8 octobre 2015

Temps de lecture : 6 min

Broché, plié, gaufré : le fond y met les formes

Bien loin d'être ringardisé par le numérique, le papier peut même devenir un ressort créatif très puissant lorsqu'il est mis au service d'un projet éditorial singulier. Retour sur quelques lancements qui en ont fait (l'heureuse) expérience.

Bien loin d’être ringardisé par le numérique, le papier peut même devenir un ressort créatif très puissant lorsqu’il est mis au service d’un projet éditorial singulier. Retour sur quelques lancements qui en ont fait (l’heureuse) expérience.

Combien de Cassandre se plaisent à annoncer régulièrement « la fin du papier » dans la presse ? Pourtant, de nouvelles initiatives continuent d’éclore sur le papier. Des initiatives qui sont le fruit de choix éditoriaux ou économiques souvent radicaux, mais toujours parfaitement assumés. « On voit de beaux succès chez les titres qui font preuve de créativité, qui travaillent à la fois le fond et la forme, qui prennent des initiatives audacieuses… Pour lire un article de fond, le papier reste privilégié par rapport au numérique », constate Jean-Philippe Zappa, délégué général de l’association Culture Papier.

Les exemples de réussite défient les périodicités, les cibles, les positionnements et les modèles économiques. Les revues XXI, au croisement du journalisme et de l’édition, ou Schnock, qui s’adresse aux « vieux de 27 à 87 ans » avec des choix graphiques très ciblés. Les hebdomadaires comme Stylist, qui a créé le segment du féminin gratuit haut de gamme, ou 1, qui aborde un thème d’actualité sur une grande feuille pliée. Sans oublier Flow, un notebook pour les amoureux du papier, où l’iconographie participe à l’expérience de lecture…

Beaucoup de ces projets ont recours à de nouvelles expressions journalistiques, dans la lignée des travaux de Joe Sacco – le père de la « BD reportage » –, et ont redonné leurs lettres de noblesse à des formes graphiques très variées. « La réflexion autour de l’omniprésence des technologies numériques et des écrans a incité toute une génération à revenir à la simplicité du dessin, à la performance par l’illustration à main levée », note Joachim Roncin, directeur artistique de Stylist.

La créativité, une envie et une nécessité

Affirmer sa singularité par la créativité peut relever d’un parti pris. C’est aussi devenu une nécessité : « Nous traversons une forte crise des contenus, car la presse vit le plus souvent dans un vaste copier-coller, accéléré par le numérique et amplifié par les médias en continu. En travaillant sur la création du 1, nous voulions voir comment le papier pouvait encore tirer son épingle du jeu dans une économie à coûts fixes. Si nous avions eu seulement envie – et pas besoin – de concevoir un journal singulier, nous n’y serions peut-être pas arrivés », confie Éric Fottorino, cofondateur et directeur de la publication de cet hebdomadaire lancé en avril 2013.

L’idée du pliage est arrivée un peu par hasard, mais s’est rapidement imposée comme la solution la plus adaptée au concept éditorial. « Nous voulions faire un journal bref, car les lecteurs se détachent des journaux qu’ils n’ont pas le temps de lire. Donc ne traiter qu’un seul sujet, mais en ouvrant le champ journalistique aux artistes et aux scientifiques. Progressivement, le projet s’est structuré autour d’un sujet, édité sur une feuille, publié une fois par semaine. Le pliage permet de scander le déroulé sur un triple format : la page A4 apporte la sensibilité, la partie A3 le côté savant, et le poster un grand espace de découverte sur 84 cm, qu’aucun écran ne pourra concurrencer », détaille-t-il.

La qualité du papier contribue à l’esthétique de cet « objet » sans publicité. Beaucoup de libraires vendent d’ailleurs les anciens numéros comme des livres. Le 1 n’a pas fini de creuser les possibilités offertes par le papier. Fin juin, un numéro « Tour de France » deux fois plus grand que d’ordinaire affichera, au dos, une carte de la Grande Boucle. 2016 verra aussi arriver de nouveaux produits éditoriaux en cohérence avec l’hebdomadaire, et un livre sur le travail, un sujet qui a déjà été abordé sous de nombreux angles dans le journal.

