Citoyennes, citoyens, etc. Focus sur le rapport des Français aux institutions
Quel est le rapport des Français à l'action des pouvoirs publics ? Si les politiques publiques répondent aux attentes des Français, ces derniers appréhendent peu leur mise en œuvre concrète dans leur quotidien. Pour combler cet écart, la communication doit évoluer en s’appuyant sur des relais de proximité et de nouveaux cadres d’écoute.
« Bien que l’action de l’État entre en résonance avec les préoccupations et aspirations des Français (pouvoir d’achat, sécurité, santé, éducation), ceux-ci appréhendent finalement peu la mise en œuvre effective et concrète des politiques publiques dans leur quotidien. Pour lutter contre ce différentiel entre l’action et la perception de l’action, la communication joue un rôle et doit évoluer, en renouvelant les cadres d’écoute et en s’appuyant sur des acteurs bénéficiant d’une proximité directe avec les citoyens. Cette collaboration avec 366 au travers du chapitre « Citoyennes, citoyens, etc. » offre un éclairage nouveau, ancré dans les territoires, et permet ainsi de mieux appréhender le rapport des Français à l’action des pouvoirs publics » Michaël Nathan, Directeur du Service d’Information du Gouvernement.
« Les Français n’aiment pas leur État mais ils en attendent tout – ou presque. Ils le soupçonnent d’être l’instrument des nantis et des puissants, mais ils lui demandent assistance et protection (…). Ils redoutent son emprise et ils revendiquent ses bons offices. » Édito récent ? Non : propos d’un Alain Duhamel de 30 ans, commentant, en 1970, un sondage de la Sofres sur « Les Français et l’État » et détaillant, déjà, le rapport paradoxal que nous entre- tenons avec la puissance publique. Nous sommes – et il nous arrive de nous en glorifier – un peuple de paradoxes, et ce, sans doute depuis plus longtemps encore que cet article, vieux de plus d’un demi-siècle, ne le donne à voir. Nous sommes des républicains en quête d’hommes providentiels, des individualistes épris d’égalité, et surtout – comme Jean Viard le résume en quelques mots : « bonheur privé, malheur public » – des pessimistes heureux, globalement contents de notre sort personnel et profondément inquiets – ou critiques – de notre trajectoire commune. Si nos paradoxes sont identifiés, commentés, analysés de longue date, ils n’ont jamais été aussi puissants qu’aujourd’hui. Et on peut aisément le comprendre. L’information nous parvient en flux continu et, souvent, sans ordre ni hiérarchie. Nous la trions comme nous pouvons et nous constituons ainsi des opinions de plus en plus radicales sur ce qui marche ou pas dans le pays et les causes de ces dysfonctionnements réels ou supposés. Nous comparons notre situation à ce que nous percevons de celle « des autres » (dans d’autres régions, d’autres pays ou d’autres milieux).
Réalité et perception : la grande torsion
Les chiffres ne manquent pas pour illustrer le grand écart entre la perception qu’ont les Français de leur situation à l’échelle individuelle et celle qu’ils ont de la situation de la France et de l’État. Tandis que 83 % des Français disent être « satisfaits de la vie qu’ils mènent » (la moyenne européenne est de 86 %, d’après l’Eurobaromètre 101 de la Commission européenne), 14 % seulement des Français estiment en effet que les choses vont « dans la bonne direction en France » (GRAPHIQUE 30). Sur le plan économique, 73 % estiment encore que la situation du pays est mauvaise quand une propor- tion à peine inférieure (67 %) estime que la situation financière de leur ménage est bonne.
Ce différentiel de perception entre les niveaux indivi- duel et collectif est le moteur le plus puissant, autant que la manifestation la plus claire, de la probléma- tique autour de laquelle tourne toute cette édition de « Françaises, Français, etc. » : notre difficile rapport à la réalité, à l’altérité, à l’adversité s’en nourrit autant qu’il le renforce.
En nous intéressant, dans ce chapitre, à la façon dont nous percevons l’action publique, dont nous en décryptons les intentions et en évaluons les résultats, nous touchons donc, d’une certaine manière, au cœur du sujet.
