9 septembre 2020

Temps de lecture : 8 min

Bruno Aveillan : « les marques de luxe ne pourront plus se contenter d’inscrire des slogans sur des pulls »

À la tête de sa maison d’édition et de production NOIR, avec deux beaux livres en préparation, doté d’un Or lundi dernier pour son film Le Puy Du fou à La Cigale (Prix du Brand Content), et dès aujourd’hui à Art Paris au Grand Palais où il expose son œuvre Complex Fluidity, Bruno Aveillan prend (quand même) le temps de livrer à INfluencia ses réflexions sur notre société en points d'interrogation. Rouge passion.

À la tête de sa maison d’édition et de production NOIR avec deux beaux livres en préparation, doté d’un Or lundi dernier pour son film Éternels, pour Le Puy Du fou à La Cigale (Prix du Brand Content), et dès aujourd’hui à Art Paris au Grand Palais où il expose son œuvre Complex Fluidity, Bruno Aveillan prend (quand même) le temps de livrer à INfluencia ses réflexions sur notre société en points d’interrogation. Rouge Passion.

INfluencia : nous vivons une époque « inédite » répètent à l’envi, les médias, Votre sentiment sur cette période…

Bruno Aveillan : je lisais pendant le confinement les billets acerbes et souvent brillants de Nicolas Mathieu sur son blog, Je me souviens notamment d’un texte intitulé « Je rêve que ce virus soit le point de butée où trébuche notre civilisation du déni permanent ». Malheureusement je ne pense pas que l’on assistera au bouleversement sociétal souhaité, tout au plus à une accélération de modes de pensée et d’existence déjà ancrés depuis plus d’une décennie. Les soi-disant « nouveaux comportements», tels le développement de L’e-life, le recentrage vers l’essentiel, la modification des modes de consommation, étaient déjà en gestation dans la plupart des populations urbaines occidentales.

Je ressens également à quel point le traumatisme général lié au confinement et ses multiples incertitudes a renforcé les crispations de notre société, le repli sur soi, l’hystérisation des débats, la montée des extrémismes. Le temps où la France, en communion, applaudissait à 20 h les soignants, à l’unisson avec émotion, parait étrangement bien lointain…

IN. : professionnellement, l’enfermement s’est traduit comment ?

B.A. : ayant la chance de vivre dans un ancien espace industriel, j’ai pu tourner deux films à domicile. Les clients m’ont envoyé les éléments à tourner en DHL et le jour venu, ils pouvaient tout suivre en direct. Nous étions bien entendu en toute petite équipe, j’ai même fait participer mon fils de 12 ans, pour son plus grand plaisir.
J’ai également pu me consacrer à des projets artistiques personnels en cours, dont deux nouveaux livres et des projets de fictions. Globalement, compte tenu de la spécificité de mes activités professionnelles, cette expérience aura été bénéfique, m’offrant ce qu’il y a de plus précieux : le temps. Mais je reste conscient que je suis privilégié.

IN. : la crise économique qui s’annonce a-t-elle un impact direct sur votre production ?

B.A. : en termes de tournage, la crise économique n’a pas, pour l’instant, trop d’influence sur le nombre de projets qui me sont proposés, par rapport aux autres années. Les plus intéressants viennent des Etats-Unis et d’Asie avec des process plus longs, plus lourds et plus compliqués. Logiquement, avec QUAD, nous privilégions ceux que nous pouvons tourner en France… Les films qui doivent se tourner à l’étranger, sont plus hypothétiques, si des refermetures de frontières sont envisagées d’ici là.

IN. : finalement,vous avez pu préparer des projets qui auraient été retardés de toutes façons en temps normal !

B.A. : exactement. Les réalisateurs, et les créateurs en général, n’ont pas attendu la pandémie pour commencer à « télé-travailler »… Il y a longtemps que nous échangeons, communiquons, créons à distance. J’utilise assidument depuis des années des applications formidables telles que Frame.io qui permettent de travailler à des milliers de kilomètres sur la postproduction notamment. En revanche, il est certain que l’organisation des tournages est affectée. Si à très court terme, les tournages en « remote » ont pu être envisagés, ce ne peut être réservé qu’à un certain type de projet. Les films qui nécessitent une vision intuitive, une réactivité de tous les instants, en fonction des acteurs, des changements de lumières, des imprévus seront forcément compliqués à réaliser de cette façon.

