18 septembre 2013

Temps de lecture : 4 min

La colère, les réseaux sociaux et le bijoutier

L’émotion est partout…Elle règne en maîtresse implacable sur notre société. Au-delà de tout rationnel, elle signe le retour d’une réelle « sensibilité primitive » avec laquelle il faut apprendre à vivre.

Des hurlements des filles aux concerts de Justin Bieber ou Lady Gaga saisis en direct par des milliers de téléphones mobiles connectés, jusqu’aux flashmobs, en passant par 99% des échanges de vidéo ou les boucles des chaînes d’information misant tout sur l’info sensationnelle : beaucoup de choses dans notre société répondent aujourd’hui à une émotion : tour à tour le rire, la tristesse, la nostalgie, l’effroi, ou la peur…

Une étude passionnante menée par l’Université de Beihang en Chine a analysé les comportements viraux sur la toile et en particulier sur les réseaux sociaux. Elle démontre en quoi un véritable instinct grégaire (désignant la tendance instinctive qui pousse des individus d’une même espèce à se rassembler et à adopter un même comportement grâce au digital) se développe et notamment grâce au digital. Il suffit d’observer les réseaux sociaux, et en particulier Twitter et ses RT (retweets) pour se rendre compte que sur la toile, la règle du « qui se ressemble s’assemble » est une réalité. Mais les internautes qui se « suivent » s’imitent-ils, s’influencent-ils pour autant ? Une des questions soulevées par l’étude est aussi de comprendre si certaines thématiques émotionnelles sont plus influentes que d’autres, plus virales.

Les découvertes issues des résultats de cette étude chinoise (menée pendant une période de six mois sur le géant Weibo (l’équivalent de Twitter en Chine) qui compte plus de 500 millions d’utilisateurs postant environ 100 millions de messages par jour) sont très intéressantes.

Quelques 70 millions de « tweets » envoyés par un échantillon de 200.000 utilisateurs ont été utilisés pour étudier les comportements en ligne des internautes les plus fortement connectés entre eux (ils devaient avoir plus de 30 interactions au cours de l’étude). Les chercheurs ont déterminé les « sentiments » de chaque tweet dans leur base de données en analysant par exemple les émotions qu’ils contenaient via une approche sémiologique. L’idée était d’évaluer si une personne ayant un comportement négatif ou positif influençait ses followers dans son humeur et dans ses publications. Ils ont divisé les tweets en quatre catégories de contenus : la joie, la tristesse, la colère ou le dégoût.

Les conclusions de l’étude sont sans appel : c’est la colère qui est la plus influente des émotions sur les réseaux sociaux, bien au-delà de la joie, du dégoût ou de la tristesse… Si une personne envoie un tweet que l’on peut catégoriser comme émettant de la colère, la probabilité que ses followers aient également envie d’envoyer un message de colère, et que les followers de ses followers aient envie de le faire également (et ainsi de suite) est plus forte que concernant les autres émotions…

Cette analyse met également le doigt sur le fait que la colère sur Weibo semble surtout concerner avant tout des sujets de société, des sujets politiques, ou même de politique internationale. Un détail intéressant qui peut rappeler une affaire apparue en France ces derniers jours… Il s’agit évidemment de l’affaire du bijoutier de Nice et ses 1 700 000 membres de la communauté facebook « likant », soutenant cet homme mis en examen pour homicide volontaire après avoir abattu un braqueur qui venait de cambrioler son magasin. Ce fait divers ne met pas en exergue uniquement la violence dans notre société, l’insécurité, la lutte contre le banditisme, un sentiment effrayant d’impunité. Au-delà des polémiques sur le nombre de « like » achetés par les créateurs de la page cette histoire réveille beaucoup de sujets et nous force à comprendre que nous vivons un moment d’accélération.

La civilisation du « live » créée par la diffusion en instantané de l’information via les nouvelles technologies a atteint un cap. Jamais le monde n’avait encore connu la même chose au même moment de façon aussi intense. Ces presque 2 millions de soutiens en quelques jours montrent que la colère suscitée par cette affaire a fait tâche d’huile très rapidement ; sans doute bien plus rapidement que ne l‘aurait fait aucun contenu « joyeux », et que les réseaux sociaux couplés ont directement participé au succès de cette page, les « amis » de nos « amis » likant cette page.

C’est comme si les nouvelles technologies permettaient de libérer cette pulsion de colère, comme si les réseaux sociaux facilitaient, rendaient plus aisés la satisfaction immédiate de tous nos pulsions négatives (comme positives parfois également) et désinhibaient nos envies, nos pulsions. Ce changement de paradigme est majeur par rapport aux règles classiques construites par la société patriarcale et moderne qui taisait les pulsions. C’est ce que Freud approchait dans Malaise dans la civilisation (1930), un ouvrage qui met en lumière le fait que la culture est construite sur plusieurs principes-clé dont la renonciation au plaisir égoïste, le refoulement des pulsions et le principe de culpabilité. Il s’agit-là d’une révolution (au sens étymologique, un retour à un état premier) et d’une re-création d’un état primitif brimé et lissé par des siècles de positivisme et de modernité.

La société contemporaine nous offre depuis quelques années, avec l’établissement de la société de consommation tout d’abord puis avec le digital et le développement de la mobilité (qui en est un prolongement) une satisfaction immédiate et concrète de tous nos besoins : l’information est disponible partout, n’importe où et sur n’importe quel canal et tous les contenus sont disponibles sur tous les contenants C’est ce que l’on appelle l’ATAWAD (AnyTime AnyWhere AnyDevice). Cet ATAWAD symbolise le décloisonnement des pulsions remarquées initialement par Freud. Le digital ouvre tous les possibles et il n’y a plus de limites : à chaque besoin correspond une réponse, accessible immédiatement et sans délai. Sans même que nous nous en rendions vraiment compte, l’envie et le besoin, la satisfaction des désirs sont bel et bien libérés. On a faim, on mange. La colère devait s’exprimer, elle s’exprime, se focalise sur cette affaire… Elle se fixe et se diffuse d’autant plus qu’elle est plus « virale » que toutes les autres émotions.

Il y a dans ce mouvement une pulsion qui a tout d’une « sensibilité primitive » telle qu’a pu la décrire Michel Maffesoli dans son ouvrage « Le Rythme de la Vie ». La colère semble trouver sa place naturellement dans le nouvel environnement digital. Comme toutes les énergies, à nous de savoir la gérer.

Thomas Jamet – Moxie (www.moxieparis.fr) – Président / CEO
thomasjamet.com / @tomnever

Auteur de « Renaissance Mythologique, l’imaginaire et les mythes à l’ère digitale » (François Bourin Editeur) et  » Les Nouveaux défis du Brand Content – Au-delà du Contenu de Marque  » (Pearson Village Mondial)
 

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