Comprendre pourquoi et, surtout, comment s’éla- bore cette image à la fois décliniste et « à distance » de notre situation est clé, parce que ce filtre semble être un obstacle à toute possibilité de lecture apaisée de ce qui se passe, à tous les niveaux, dans le pays. Tenter de tracer des voies possibles de réconcilia- tion de nos deux visions (une vision nécessairement précise et plutôt positive, une vision de loin plus impressionniste et négative) est donc un objectif majeur pour ceux qui œuvrent à faire connaître et comprendre l’action de l’État.
Le terreau de ce « French paradox » en matière d’opinion est ancien et fertile. Sans doute faudrait-il remonter bien loin pour en identifier les origines. Ce qui nous intéresse ici, c’est qu’il existe, et qu’il est le biais, le système à partir duquel nous construi- sons nos représentations et nos jugements de ce que fait l’État comme de l’état du pays. Et que c’est à partir de cela que nous agissons, notamment en tant que citoyens.
Si la mécanique n’est pas neuve, le moins qu’on puisse dire est qu’elle s’est emballée et qu’elle est désormais surnourrie par au moins deux choses : la surabondance des données et le flux continu des images et des mots.
Grands chiffres
Pas un jour sans son chiffre. Nous sommes abreuvés de données « dures » et de sondages d’opinion. On peut – et on doit – faire le distinguo entre ces deux types de données. On peut – et on doit –, aussi, constater qu’elles participent du même processus d’imposition d’une représentation « objectivée » du pays, et contribuent, par leur abondance cumulée, à leur démonétisation commune (GRAPHIQUE 31). Si la statistique publique est souvent produite par des organismes nationaux (Insee, Dares…) ou internationaux, elle peut aussi être comptable (un investissement) ou financière. Ces données-là sont stables, et leur élaboration est organisée par des protocoles rigoureux et, souvent, des normes inter- nationales. Elles ont vocation à mesurer et à décrire le réel, à orienter et à évaluer l’action publique. Elles sont donc supposées dresser un portrait objectif du pays et, de ce fait, poser les bases d’un consensus sur sa situation et son évolution.
Si l’on en croit un sondage (!) Harris Interactive commandité par l’Insee fin 2022, 53 % des Français ont plutôt confiance dans les chiffres et données publiés sur la situation économique et sociale du pays, mais ils ne sont que 18 % à avoir tout à fait confiance en eux. Et, surtout, à peine 23 % à estimer que ceux-ci reflètent tout à fait la réalité telle qu’ils la vivent. C’est, notamment, le fait de l’utilisation d’indica- teurs moyennisés qui, pour utiles et significatifs qu’ils soient, ne rendent évidemment pas compte de la diversité des vies et des trajectoires vécues par les habitants du pays.
Dans une note récente à la Fondation Jean-Jaurès, Jean-Luc Tavernier, le directeur général de l’Insee, parle ainsi des effets pervers de la « dictature de la moyenne ». Il se demande à cette occasion si cet effet n’est pas plus fort en France, pays « de statuts », où l’on a souvent « l’impression que d’autres catégories sociales sont mieux traitées que la sienne, et où l’on peut être de ce fait plus réticent à accepter la portée de statistiques agrégées ». On le voit ici des mesures a priori objectives peuvent contribuer à construire une image du collectif à laquelle il est difficile de s’identifier et qui peut donc contribuer à un sentiment de différence positif (« je vais mieux que le pays ») ou négatif, voire nourrir la défiance déjà bien présente envers la parole publique. Les sondages, dont les médias sont si friands, contribuent également, à leur manière, à la fabrication des représentations du pays. Il ne s’agit pas de remettre en cause leur grande utilité à refléter et à détailler, au travers d’enquêtes appro- fondies, la façon dont l’opinion se structure et évo- lue. Mais le monitoring serré de l’état de la France qu’apportent les enquêtes d’opinion n’agit pas de façon neutre.
