6 novembre 2016

Temps de lecture : 7 min

Analyse à froid d’un phénomène spatio-temporel intitulé Pokemon Go

En novembre 1999, les Pokémons faisaient la Une du Time Magazine avec un éditorial qui posait la question de l’addiction et des effets négatifs sur les enfants. Depuis cet été, soit 17 ans plus tard, les Pocket monsters sont « back in the game » avec le développement par la société Niantic de l’application Pokémon GO…

En novembre 1999, les Pokémons faisaient la Une du Time Magazine avec un éditorial qui posait la question de l’addiction et des effets négatifs sur les enfants. Depuis cet été, soit 17 ans plus tard, les Pocket monsters sont « back in the game » avec le développement par la société Niantic de l’application Pokémon GO…

Le succès est fulgurant, et les chiffres vertigineux : plus de 130 millions de téléchargements à travers le monde, leader des téléchargements dans 70 pays durant le mois de lancement et 206,5 millions de dollars générés durant son premier mois d’existence. Plusieurs mois plus tard, même si l’essoufflement est là, il révèle autant la nécessité pour Niantic d’apporter les correctifs qui s’imposent après un premier bilan d’expérience. Finalement, que dit ce retour fulgurant des monstres de poche sur notre société ? Quels sont les mécanismes du jeu qui séduisent et transforment de simples gamers en chasseurs invétérés ?

Après l’étude de plusieurs articles et points de vue sur le jeu, suivie de l’interview de joueurs de tous niveaux et de tous âges, nous sommes capables de livrer une analyse à froid de ce phénomène.

Des recettes de succès évidentes en première lecture

Tout d’abord, un marketing du suspense qui a fonctionné à plein : une promesse expérientielle ultra innovante distillée de manière minimale. La curiosité et l’impatience étaient au rendez-vous, et Pokémon Go a engendré une vague mondiale de téléchargements accompagnée d’un tsunami médiatique. La frustration a été maximale pour les Français qui ont dû attendre le 24 juillet 2016 (soit presque 3 semaines après la sortie aux Etats-Unis) pour pouvoir télécharger l’appli : « J’attendais avec impatience la date fatidique »; « J’étais curieux et tous les médias en parlaient, du coup j’étais impatient de découvrir », confirment les chasseurs.

Le ressort du retrogaming qui joue sur la nostalgie des millennials -qui ont aujourd’hui entre 20 et 30 ans et qui ont grandi avec les Pokémons- est très puissant. Ces joueurs, au cœur de la génération Y, expliquent leur intérêt pour l’appli par le retour en enfance qu’elle permet : « C’était un peu l’occasion de me replonger dans les Pokémons »; « Ça permet de revenir à l’enfance », avouent deux joueurs réguliers. Si à l’époque, les Pokémons étaient réservés avant tout à cette génération, aujourd’hui, la version augmentée sur smartphone -et non sur GameBoy- offre un accès plus large couplé d’une simplicité d’utilisation qui rend in fine la chasse aux Pokémons très démocratique. La combinaison gaming et nostalgie est gagnante à coup sûr dans la période actuelle : pouvoir se réfugier dans une « bulle d’enfance ludique » est salutaire pour évacuer la pression accumulée dans un contexte de tensions, de crise économique et d’accélération du temps.

Il s’agit en outre d’une déculpabilisation de masse car chasser les mini monstres n’est pas chose facile à assumer en tant qu’adulte. Une certaine culpabilité liée à la régression du retour à l’enfance transparaît dans les témoignages : « La réalité augmentée permet quand même d’avoir une excuse pour retrouver les Pokémons sans rallumer sa Game Boy »; « J’ai désactivé la réalité augmentée, je trouvais ça gênant. Tout le monde voyait que je jouais à Pokémon GO. Quand tu désactives, ça se voit moins », révèle un adepte du jeu. Heureusement, l’aspect communauté permet de relativiser : « Je me rends compte que beaucoup de mes amis y jouent alors ça me déculpabilise ! », tempère un autre joueur.

L’univers du gaming vintage ne suffit pas. Il faut aller plus loin pour expliquer son succès

Pourquoi est-ce donc si addictif ? La mécanique de la collection est un élément déterminant puisque l’objectif du jeu est d’attraper et d’apprivoiser -tels des animaux domestiques- tous les Pokémons avec de multiples enjeux en fonction de leur famille, de leurs capacités, de leur instinct et bien évidemment de leur rareté : « Quand je trouve un Pokémon rare, là je me dis ‘Wow, c’est génial ce jeu’ », lâche un chasseur. Mais cette collection est surtout non figée, évolutive et organique. Elle demande une stratégie personnelle pour constituer son propre écosystème et l’améliorer dans le temps avec des œufs qu’il faut faire éclore en marchant, des Pokémons qui doivent se reposer, mais aussi évoluer dans des formes plus puissantes. En parallèle, le dresseur peut également monter en compétence.