Objet éditorial non identifié

Pour la revue XXI, lancée en 2008, la forme a aussi découlé de la réflexion sur le fond. « Les paris que nous avions faits sur l’absence de publicité et la distribution en librairie nous ont obligés à travailler sur l’objet. Le format à l’italienne reste un élément très fort de l’identité de la revue. Il s’est tout simplement imposé quand nous avons réfléchi à la manière dont les libraires allaient pouvoir le mettre en place sur une table. Toute la construction de XXI s’est réalisée de manière assez pratique », se souvient Patrick de Saint-Exupéry, cofondateur de la revue. Concept hybride entre journalisme et édition, XXI a naturellement mêlé les genres créatifs autour d’une exigence : raconter le monde avec une presse « post Internet », qui prend le temps de mener de véritables enquêtes de terrain. « Il a d’emblée paru évident que la bande dessinée faisait partie des formes d’expression qui nous permettraient de raconter le monde. De même que l’illustration, qui ouvre une dimension poétique, propice à l’inspiration et plus adaptée que la photo à notre réflexion sur le rapport entre le texte et l’image », poursuit-il.

Huit ans après son lancement, la revue reste encore largement un « objet éditorial non identifié », comme on l’a souvent qualifiée à ses débuts. « Nous avons bien senti une certaine incrédulité face à toutes ces nouveautés. Il faut donner aux lecteurs le temps de se familiariser avec ces nouvelles écritures. Le temps de la création est toujours différent de celui de l’installation d’un concept et de son appropriation. Mais quand elle est bien comprise, la singularité devient un élément du moteur à explosion et un atout de fidélisation », souligne Patrick de Saint-Exupéry. Les codes les plus ancrés sont toutefois faits pour évoluer : avec son numéro d’été, XXI abandonne sa une à trois bandes pour une nouvelle couverture en pleine page.

Ruptures et impertinence

Malgré un modèle économique totalement opposé – gratuit et uniquement financé par la publicité –, c’est aussi par la créativité que Stylist a réussi à créer un nouveau segment de presse : le féminin gratuit haut de gamme. Ce magazine générationnel, en rupture avec les codes traditionnels de la presse féminine, porte une vision « progressiste et iconoclaste » de la société. « Nos unes sont des concepts ou des coups de poing, car quand on est gratuit, il faut attirer. Ce sont des couvertures publicitaires qui ne vendent rien d’autre que notre concept éditorial. Aujourd’hui, pour faire lire, il faut attirer par l’image », affirme son directeur artistique Joachim Roncin.

Le magazine s’inscrit dans la droite ligne du Stylist anglais, qui avait déjà installé une grande impertinence dans le traitement de l’image. Au sein d’un même numéro ou d’un numéro à l’autre, le directeur artistique s’attache à créer un rythme, sans brider sa créativité : « Il faut juste faire attention à ne pas trop tomber dans le transgenre, car Stylist reste avant tout un féminin de société. Les lectrices ne nous attendent pas sur les traditionnels marronniers de la presse féminine. Nous devons les séduire par l’originalité. Même pour un spécial mode-beauté, nous conservons notre pas de côté. »

Conjuguer papier et numérique

Miser sur le papier n’exclut pas de jouer la complémentarité avec le numérique. Prisma Media en a fait l’expérience avec Flow, décliné d’un concept hollandais, et As You Like, tous deux lancés début 2015. Avec quatre types de papier qui distinguent chaque partie, des goodies proches de l’édition ou de la papeterie (sticker, carnet, cartes postales, poster…), Flow joue pleinement la carte de la créativité et de la sensorialité. « La valorisation de ce projet très ancré dans la psychologie positive passe en grande partie par le matériau, qui participe de la balade éditoriale. C’est un magazine que les lectrices ont de suite eu envie de toucher, de sentir… », note son éditrice Pascale Socquet. Ce lancement très « print » a été porté par Twitter, Instagram et Facebook. « Les réseaux sociaux ont permis de maintenir l’engagement des lecteurs entre deux parutions et de boucler la boucle de la transformation », ajoute-t-elle.

As You Like marque une autre rupture par sa manière de ramener sur le papier les personnalités émergentes des blogs et des réseaux sociaux dans la mode, la déco, la beauté, la cuisine et le tourisme. « Nous travaillons avec ces blogueuses ou instagrameuses comme avec n’importe quel autre contact de la rédaction. Ce magazine n’est pas seulement rafraîchissant. Il invente des codes plus contemporains pour la presse féminine », soutient Pascale Socquet.

Dans la presse, les liens entre papier et numérique passent essentiellement par le truchement de la marque média. La filière papetière et les centres académiques travaillent pourtant à toute une série d’innovations, qui en sont encore à leurs prémices, mais pourraient, un jour, réunir les deux mondes.

Article tiré de la revue N°14 consacrée à la « créativité »
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