En assimilant l’opinion d’une majorité – parfois courte – à celle « des Français », elles nourrissent parfois le sentiment d’un éloignement, voire le soupçon d’une fabrication par un « système » manipulateur. En apportant une mesure le plus souvent ex ante et simplificatrice de toute décision ou projet, ils peuvent contribuer au sentiment d’une paralysie de l’action publique en la jugeant – sou- vent négativement – avant même qu’elle ne puisse se développer. Mais le problème principal de cette production quotidienne de chiffres tient surtout de l’usage qui en est fait par les politiques et par les médias (classiques et réseaux sociaux).
Petites images
La mécanique éditoriale de nombreux médias consiste en effet à associer un chiffre qui fait fonction de fait générateur et des illustrations « du quotidien » qui viennent lui donner chair et achèvent d’en imposer le caractère représentatif (au sens propre, « qui représente, rend sensible », selon Le Robert). Le chiffre, le plus souvent absorbé dans l’urgence et sans recul, dicte ainsi l’agenda de l’actualité : commentaires, débats, reportages, clés de lecture du réel. Ce traitement médiatique obère notre capacité à nous projeter dans un collectif. Il renforce aussi notre impression d’urgence, de crise permanente.
Au premier rang des « usual suspects », les réseaux sociaux et les chaînes d’information en continu forment une toile sombre et étroite dans laquelle les Français se jettent, se débattent, voire s’enferment. Médias du court terme donc du sensationnel par essence, ils se construisent principalement de deux ingrédients : le buzz et le clash, l’un entraînant l’autre. Logiquement, les « mauvaises » nouvelles sont leur carburant. Comment, pour reprendre une métaphore écu- lée, « faire l’événement » sur un train qui arrive à l’heure ? Au-delà de la surexposition des faits divers, ils exploiteront donc volontiers, à coups de témoignages individuels et parfois viraux, le calvaire des parents d’élèves d’une école insalu- bre ou la galère des habitants d’un village dont le dernier médecin prend sa retraite. Cette confusion permanente du général et du particulier donne une valeur de vérité au témoignage, au ressenti et conforte chacun dans ses opinions ou ses inquié- tudes, les transformant peu à peu en certitudes. Cette juxtaposition d’images indignées (le « coup de gueule » devenu passage obligé), misérabilistes, alarmistes… contribue souvent à brosser le tableau d’unpaysoùriennevamêmequand«ici»,çaneva pas si mal. On peut ainsi citer les propos entendus, en marge de la visite mémorielle du président de la République, à Oradour-sur-Glane : « Ici, il ne se passe rien. Mais ils regardent la télé et ils croient que ça va être Orange mécanique. »
Un discours trop rationnel, trop globalisant nourrit le procès en déconnexion fait à l’État (sphères politiques et administratives confondues), renforce les soupçons de technocratie déshuma- nisée, d’incapacité à comprendre et à aider « les gens comme moi », voire de mensonge délibéré. La plongée dans l’expérience individuelle illus- trée se heurte, elle, à une double impossibilité : celle, bien sûr, de représenter chacun dans son individualité mais, surtout, celle de dire, au fond, pourquoi, et sur quoi, on entend agir. Entre le « de trop haut » et le « de trop près », il s’agit donc de trouver la bonne distance, celle à laquelle on peut proposer une représentation à la fois assez ample et assez précise pour concerner chacun, enclen- cher le processus de projection et favoriser ainsi l’engagement collectif.
À bonne distance, au juste tempo
Il faut sans doute, d’abord, changer d’angle de vue, accepter de faire un pas de côté, d’ouvrir le regard au-delà de nos grilles de lecture familières. Croire ce que l’on voit plutôt que voir ce que l’on croit.
En 2018, dans un exercice éclairant, la PQR a com- paré les unes des quotidiens régionaux à celles de la PQN du même jour. De manière presque mono- chrome, les unes des régionaux étaient couvertes du jaune des gilets du même nom. Leurs titres poin- taient la montée en puissance du mouvement dans les « provinces », comme on ne dit plus. Au même moment, exactement, la presse nationale ne parlait que de la fuite du Japon de Carlos Ghosn.
