Jamais autant qu’au lendemain du confinement, n’a-t-on vu de personnes fréquenter ces commerces fermés parce que considérés comme « non essentiels ». Un afflux qui n’a pas faibli depuis, malgré le succès en parallèle du e-commerce. Qu’est-ce qui explique cette attirance pour le commerce physique ? Son cœur au sens propre : on y recherche du lien, de la sociabilité social. « L’homme est un animal social, mais des tendances de fond déstructurent les liens sociaux traditionnels », explique Guénaëlle Gault, directrice générale de L’ObSoCo, société d’études et de conseil en stratégie. Dans un dossier d’octobre 2024, L’Express n’hésitait pas à : « Solitude, urgence sanitaire1 ». « On ne peut que constater un effritement continu du lien social, alors même que celui-ci garantit chez les individus, le sentiment d’appartenance et répond au besoin de reconnaissance », remarque Vincent Chabault, spécialiste du commerce de détail et de la consommation, professeur de sociologie.
La proximité
L’homme est un animal grégaire qui a besoin d’échanges, de lien et le commerce peut y pourvoir : 94% des Français interrogés lui reconnaissent un rôle essentiel dans sa qualité de lien social au sein d’une ville2. Les commerces physiques sont vécus comme des lieux de sociabilité au quotidien et 71% affirment que leur propre ville ils influencent positivement leur qualité de vie.
Tout le monde a en tête cette image de cœurs de villes désertés si préjudiciable à l’attractivité d’un territoire. D’où le succès d’opérations comme SOS Villages à la télévision (sur TF1). Dans les communes rurales isolées, des initiatives se développent sous forme de commerces mobiles (food trucks, trucks alimentaires, café-buvette donnant lieu à des rendez-vous village, truck mode, truck-services3, etc.).
Des marques aussi s’y mettent : Casino teste un camion itinérant dans les campagnes. De nombreuses initiatives se mettent en place pour redynamiser les centres-villes, qu’elles proviennent de maires ou de foncières telle la foncière solidaire Villages vivants. Ce thème s’est même invité au MAPIC 2024, le plus grand salon international de l’immobilier commercial, au travers du Retail & Urban Regeneration Summit (comprendre : « sommet sur le commerce de détail et la régénération urbaine ») ».
L’homme est un animal grégaire qui a besoin d’échanges, de lien, et le commerce peut y pourvoir.
Par ailleurs, les marchés, toujours plébiscités pour leur convivialité et leur proximité, se doublent de halles alimentaires nouvelle génération, à l’image des célèbres et historiques Halles gourmandes de Dijon, rénovées il y a peu et dont la renommée a franchi les frontières. La clé du succès : réunir dans un esprit de convivialité et d’échange en un même lieu (couvert) des producteurs locaux autour d’espaces de dégustation communs. En France, le nombre de ces « Halles gourmandes » a été multiplié par 10 en moins de dix ans. Métropoles et villes moyennes veulent la leur, d’autant qu’elles constituent à chaque fois de véritables moteurs d’attractivité, en favorisant l’essor de tout un éco–système gourmand et festif. Parmi les plus connues : Lyon, qui a ouvert les Halles Bocuse, et Issy-les-Moulineaux, dont les Halles Issy-Biltoki ont rouvert après rénovation. Dernières en date : Toulon, où Altarea a redonné vie aux Halles gourmandes de la ville avec Biltoki, et les Halles de Béziers en 2024, qui accueillent à nouveau leur public ré-ouvertes après réhabilitation, toujours en partenariat avec Biltoki. Quant à La Communale à Saint-Ouen (Ile-de-France), inaugurée en janvier 2024 sur 7 500 m2, elle se hisse tout bonnement comme la halle gourmande la plus grande d’Europe !
Les magasins traditionnels répondent
À Nantes, Bordeaux, Toulouse, les commerçants co-organisent des fêtes de quartier. À Paris, des bouchers proposent des ateliers en soirée (désosser une volaille, fabriquer des saucisses, du foie gras…). Toujours à Paris, un épicier de quartier met son espace à disposition pour des cours de français4. Depuis 2022, des enseignes comme Carrefour, Leclerc, Auchan, ou Système U testent des « Bla-bla caisses », une idée importée des Pays-Bas. Leur « mission » : permettre aux clients qui prennent cette voie à discuter avec l’hôtesse (ou l’hôte) de caisse, ou entre eux. À Aix-en-Provence, devant le succès rencontré par la librairie Mon Chat Pitre (l’amour des livres conjugué à l’amour des chats), ses fondateurs ont lancé en 2024 un réseau de franchises de ronron-thérapie. On ne dira jamais assez le pouvoir anti-stress et socialisant des animaux !