IN. : que retenez-vous d’exceptionnel de cette période ?

B.A. : que le métier de producteur est par essence créatif, et plein d’imprévus. Dés le début du confinement, QUAD a été la première société de production dans le monde à produire un film « autofilmé » au domicile de l’actrice Eva Longoria pour L’Oréal. Franchement réussi, et même assez drôle car finalement le désordre n’a pas que des inconvénients. Il peut même galvaniser les équipes. En revanche, je ne vous cacherai pas que la directrice de production a dû faire appel preuve de miracles d’ingéniosité et d’organisation pour que tout fonctionne au millimètre.

IN. : vous dites que peu importe le budget pourvu qu’il y ait la grande idée… N’est-ce pas une posture de « riche » ?

B.A. : on l’a dit cent fois. Je le redis. Le budget est un faux problème. C’est la création qui compte avant tout. Cartier était un film à très gros budget, le film épique et spectaculaire pour le PUY DU FOU, qui enchaine les récompenses dans le monde* aussi, mais la magnifique campagne pour La Sécurité Routière réalisée en 2017 avec La Chose était compliquée, avec un budget extrêmement serré. Cela ne nous a pas empêché de remporter 65 prix dans le monde.

IN. : comment, du coup, les marques devraient se positionner aujourd’hui ?

B.A. : je reste convaincu que les marques auront besoin, et plus que jamais, de reprendre rapidement le contrôle et de réaffirmer leur identité de façon créative. Dans cette période de doutes, la communication doit être un moteur vif et alerte, vivant, qui leur redonne de la force, par l’audace, le rêve, l’humour, l’émotion. Les films publicitaires doivent être inspirants, et ne pas se contenter de répéter au public des « je vous ai compris » attendus et soporifiques. Les communications tièdes et sans saveur, qui confortent le public dans une sorte de grisaille ambiante sont sans intérêt. Il faut être ambitieux, et cesser de considerer que la pub est une « case à remplir », une sorte de mal nécessaire.

IN. : pas grand chose au programme côté luxe, depuis six mois. C’est volontaire ?

B.A. : la crise du coronavirus fragilise tous les secteurs de l’économie notamment celui du Luxe, ainsi que ses prises de parole, mais aucune grande maison ne risque de disparaître, contrairement aux faillites à craindre dans le prêt à porter et la distribution multimarque. Le plus fragile, c’est le domaine de l’évènementiel qui sera le plus durement touché, par l’impossibilité physique de se réunir et de voyager. Le support filmique, par la dimension émotionnelle et esthétique qu’il peut transmettre, aura ici un rôle à jouer, notamment dans la présentation des collections, en lieu et place des défilés. Je pense qu’il serait dangereux pour des marques qui vendent avant tout du rêve de trop freiner leur communication. Et le film et la photo restent des médias de communication privilégiés, qui proportionnellement au nombre de personnes touchées, sont les plus efficaces et universels pour communiquer. Je reste donc tout assez optimiste quant à l’avenir économique du Luxe. Outre le fait que les maisons de Luxe font partie de groupes dotés de réserves financières et capitalistiques solides, et que le marché chinois est en train de redémarrer, je suis surtout confiant dans la psychologie liée à l’acte d’achat du Luxe. Il est entendu qu’en cas de crise, c’est le secteur sur lequel les consommateurs freinent en priorité, car plus qu’en Asie où il demeure un véritable marqueur social, on le sait, l’achat d’un objet de Luxe dans les pays occidentaux représente un accès au Rêve qu’il est logique et facile de reporter. Mais la demande de plaisir devrait revenir en force, après cette longue crise sanitaire car les gens auront une envie légitime de se faire plaisir. Les précédentes crises mondiales, économiques (2008) ou sanitaires. (SRAS), ont d’ailleurs montré que si les ventes dans le domaine du Luxe étaient toujours les premières à péricliter, elles étaient également les premières à redémarrer dès les premiers signes d’éclaircie. Je pense que cette crise va accélérer la transformation du Luxe, va pousser les grandes marques à redéfinir leur positionnement en répondant toujours plus aux attentes de la Gen Z et des millenials (on voit déjà cette tendance depuis plusieurs saisons avec l’influence streetwear dans les collections via les sneakers en éditions limitées, l’explosion de Off White les collaborations diverses (Suprême / Louis Vuitton, Adidas / Yeezy, etc.)

IN. : et du côté de « la raison d’être », de « l’engagement », le luxe est-il prêt ?