Bien sûr, quand on imagine les lectures matinales des responsables politiques et institutionnels, on comprend que leurs agendas aient pu en être faussés. Il faut aussi se demander dans quoi se sont reconnus les Français moyens ce jour-là : dans les ouvertures de JT ou dans le journal qui racontait ce qu’eux-mêmes voyaient en allant faire leurs courses ? Comprendre ce qui se passe en vrai, sans se laisser emporter par l’anecdote (le micro-trottoir) ni le sondage du jour, est une nécessité. Ce n’est pas chose aisée pour autant ; il faut multiplier les capteurs et, surtout, savoir les entendre, quand bien même l’écume du jour (le buzz) parlerait plus fort qu’eux. Comprendre comment, à quelle distance, avec quel calendrier et par quels canaux articuler le micro et le macro, c’est à la fois la difficulté et, sans doute, une des clés d’un dialogue renoué et donc – pour les acteurs de la chose publique – d’une capacité retrouvée à mettre en perspective (macro) et à concerner (micro).
L’exemple du traitement du déploiement des maisons France services (sur lesquelles nous reviendrons) est assez parlant. Alors que les médias nationaux se sont fait le relais de la parole institutionnelle, exposant la genèse (le grand débat), les principes et l’ampleur du plan, les médias régionaux ont complété cette infor- mation en précisant l’organisation locale du dispositif et son impact pour les habitants. L’articulation de ces deux niveaux de discours a offert la meilleure probabilité de donner enfin un sens à l’expérience de chacun, et de faire progresser l’appréciation de cette initiative et de l’action publique.
L’opération, déployée dans tout l’écosystème vidéo de la PQR, mettant en évidence, dans chaque dépar- tement, un acteur de terrain de l’action publique et les résultats de celle-ci au niveau local, en est une autre illustration, comme l’est l’initiative de suivi et de communication que constitue le Baromètre de l’action publique.
Cet outil, mis en place par les services de l’État a vocation à mesurer et à communiquer de manière transparente l’avancement des politiques publiques prioritaires. Lancé en janvier 2021, ce baromètre vise à rendre compte aux citoyens des résultats concrets des actions gouvernementales, tant au niveau natio- nal qu’à l’échelle locale, dans chaque département. Chacun peut ainsi faire la démarche de connecter le macro (la vision et les grands objectifs portés par l’action publique) et le micro (le déploiement de celle-ci dans son territoire). L’outil par lequel les citoyens peuvent accéder à ces informations porte un nom (Ce qui change pour moi), qui dit clairement la vocation de ce baromètre.
Cette « communication du dernier kilomètre » revêt, dans le contexte de brouillage du réel que nous venons de décrire, une importance toute particulière. En s’adaptant à des unités de temps (des séquences courtes) et de lieu (des territoires précis) à échelle humaine, en s’appuyant sur des tiers de confiance identifiés, repérables, elle est un vecteur privilégié de reconnexion du quotidien de l’individu-citoyen à la temporalité et à l’ampleur de l’action publique.
Un fond de discours négatif… et performatif
C’est de cela qu’il s’agit : donner du sens à l’expérience, réinscrire le quotidien dans un récit plus col- lectif et dans une trajectoire lisible. L’expérience du citoyen seule ne suffit pas. Et nous le mesurons étude après étude, il y a bien une sorte de récit national qui s’est imposé et semble assez largement partagé : celui d’un archipel français en déclin, d’un pays fracturé, en proie à des tensions identitaires sans précédent, et menacé jusque dans ses fondamentaux, à l’instar de bien des démocraties occidentales.
Or, cette parole-là semble conserver une fonction performative : repris de média en média, de débat en débat, ce prisme est devenu celui au travers duquel de nombreux Français observent et comprennent leur propre réalité. « Ce qui nous arrive n’a de valeur que par ce que nous y mettons », écrivait Paul Morand. De nos jours, on parle de biais de confirmation. Les chiffres mais aussi les faits divers ou nos expé- riences convergent donc. Tout semble désormais concourir à renforcer ce paradigme : ça va mal et ça ne va pas s’arranger.