Les marchés, toujours plébiscités pour leur convivialité et leur proximité, se doublent de halles alimentaires nouvelle génération.
Dans cette veine, Lululemon initie ses clients au yoga, AromaZone donne la possibilité d’assister à des ateliers autour de la cosmétique, Mango a créé des cabines d’essayage où il est permis de se photographier en photo ou de faire un film entre copines pour s’inventer des situations et créer les images d’un moment privé. Les pop-up et autres magasins éphémères se révèlent toujours plus créatifs et plus expérientiels, à l’exemple de celui H&M qui proposait cet automne dans le Marais, sur 850 m2, une scénographie immersive et futuriste. Herbarium consacrait un étage à l’initiation au yoga, un autre à la rencontre avec de jeunes artistes et un troisième à essayer des produits au CBD.
Des lieux de vie plébiscités
Même pour la Génération Z, digitale par excellence, accro aux réseaux sociaux et aux achats sur Internet5, le magasin reste le lieu privilégié du shopping plaisir, et pour 47% d’entre eux, c’est l’occasion de vivre une expérience entre amis6. « Les jeunes ont une relation épidermique au commerce physique. Ils viennent y vivre une expérience et ils le font à plusieurs, dans une envie de partage. C’est un moment qu’ils préparent ensemble avant et dont ils parlent après », souligne Francis Serena, directeur de création retail & architecture chez Dragon Rouge. Et qu’ils partagent dans les espaces restauration, de plus en plus nombreux dans les centres commerciaux (autour de 20% de la surface totale pour certains des plus récents). « Le centre commercial a un rôle à jouer pour recréer du lien social. Son modèle a évolué et continuera de muter pour devenir un authentique lieu de vie et de partage, plus ouvert, au sens propre et au sens figuré », rapporte également Alice Durand-Buffet, directrice marketing, communication & RSE du groupe Apsys. C’est un positionnement que le groupe suédois Ingka group a poussé au maximum pour sa nouvelle marque de centres commerciaux Livli. Matt Drage, Ingka Centres Global Marketing & Communication Director, précise : « Chez Ingka group, nous ne parlons pas de centres commerciaux, nous disons meeting places (“lieux de rencontre”).»
Parce que le centre commercial se trouve au cœur du parcours d’achat (60% des Français en fréquentent au moins une fois par mois7), les grandes foncières (Altarea, Apsys, Carmila, Redevco, Klépierre, Unibail-Rodamco-Westfield [URW]…) ont bien compris l’enjeu d’en faire des lieux de vie aux multiples attraits. URW n’a-t-il pas récemment reçu une demande pour organiser un mariage dans l’un d’eux ? À Brest, le centre commercial d’Altarea, n’a-t-il pas accueilli le traditionnel bal des pompiers ?
Plus largement, les loisirs, créateurs par excellence de lien social, occupent une place de choix. « Nos animations sont conçues pour développer le lien social », fait remarquer Rodrigo Clare, directeur général d’Altarea commerce. D’où la présence accrue de jeux d’arcades, escape games (le seul Batman Escape d’Europe s’est installé à Boom Boom Villette [Paris]), bowlings, murs d’escalade, loisirs immersifs toujours plus innovants, laser games thématiques, etc. Les Ateliers Gaîté ont inauguré en septembre 2024 Smile World, un nouvel espace XXL dédié aux loisirs. Et, dans le tout nouveau centre commercial Neyrpic, près de Grenoble, la moitié de la surface est dédiée aux loisirs et à la restauration. Dernier exemple : en novembre 2024, le Westfield Forum des Halles (Paris) a accueilli le champion français Bakary Samake à l’occasion d’une compétition de boxe en ses murs, une première du genre.
