7 juin 2022

Temps de lecture : 4 min

Comment le marketing s’apprête à envahir nos rêves.

Après plusieurs expérimentations menées autour de l’incubation des rêves, ces dernières années et l’appel à la vigilance formulé il y a quelques mois par un comité de scientifiques, nous sommes en droit de nous demander jusqu’à quand nos rêves demeureront imperméables à la publicité ?

« En m’endormant, je dis au monde extérieur : laissez moi tranquille, car je veux dormir ». C’est donc un fait, Freud n’aurait jamais pu travailler dans le marketing. A l’occasion du précédent Superbowl qui s’est tenu le 8 février 2021, la marque de bière Coors avait dévoilé une campagne très originale… mais particulièrement inquiétante d’un point de vue éthique. En collaboration avec l’agence DDB et le Dr Deirde Barrett, professeur de psychanalyse à Harvard et experte renommée des rêves, le groupe industriel promettait de la bière gratuite à 18 cobayes en échange de leur participation à une étude qui visait à implanter une annonce publicitaire dans leur sommeil. La marque américaine avait conçu pour l’occasion une vidéo humoristique qui mettait en scène des canettes de bière dansantes et des poissons parlants, surement pour éviter de trop nous terrifier, avec en vedette la pop star Zayn Malik. Après ce grand moment de surréalisme, les 18 heureux élus avaient été invités à piquer un somme, bercés durant leur sommeil par une bande-sonore utilisant des extraits de la vidéo. Résultat : environ 30 % des participants avaient déclaré que les produits Coors étaient apparus dans leurs rêves. De quoi laisser songeur quant aux possibles applications d’une telle technologie.

 

 

Alors que nous sommes de plus en plus nombreux à parsemer nos habitations d’appareils connectés, notre sommeil semble être la dernière poche de résistance capable de tenir têtes aux marketeurs les plus acharnés et aux produits qu’ils veulent nous faire acheter. Une forteresse mentale jusque-là imprenable – au grand dam de Christopher Nolan – qui pourrait bien finir par céder. L’enquête Future of Marketing 2021 de l’American Marketing Association New York, menée auprès de 400 spécialistes du marketing de diverses entreprises américaines, a révélé que les trois quarts d’entre eux souhaitent déployer des technologies de publicité par le rêve d’ici à 2025. Pour vous prouver qu’il ne s’agit pas de simples élucubrations sans fondements, une équipe de 38 experts spécialisés dans les domaines du sommeil et du rêve a signé l’été dernier une lettre ouverte avertissant que la publicité serait sur le point d’envahir nos rêves. Simple hype sans fondement ou dystopie bien réelle en voie de s’accomplir ?

Sleep tight

Certains scientifiques ont déjà mis au point des méthodes permettant de modifier le contenu de nos rêves, pour l’instant – vous sentez notre anxiété ? – de manière très rudimentaire. En 2020, Adam Haar Horowitz, un doctorant du groupe Fluid Interfaces du MIT, présentait un dispositif appelé Dormio pour « incuber » nos rêves avec des idées très simples. Le système détecte le moment où le sujet entre en hypnagogie, à savoir l’état de conscience transitoire entre la veille et le sommeil, puis lui fait entendre des stimuli auditifs spécifiques dans le but de modifier ses rêves. Au cours de ces expérimentations, les participants qui ont reçu le mot « arbre » ont ainsi rêvé d’arbres dans 67 % des cas.

 

 

Une expérience qui a fait date, notamment car elle était la première à employer le terme « d’incubation ciblée des rêves » et ainsi offrir un champ lexical à un – futur ? – domaine marketing qui n’en demandait pas tant. Si le chemin à parcourir entre rêver d’un arbre et d’une Citroën C5 toute option intérieur cuir semble encore long à parcourir, l’omniprésence d’appareils connectés autour de nous, que nous évoquions en introduction, pourrait permettre de donner vie à cette forme ultime du placement de produit. Ceux-ci pourraient facilement être utilisés pour initier subtilement des messages publicitaires dans nos rêves. De la simple fiction, fort heureusement, en vue des législations actuelles et qui ne sont pas prêtes de s’assouplir – au grand dam de Zuckerberg, cette fois –.

 

Sonnez les matines

Les plus cyniques, et les plus renseignés sur les stratagèmes déjà mis en place pour influer mercantilement sur notre cortex cérébral, répondront sans sourciller : « quoi de plus logique ? ». Les rêves ont une signification particulière pour des millions de personnes. C’est en étant plongé dans un songe que notre cerveau forme alors des associations fortes. « Les rêves sont des mécanismes qui ont évolué biologiquement pour nous aider à prendre des décisions cruciales sur la façon de mener nos vies », expliquait ainsi Robert Stickgold, professeur de psychiatrie à la faculté de médecine de Harvard, expert en études sur les rêves et principal auteur de l’article en question. « Lorsque vous êtes éveillé, vous avez toute une collection de filtres et de mécanismes pour évaluer les informations et filtrer les publicités. Votre cerveau endormi ne peut pas faire cela. Il part du principe que tout ce qui est activé pendant le sommeil l’est de manière interne, et non par des forces extérieures ».

Pour répondre à ce défi d’un genre nouveau, Stickgold et Haar, également signataires de la fameuse lettre ouverte, insistent sur le fait que des mesures politiques doivent être prises rapidement : « Nous pensons qu’une action politique proactive doit être mise en oeuvre de toute urgence pour empêcher les annonceurs de manipuler l’un des derniers refuges de nos esprits conscients et inconscients déjà assiégés, nos rêves », ont-ils écrit. Sans oublier que les mêmes dispositifs pourraient servir à des objectifs plus nobles : « Nous pensons que les traitements contre les cauchemars, l’amélioration de l’apprentissage, la thérapie de nuit, l’augmentation de la créativité et la lutte contre la dépendance sont tous du domaine du possible », écrivait ainsi Adam Haar Horowitz.

 

 

Pas de quoi en faire des cauchemars

Malgré ces nombreux appels à la vigilance, plusieurs experts et scientifiques cherchent avant tout à nous rassurer et à dédramatiser la situation. C’est le cas notamment du Dr Deirdre Barrett, qui, après avoir salué le message porté par les auteurs de la lettre en ces termes : « Je suis tout à fait d’accord avec le principe fondamental exprimé dans cette lettre : l’inacceptabilité éthique absolue de la publicité passive et inconsciente pendant la nuit, avec ou sans notre permission », se déclare « déçu » par la terminologie « d’incubation ciblée des rêves » utilisée par l’entreprise, à savoir son employeur, qui fait davantage penser à la « science-fiction et/ou d’expérimentation militaire de contrôle de l’esprit ». Avant de conclure : « Selon ma lecture de la littérature scientifique, il existe peu de preuves suggérant que les publicités liées au sommeil ou aux rêves seraient aussi efficaces que celles présentées à un consommateur éveillé (…) Bien sûr, vous pouvez diffuser des publicités à quelqu’un pendant qu’il dort, mais pour ce qui est d’avoir un véritable effet, il y a peu de preuves ». Vous pouvez donc vous endormir sur vos deux oreilles.

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