Cette construction d’une image négative de la trajectoire de la France, de l’action de l’État et d’une fracture entre deux France, voire plus, est accentuée par une analyse territoriale (des votes, des conditions de vie…), devenue un passage obligé. Sans doute de peur de porter un regard trop parisien sur le pays, commentateurs, experts et politiques font désormais primer la lecture du point de vue des territoires des problématiques ou des événements. Il est évident que celle-ci n’est pas dénuée de pertinence mais, en effaçant trop souvent les autres facteurs explicatifs, elle renforce encore l’idée de plusieurs France, au détriment de celle d’un pays vivant sa diversité. Comment, dès lors, parvenir à faire entendre une parole d’État unifiée, qui rendrait compte des différences sans en faire des divergences et parviendrait à inscrire les citoyens dans une vision plus sereine et plus fédératrice de l’action publique et de leur propre destin ?
Une parole affaiblie
Il y a cette image à la fois dégradée et décalée que se font les Français du pays dans lequel ils vivent. Il y a aussi, et les deux choses forment un cercle vicieux, celle qu’ils se font de ceux qui conduisent et organisent le pays (ou ont vocation à le faire), et dont la parole se trouve sensiblement affaiblie. Précisons d’abord qu’il serait vain de tenter d’établir une vraie distinction entre sphère politique et sphère administrative, s’agissant d’opinion publique. L’État c’est, tout à la fois, ceux qui gouvernent et les services publics. Et les actes des derniers sont aussi évalués à l’aune des qualités ou des défauts que l’on prête aux premiers (GRAPHIQUE 32).
Or, à l’exception notable de celle des élus locaux, la démonétisation de la parole politique, de la parole des « politiques » n’est plus à démontrer : la der- nière vague du baromètre de la confiance politique du Cevipof (janvier 2024) pointait que 70 % des Français n’avaient pas confiance dans les politiques, que 68 % pensaient les élus et dirigeants corrompus. Comment, dès lors, s’étonner de la difficulté de ceux qui portent le discours sur l’action publique à être audibles ? Ce (que l’on croit) qu’ils sont parle si fort qu’on n’entend plus ce qu’ils disent (pour reprendre les termes de Jean-Luc Parodi citant Emerson).
Défiance, distance
Le mode de réception principal de la parole publique, d’où qu’elle vienne, est donc celui de la défiance. Il y a, bien sûr, des façons de s’en extraire. On peut en citer deux : la distance temporelle et la proximité géographique. Ainsi (et en phase avec notre manie nostalgique), les politiques qui ont quitté l’exercice du pouvoir semblent-ils retrouver un peu de crédit… Ainsi, surtout, la proximité géographique génère-t-elle une certaine confiance. Dans la même édition du baromètre Cevipof, six personnes sur dix disent faire confiance au maire de leur commune. Environ un Français sur deux accorde sa confiance aux conseil- lers départementaux ou régionaux quand ils ne sont qu’un tiers pour le président de la République ou le Premier ministre.
La proximité n’est pas qu’une notion géographique. C’est aussi une démonstration d’intimité et d’em- pathie. Et la récente campagne législative d’achever de démontrer à quel point cela est devenu un enjeu, tous bords politiques confondus : pour être crédible, il semble falloir d’abord justifier de son ancrage dans le réel.
Pour la moitié des personnes interrogées dans l’en- quête exclusive réalisée au printemps 2024 pour « Françaises, Français, etc. », les hommes et les femmes politiques donnent d’abord le sentiment de simplement ne pas parler souvent des « gens comme eux » (50 % ont malgré tout un avis opposé). Dans le contexte d’encombrement médiatique et parfois de fatigue informationnelle, on pourrait tenter de se satisfaire de ce verre à moitié plein. Mais le contenu en apparaît bien trouble. Seul un tiers de ceux que nous avons interrogés estiment que les politiques parlent des Françaises et des Français en connaissance de cause (GRAPHIQUE 33). Dans le baromètre de la confiance du Cevipof cité plus haut, ce sont encore huit personnes sur dix (81 %) qui affir- ment que les responsables politiques ne tiennent pas compte de leur avis.
Aller au contact
Pour dépasser les barrières et les biais de perception, il faut donc se rapprocher – symboliquement voire physiquement – des publics pour lesquels on prétend agir, aller au contact, ce que d’aucuns appellent « être à portée de baffes ».