B.A. : c’est le plus grand challenge à venir, celui dans lequel la communication aura un rôle intéressant à jouer car il concerne la notion même de Luxe qui devra s’ouvrir peu à peu à d’autres valeurs. Jusqu’ici, les consommateurs du Luxe se retrouvaient plus dans une « quête de sensations » que dans une « quête de sens ». Mais le confinement a révélé que le véritable Luxe n’était plus forcément matériel mais pouvait concerner notre santé, le développement durable, ce qui est essentiel, et loin du caractère superflu et hédoniste du Luxe. Mais attention, il ne s’agira pas seulement pour les marques d’inscrire quelques slogans sur des pulls over mais bien de s’engager sur des prises de positions concrètes, jusqu’à les inclure dans leur ADN.

IN. : on parle beaucoup de décence émotionnelle par les temps qui courent, êtes-vous partisan de cette notion qui voudrait que l’on soit plus « soft »…

B.A. : l’émotion a toujours été au centre de mes travaux, aussi bien filmiques que photographiques. Malheureusement elle est devenue un « vecteur » de communication, dont on se sert pour essayer de nous vendre à peu près n’importe quoi. On voit beaucoup trop de films mal foutus, sans souffle, mal joués, aux scripts plats et peu inspirés, sur lesquels on colle désespérément une chanson nostalgique plus ou moins sirupeuse, en croisant les doigts pour qu’elle fasse tout le boulot. C’est malhonnête, manipulateur quand ce n’est pas carrément vulgaire. Je ne suis pas à l’aise avec cette utilisation racoleuse et mécanique de la musique pour fabriquer de l’émotion factice. Bien entendu, la musique, bien utilisée, amplifie l’émotion. Mais la véritable émotion est quelque chose de rare, fragile. C’est toujours un petit miracle qui résulte en majeure partie du travail à la prise de vue.

IN. : difficile aujourd’hui d’évaluer la créativité des communications, trop de critères de prudence sont requis, que pensez-vous pouvoir apporter ?

B.A. : ce débat ne touche pas que la communication, il est au cœur de la société. Il faut continuer à suivre son intuition, ses convictions et lutter sans concession contre les petits fascismes qui gangrènent la toile, jour après jour. Quand je vois que des films que j’ai réalisés il y a plus de quinze ans comme Magnum, multi primé et qui a été présenté au sein d’expositions au MoMA et au Musée des Arts décoratifs se faire « signaler » et bannir sur Facebook, j’hallucine littéralement. À vouloir plaire à tout le monde, on finit par ne plaire à personne. Une réponse à apporter passe par la cohérence du projet, afin de protéger la force créative du film, ce qui souvent laisse moins de prises possibles à la critique. Dans tous les projets sur lesquels je travaille, je pousse toujours la création à son maximum et je m’implique totalement, faisant en sorte d’embarquer tout le monde dans la même énergie, production, agence et clients. Quand tout le monde est impliqué, cela se ressent à l’arrivée.

IN. : l’image est aujourd’hui un domaine non réservé aux seuls professionnels, que pensez-vous de ce phénomène de pollution ? Vous sentez-vous en péril ?

B.A. : l’accessibilité facilitée aux outils de création pour les non professionnels, notamment dans le domaine visuel et musical est une très bonne chose. D’autant plus que cette accessibilité accrue va de pair avec une explosion des supports de diffusion. En tant que créateur, rien n’est plus stimulant qu’un écosystème créatif. Lorsque je donne des Master class ou préside des concours de fin d’étude en cinéma, notamment à l’Eicar, j’encourage toujours les étudiants à tenter, risquer, créer, quelque soient les moyens à leur disposition. Mais attention, cet accès aisé aux outils de production ne se traduit pas forcément par une saturation de talents. On voit beaucoup de choses qui se ressemblent, et finalement assez peu de choses exceptionnelles Le talent reste rare malgré le nombre accru d’utilisateurs, et c’est un peu normal. Je prends toujours cet exemple : Tout le monde sait écrire, et quoi de plus simple de trouver un stylo ? Mais le nombre de Ernst Jünger, Tolstoï ou Julien Gracq a-t-il pour autant explosé au fil des décennies?

*(dont l’Or du Grand Prix du Brand Content remis lundi soir à La Cigale. Après le Shots Award, Epica, New York Festival, The ONE Show, Grand Prix Startégies, Andy’s, etc)

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