Des lieux de découverte
Dans l’art et la culture, on n’a pas négligé non plus la dynamique de ce qui attire les foules, et fait une entrée en force. Pendant la Nuit Blanche 2024, Beaugrenelle Paris a invité ses visiteurs à un voyage artistique autour du travail collectif d’OJAN et de Grand Crayon. Durant l’été 2024, Cap 4000 à Nice a proposé une exposition avec la Fondation Maeght. Le Carrousel du Louvre a exposé des œuvres inédites de Juliette Agnel pour le Festival Photo Days 2024. Qwartz vient de signer un partenariat avec le musée du Louvre. Dans le nouveau centre commercial Neyrpic, la part dévolue à l’art se veut un véritable élément de différenciation. Le Forum des Halles a organisé pour la troisième année consécutive un concours de fresques dans son patio central. Côté musique, Muse Life à Metz réunit systématiquement depuis cinq ans près de 10 000 personnes. Chaque été, le Festival de musique de Bercy Village est devenu incontournable. Pendant l’été 2024, le centre commercial Val d’Europe s’est métamorphosé en un univers immersif et multi-sensoriel pour faire vivre une expérience unique à la croisée des arts et des sciences, le tout sur fond de musique classique. Les Stop ou encore ? Les artistes aussi ont la volonté de manifester leur présence et leur capacité à créer du lien : dans leurs ateliers, ils invitent à la participation, dans toutes les disciplines : arts créatifs (comme le Mom’Arbre d’Ikea à Italie 2 pour les enfants), danse (comme les Urban Days à Créteil Soleil), sciences (comme les Science Expériences à Bercy Village), musique classique pour les enfants (au centre commercial Val d’Europe). Bref, « quand les gens viennent chez nous, ils vivent une expérience collective, entre amis, en famille. Notre objectif est de créer des lieux du vivre-ensemble », explique Dominique Hautbois, directeur général Retail France chez Unibail-Rodamco-Westfield.
Même pour la Génération Z, le magasin reste le lieu privilégié du shopping plaisir, et pour 47% d’entre eux, c’est l’occasion de vivre une expérience entre amis.
Les actions RSE se multiplient
Le retailtainment n’est qu’une partie des événements mis en place par les centres commerciaux pour favoriser le lien social. Les initiatives RSE en sont une autre auxquelles les foncières sont très attachées, au point de les précéder d’études d’impact. Adaptées à la réalité de chaque territoire, elles mettent en avant les acteurs locaux, les collectivités, le tissu associatif. Les rendez-vous solidaires autour de la santé se font plus nombreux. On voit se multiplier les forums de l’emploi, les job datings. À Neyrpic, sur 300 m2, L’Atelier se veut un lieu de rencontres à destination des jeunes et des étudiants du territoire en vue de favoriser leur engagement citoyen. La place donnée aux enseignes locales et solidaires, aux opérations de vide-dressing et de seconde main grandit. Les espaces de télétravail et de coworking se développent (le premier Hejworkshop a ouvert en novembre dernier à Italie 2 ; l’espace de coworking de Neyrpic est en cours de commercialisation).
Près de 7 Français sur 10 (69%) déclarent s’intéresser au commerce à impact – en dehors du bénéfice immédiat – pour se retrouver autour d’enjeux collectifs et communautaires qui leur ressemblent.
Le succès du commerce à impact
Près de 7 Français sur 10 (69%) déclarent s’intéresser au commerce à impact8, et quand ils le font, c’est, – en dehors du bénéfice immédiat –, pour se retrouver autour d’enjeux collectifs et communautaires qui leur ressemblent. Dans l’étude à impact (étude d’évaluation des stratégies d’une entreprise sur son environnement) réalisée en 2020 par Andes, réseau pionnier des épiciers solidaires créé en 2000, le renforcement du lien social et la sortie de l’isolement est tout aussi important pour ceux qui les fréquentent que l’accès à une alimentation de qualité et diversifiée.
Ces nouveaux commerces se sont multipliés et tournent autour de quatre pôles : les commerces de production locale ou raisonnée, comme les magasins dits direct producteur, les magasins Bio c’ Bon, La Vie Claire, L’Eau vive, Naturalia ou les boutiques du Made in France (qui disposent désormais d’un collectif). Les commerces alternatifs à la possession de produits neufs s’appuyant sur la seconde main ou le reconditionné sont très courus (la Friperie solidaire, Emmaüs, la Boutique solidaire de la Croix-Rouge, Rejoué…). Et l’on voit se multiplier les coopératives (La Louve à Paris, DionyCoop à Saint-Denis) ou commerces d’insertion ainsi que les points de service (Fablab, Repair Café…).
Dans une société toujours plus éclatée, reste au commerce physique à savoir maintenir et favoriser le lien social pour garder la place privilégiée qu’il occupe (encore !) dans la vie des Français.
1. L’Express, 10/10/2024, pp. 66-68.
2. 2e vague du baromètre L’ObSoCo & Galimmo, 2024.
3. En 2023, Cyril Nowy qui avait créé trois ans plus tôt un atelier mobile de maintenance informatique Informa’truck a reçu le Grand Prix 2023 et le Prix du Vivre Ensemble du concours Innovez à la campagne, du réseau Initiative France.
4. Exemples cités dans l’étude Datactiviste 2024.
5. 34% des 18-24 ans y font des achats au moins une fois par semaine. Source : étude Zendesk, 2024.
6. Étude Intuiti/Jam, 2023.
7. 2e vague du baromètre L’ObSoCo & Galimmo.
8. 2e vague du baromètre L’Obsoco & Galimmo, op. cit.