Pour rendre la parole publique plus audible, plus crédible, pour sortir littéralement du dialogue de sourds que décrivent les Français, le premier réflexe des politiques comme des pouvoirs publics consiste à s’attacher à gommer le côté hors sol que leur prêtent les citoyennes et les citoyens. Cette recherche d’intimité prend bien des aspects. Aller là où sont les Français, en 2024, c’est s’inscrire dans leurs médias et aussi parfois passer par les réseaux sociaux : ceux qui véhiculent l’intimité comme ceux permettant de toucher les cibles dans un contexte professionnel, tout en évitant ceux qui s’apparentent à un ring de combat virtuel. Bien sûr, ce sont là de nouveau terrains de campagne. Ce sont surtout de formidables outils de démonstration de présence, d’attention et de réactivité que tout acteur de services (publics ou non) se doit d’investir.
Un exemple, parmi mille : une Française anonyme postait sur TikTok des vidéos de son chien, bap- tisé Cetelem, en raison de sa tendance à se rouler dans l’herbe et à en ressortir tout vert comme la célèbre mascotte de la marque. Repérée par les res- ponsables de celle-ci, elle s’est vue offrir un lot de babioles à l’effigie du bonhomme Cetelem, qu’elle s’est empressée de filmer. Il s’agit là d’une démons- tration gagnante et virale de proximité et d’authen- ticité pour l’organisme de crédit. Se rapprocher des Français peut emprunter cette voie. Cela passe aussi par la multiplication des dispositifs participatifs : conventions citoyennes, consultations publiques mais aussi, tout simplement,mesure de la satisfaction des usagers des ser- vices publics et meilleure prise en compte de leurs attentes, aussi élevées que protéiformes. Tout cela se fait et a un objectif commun : mieux coller aux préoccupations de ses concitoyens et par- venir à le leur démontrer. Parvenir, aussi, à ce que chaque initiative ne soit pas vue comme un coup isolé, qui ne dirait rien du mouvement d’ensemble, mais parvienne, au contraire, à cranter les progrès du pays.
Créer du commun
Que ce soit dans les différences de point de vue, dans les modes d’expression, dans les postures comme dans les actes de communication, nombre d’éléments concourent donc à mettre en difficulté la parole publique, à réduire sa capacité à convaincre et à créer du commun. La demande est pourtant là. Sans doute même n’a-t-elle jamais été aussi présente. Lorsque l’on renvoie aux Françaises et aux Français l’image d’une société fracturée, ils le déplorent et cherchent à y trouver leur place voire à la réparer, à leur échelle.
Une étude, réalisée pour le secrétariat d’État chargé de l’Économie sociale et solidaire et de la Vie asso- ciative, en novembre 2022, indiquait ainsi que 49 % des Français étaient engagés dans une associa- tion ou une organisation non lucrative (à travers le don et/ou le bénévolat). On pourrait aussi citer la multiplication des initiatives portées par des élus locaux recensées sur la plateforme Solutions d’élus ou sur celle lancée par l’Association des maires de France. Dans le même ordre d’idée, la Fédération française des trucs qui marchent donne à voir, chaque année, l’enthousiasme suscité chez leurs administrés par les mesures créatives prises par des édiles de communes de toutes tailles.
Les Français sont donc nombreux à « se bouger » et plus nombreux encore à vouloir que les choses bougent. Dans l’inquiétude grandissante manifes- tée à l’égard de l’accessibilité des services publics, de l’éducation, des soins, il faut lire un besoin plus qu’un rejet. Dans les fractures territoriales mises en avant, les déserts dénoncés, il importe de comprendre le souhait de (re)construire une égalité d’accès. Notre besoin d’État est immense, notre exigence en est à la mesure.
Elle est d’autant plus aiguë que la comparaison avec les services marchands proposés par les grandes entreprises privées attise les critiques sur le niveau de modernité ou de « customer centricity » des services que l’État rend au public. Plus facile, se dit-on, d’obte- nir satisfaction auprès d’une néomutuelle qu’auprès de la Sécurité sociale ou de la CAF. Peut-être pour les populations les plus à l’aise avec le numérique, celles – aussi – dont les besoins « rentrent dans les cases ». Mais les autres ? Les autres ont parfois besoin d’une proximité physique réelle, et ce, d’autant plus que la charge anxiogène de leurs rap- ports avec l’administration est élevée.
