exprimer de manière dionysiaque, effervescente, théâtrale. Les excès individuels et collectifs de l’époque s’expliquent ainsi parfaitement par cette volonté « d’amadouer le mal en l’homéopathisant ». Mais ne serait-ce pas aux pouvoirs publics de comprendre et de canaliser ces affects?

Affirmons notre besoin de sacré

Consciemment, au niveau national ou régional, la notion de sacrifice devrait être réintroduite. Dans La Part maudite, Bataille s’intéresse au monde mexicain. Les Aztèques « n’étaient pas moins soucieux de sacrifier que nous ne le sommes de travailler», nous dit-il, citant le chiffre de 20000 sacrifices humains par an. La société aztèque n’est pas organisée de manière militaire : la guerre sert uniquement à alimenter les sacrifices en esclaves afin d’offrir au dieu du soleil le sang des sacrifices. Les victimes, sorties ainsi de l’ordre réel et du vulgaire, sont traitées différemment, comme des princes voire des dieux lors des fêtes rituelles organisées avant les sacrifices. Ces agneaux sacrifiés sur l’autel du bien commun incarnent la part maudite, offerte à la «consumation» nécessaire afin de rééquilibrer l’excédent, de manière à éviter à tout l’édifice de sombrer dans le nihilisme et l’autodestruction. Cette part gérée de destruction, physique, pourrait tout à fait être sublimée dans notre société contemporaine.

Si les pouvoirs publics semblent incapables de comprendre ce besoin de sacré et incapables d’innover en réinvestissant le domaine du sacré, il serait utile de leur suggérer d’imaginer -en lieu et place des sacrifices- des dérivatifs sociaux, collectifs, communs qui pourraient nous permettre de mieux communier ensemble et de mieux « consumer » ensemble, la création d’événements, d’anniversaires ou de célébrations, mettant en avant le formidable bouillonnement créatif et technologique de l’époque. En ce domaine, comme en de nombreux autres, la création et la technologie prennent le relais du religieux et du politique.

Les événements sportifs tout comme les rassemblements culturels symbolisent aujourd’hui ce besoin de dépense, cette violence symbolique ; comme dans l’affrontement entre deux camps dans le cadre de manifestations sportives, où le sang des gladiateurs, sublimé, est remplacé par la sueur des footballeurs et l’argent des sponsors. Dans le cadre de festivals musicaux comme le Hellfest (et son grand succès ces dernières années), la violence symbolique et musicale opère un processus de transfert d’une pulsion (sexuelle et physique) vers un objectif socialement agglomérant, et créant une communauté -la communauté Metal- réputée être une des plus fortes de toutes les « tribus » musicales. Mais les nouvelles technologies nous permettent également d’assouvir cette consumation : lieu privilégié de déploiement des affects, des communions, des émotions, des « affrèrements » comme des divisions ou des tensions extrêmes, les réseaux sociaux constitueraient un nouvel autel sacrificiel à tous nos excès, une sorte de défouloir salutaire. Les institutions, quant à elles, apparaissent aujourd’hui comme plus aptes à gérer, à balancer et à équilibrer qu’à organiser un déséquilibre qui serait pourtant salutaire. Une piste nous vient pourtant, toujours issue de la pensée puissante de Bataille.

Illustration Marius Guiet

Imaginons un don d’État

Suivons-le pas à pas dans son analyse économique méconnue. Revenons à la civilisation aztèque, dans laquelle le souverain se livrait à des gaspillages ostentatoires. Recevant des richesses en don, il en faisait présent aux autres souverains des pays où il se rendait. À son retour de voyage, il organisait des banquets lors desquels il comblait ses invités de présents et de mets raffinés. Bataille rapproche ces pratiques du concept du « potlatch », que pratiquaient les Indiens américains. Le terme nous vient de la tribu des Chinook (un peuple amérindien vivant le long du fleuve Columbia) et se réfère à un don qui oblige son destinataire à un don plus grand, décrit par Marcel Mauss dans son Essai sur le don. Mais, dans l’ambiguïté du potlatch, le donataire acquiert alors un pouvoir et un rang par cette perte de richesse. Qui perd gagne en quelque sorte, et se crée alors une hiérarchie. C’est un peu l’équivalent, dans notre société, du « luxe », qui a une fonction similaire à celle du potlatch, où la dépense, inconsidérée, crée un statut social. Mais le vrai luxe, le luxe authentique exige le mépris des richesses et une indifférence par rapport au labeur, ce qui « voue l’exubérance de la vie à la révolte », comme le note Bataille. L’homme a ainsi le désir de « recouvrer une intimité toujours étrangement égarée, et la résolution du problème matériel est suffisante ». Il s’agit d’aller au bout des possibilités du monde.

Là encore ce sont les technologies qui symbolisent le mieux ce potlatch, donnant accès à des contenus en échange de publicités (contenu et data contre attention), et qui ont le mieux synthétisé cette vérité en un système économique où la donnée personnelle est abandonnée au profit d’un accès à des services. Les institutions sont quant à elles encore une fois totalement déphasées par rapport à cette compréhension du potlatch. Certaines entreprises l’ont mieux compris, et les nouveaux modèles économiques préfigurés par les NATU (Netflix, Airbnb, Tesla et Uber) ou encore par l’ère d’initiatives comme Vélib’, AutoLib et des services en libre-service peuvent laisser préfigurer un changement de modèle à la société industrielle excessive totalement mourante.

Il ferait sens d’imaginer une grande politique de « don contre don », où l’État, les institutions ou les entreprises créeraient des moments symboliques forts, à la manière des banquets des souverains aztèques, réinstaurant des moments forts de communion populaire et de retour du sacré. Il est également possible, de manière plus prosaïque de théoriser cette politique de don via un retournement total du système fiscal, du système des jours de congés, de redistribution partielle de richesses… Le sacré n’a pas de prix. Et nos systèmes politiques en manquent clairement. N’oublions pas que le retour de don sera toujours plus fort. Il devient alors urgent de consumer ensemble pour inventer un nouvel être-ensemble !

Article écrit par Thomas Jamet et tiré de la revue Influencia n°23 : « Les Français savent-ils parler aux Français ? ». Pour en lire davantage, cliquez sur la photo ci-dessous !

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