Le déploiement cité plus haut des maisons France services tend à répondre à cette attente et à cette exigence, fortement exprimées lors du grand débat national : rapprocher les services publics de ceux qui en ont le plus besoin et montrer, par là même, la capacité d’écoute mais aussi l’effi- cience possible des services de l’État.
L’effort ainsi réalisé porte ses fruits dans les faits : les lieux d’accueil prévus (fixes ou itinérants) ont été ouverts et affichent un taux de satisfaction de près de 95 %. Reste à parvenir à le faire véritablement savoir et à en faire un levier de démonstration par la preuve que la désertification, l’abandon, tant redoutés ne sont pas des fatalités. L’enjeu est de taille : dans la société idéale telle que souhaitée par les Français interrogés en 2024 pour la CFDT et la Fondation Jean-Jaurès, la présence de services publics facilement accessibles figure en seconde position des éléments les plus attendus (juste derrière la présence de services de santé mais devant la demande de sécurité des biens et des personnes). Dans cette même enquête, une importante majorité des personnes interrogées (62 %) dit même préférer avancer vers une société dotée d’une protection sociale forte permettant de réduire les inégalités, même si cela conduit à donner une plus faible place aux libertés individuelles et à l’esprit d’entreprendre.
Un terrain fertile
Malgré les défis auxquels fait face la parole publique, il existe donc un terrain fertile pour son expression et son action : l’attente, le désir d’État. Elle n’apparaît donc pas aussi empêchée que peut l’être celle des seuls politiques : son rôle, par contraste, pourrait même en être augmenté.
Il lui faudra, toutefois, pour conserver un potentiel d’impact significatif, prendre en compte les repré- sentations initiales des Français sur les sujets qu’elle aborde et s’attacher à les faire évoluer, notamment en tentant de mettre en lumière les rôles et les responsabilités respectives des administrations et des administrés. Le sujet de philosophie de la cuvée 2024 du baccalauréat général apparaît, à cet égard, presque incongru : « L’État nous doit-il quelque chose ? » Indéniablement, l’opinion publique n’au- rait pas besoin des quatre heures de l’épreuve pour répondre : « Bien sûr que l’État nous doit quelque chose ! » Mais comment faire l’économie de la ques- tion symétrique : que devons-nous, nous citoyens, à l’État ? Et que nous devons-nous les uns aux autres ? Vaste sujet, qui méritait bien une disserta- tion et qu’aurait parfaitement illustré l’exemple de la période du Covid-19 qui a démontré comment l’État, s’il ne peut pas tout, tout seul peut orchestrer, rendre possible, une mobilisation de toute la société et décupler ainsi sa puissance. Interrogés sur qui peut quoi, les Français, sur la plupart des grands sujets de préoccupation et d’action publique (la sécurité, la santé, l’éducation, l’emploi, la transition éco- logique…) placent régulièrement l’État au premier rang dans leurs réponses. Il n’y a guère que sur la transition écologique que la capacité d’action des individus (à travers leurs comportements au quotidien) est reconnue à quasi-égalité. Accompagner la compréhension de la dimension sys- témique de la transformation souhaitée de la société (plus de protection, moins d’inégalités.) est donc aussi essentiel que délicat. Il ne s’agit pas, en effet, de renvoyer aux citoyens le sentiment que l’État se défausserait sur eux d’une quelconque responsa- bilité mais bien de leur reconnaître un rôle crucial dans l’avènement des changements qu’ils appellent de leurs vœux. L’exemple de la fiscalité et du rapport des Français à l’impôt illustre cette dialectique complexe entre l’action publique et la contribution des citoyens (GRAPHIQUE 34). Une étude réalisée en 2023 par Ipsos pour Le Monde et Fondafip indique ainsi que si les Français restent majoritairement critiques à l’égard de la fiscalité (55 % considèrent que le montant des impôts et des taxes est excessif), cette hostilité a reflué depuis 2018 (72 % à l’époque). Des reproches signifiants demeurent pourtant. D’une part, une majorité toujours importante (63 %) a le sentiment de contribuer plus que de bénéficier du système.
D’autre part, 73 % jugent que les pouvoirs publics utilisent mal l’argent collecté. Ce n’est donc pas tant le principe républicain de l’impôt qui est remis en cause (une majorité de Français juge d’ailleurs plus important de disposer de services publics solides et répartis sur tout le territoire que de bénéficier de baisses d’impôts significatives, et 59 % ont le sentiment de faire acte citoyen en payant leurs impôts), c’est plutôt la représentation, encore une fois, du manque d’équité et d’efficacité de l’État, le sentiment que d’autres profiteraient plus que nous, qui autorise à critiquer et à se sentir, soi, irréprochable : « On fait assez d’efforts comme ça. » Effort individuel versus bénéfice collectif, effort immédiat versus bénéfice différé. Inconséquence des autres versus effort personnel, improductivité de l’administration… autant d’avatars de notre système de représentation du pays. Autant de difficultés pour quiconque entend donner à voir le sens et les effets de l’action publique. Ce cercle vicieux de confirmations risque de se transformer en prophétie autoréalisatrice et met en danger jusqu’à notre attachement à la démocratie. Ce qui le nourrit, nous l’avons dit, n’est pas nouveau. L’écart entre le « moi » et les autres, la difficulté à envisager un avenir clément reposent à la fois sur des difficultés réelles et sur la croyance répandue que l’État ne peut ou ne veut agir.
Engager la conversation
Parvenir à briser ce filtre au travers duquel les Français semblent voir leur situation, leur avenir, le pays et leur prochain est donc impérieux. Il fau- drait d’abord s’extraire de l’urgence : reconstruire une relation est un processus long. Résister à l’annonce immédiate de solution à chaque problème, minus- cule ou majeur, n’est pas simple. Et, sans doute, le schéma qui consiste à annoncer qu’on va écouter est-il déjà un peu usé. Dire ce qu’on a fait, et pour- quoi on l’a fait, ex post semble une démarche vertueuse et potentiellement efficace. Il fau- drait résister, aussi, à la tendance, si générale, à utiliser la démonstration par l’anecdote, par l’émotion. Elle ne peut qu’aboutir à renforcer une individualisation de la demande qui mènera nécessairement à un constat d’impuissance. Pour faire face aux attentes, toujours plus intenses des citoyennes et des citoyens, sans doute peut-on répondre par ce qui tiendrait autant de la conversation que de la communication. Une conversation respectueuse où chacun serait rendu plus conscient des enjeux de l’autre : l’État de ceux des citoyens, mais aussi les citoyens de ceux de l’État. Faire confiance à l’intelligence collective est sans doute un prélude à une meilleure intelligence des enjeux collectifs. Ne parler aux citoyens, en somme, ni comme à des enfants ni comme à des clients. Et descendre, pour ce faire, non pas dans l’arène, mais dans l’agora. La France est un pays de paradoxes, c’est aussi une nation dont Tocqueville pointait déjà la passion pour les débats et les idées. Recréer des espaces de vrai dialogue, de confrontation de la parole d’experts et de l’expé- rience de chacun, échappant à l’opposition stérile et virtuelle du « eux » et du « nous » déshumanisée que donnent trop souvent à voir les réseaux sociaux. Des ronds-points des « gilets jaunes » aux délibérations des conventions citoyennes, les Français ont fait la preuve de leur appétit et de leur compétence pour la conversation, au sens le plus littéral du terme. Et cette conversation implique de la proximité, pas une mise en scène de la proximité. Elle implique la mobilisation et la mise en avant durables des vrais acteurs de terrain, et l’articulation de celles-ci avec des canaux et des discours localement ancrés. Il s’agit bien d’organiser le général à la bonne granularité de « particulier », de trouver des lieux et des formes d’expression à bonne hauteur, et de persister, des espaces de dialogue réel. Autant dire, faire montre, tout à la fois, de vertu et de virtuosité.