Développer l’écosystème qui rendra ses petits monstres les plus puissants possibles, voilà une motivation qui s’inscrit également bien dans le contexte actuel. Dans ce cadre, Pokémon GO prend la forme d’une métaphore ludique du système D en vigueur aujourd’hui : être malin, trouver des astuces, créer et développer son réseau d’alliés sur les médias sociaux, démultiplier les initiatives, acheter et vendre, pour accroître son pouvoir personnel, sa surface de rayonnement. C’est ici aussi qu’intervient sans doute la motivation la plus puissante du jeu : ouvrir une nouvelle dimension parallèle, dans laquelle se trouvent des trésors. Activer ici et là des portails spatio-temporels qui donnent accès à des clés, à des artéfacts rares et à un monde invisible mais paradoxalement bien présent. Le parallèle avec les grands succès cinématographiques du moment est évident. Depuis Harry Potter jusqu’aux super héros, les navigateurs du fantastique étendent la réalité à d’autres univers et en reviennent galvanisés, riches de nouveaux pouvoirs, ou d’aventures « hors-sol » transformatrices. « Pokémon Go c’est une sorte de supplément au monde réel », conclut un joueur.

Pokémon Go élargit la réalité de chaque joueur, en y ajoutant une zone d’aventure et d’exploration : le quotidien difficile et conflictuel se transforme en une quête onirique. Les rues, les entreprises et les monuments révèlent leur part de mystère au-delà de la grisaille dans une sérendipité devenue fertile, mêlée d’intuition. Ainsi, « Sur Pokémon Go, tu ne cherches rien de particulier, tu traines un peu dans un parc et tu observes »; « C’est au petit bonheur la chance, c’est un peu le hasard »; « Tu découvres tout par toi-même » sont autant de verbatim de joueurs confirmant le phénomène. Un hasard cependant non-absolu puisque c’est Niantic qui tient en partie les rênes des hotspots, en y distillant de manière discrétionnaire les Pokémons rares. Grâce à ce pouvoir, l’entreprise américaine peut ainsi prendre le contrôle de la mobilité des joueurs en les téléguidant vers ces endroits par l’appel de la rareté.

La caution culturelle et la dimension de rencontre mises en avant par les défenseurs du jeu sont peut-être présentes, mais à notre sens bien moins actives que ce qu’il en est dit. La compétition entre joueurs est forte : « Quand c’est un Pokémon rare, tu prends direct une capture d’écran et t’envoies à ton entourage qui joue », précise l’un d’eux, relativisant l’aspect collectif et la mise en relation. « Le jeu est en fait individualiste : tout le monde se regroupe pour jouer mais en fait tout le monde reste sur son téléphone. C’est difficile de faire des rencontres », avoue cet autre assidu.

Enfin, quant à l’envie de découvrir tel ou tel lieu, elle semble moins motivée par les charmes de l’endroit que par la présence de Pokémons rares : « Maintenant en rentrant du boulot, je passe tous les soirs par le parc Montsouris alors qu’avant je ne le faisais pas », affirme ce Parisien. L’extérieur n’est alors qu’une surface de jeu, et les moments « off » comme les balades ou pique-niques se transforment de plus en plus en occasions de jouer. « Pokémon Go a créé un nouveau moment de jeu ». Que pèse le bénéfice de visiter un jardin ou un monument oublié par rapport au vrai pouvoir du jeu, qui concrétise finalement l’imaginaire dans le réel ? Un bonus sympa tout au plus. « C’est le sentiment que la réalité a quelque chose de plus à nous donner, quelque chose de mystérieux qui se cache en elle », analyse le philosophe, Eric Sadin. Peter Pan n’aurait pas souhaité mieux.

A travers ce prisme, les points avancés pour expliquer l’essouflement du jeu en ce début d’automne prennent une autre dimension, révélant encore d’avantage les attentes qui pèsent sur lui

Le scandale du « radar libre aux Pokémons rares » : Niantic aurait supprimé l’accès à une application développée par des joueurs qui permettait de localiser les Pokémons rares; là où sa propre application était défaillante. S’en est suivi une colère légitime des joueurs : à quoi bon explorer d’autres dimensions si elles ne recèlent aucune promesse de « vrai trésor » ? Par ailleurs, à l’ère du collaboratif, il aurait été malin de récompenser la créativité des joueurs et d’intégrer les astuces et au système, plutôt que de les censurer.

L’exclusion du « sous-Pokémon » : une partie des joueurs abandonnistes semble issue des zones rurales, où les Pokémons sont moins nombreux. Ici encore, comment accepter que certains aient accès aux dimensions parallèles les plus riches quand d’autres n’ont accès qu’à une antichambre virtuelle plus restreinte, avec des trésors de second rang ?

L’impatience face à de nouvelles générations de Pokémons : paradoxalement, la collection n’est addictive que parce qu’elle n’est jamais atteinte, et qu’une pièce rare mobilise toujours l’attention. Niantic a peut-être sous-évalué la rapidité avec laquelle les joueurs ont atteint un niveau de complétude relatif, et donc de désintérêt potentiel.

Finalement, c’est sans doute la critique sur l’aspect répétitif du jeu qui révèle le mieux les enjeux de Pokémon Go pour Niantic. Capturer, faire évoluer, attendre… Le trésor promis -de manière subliminale- par Pokémon Go n’est peut-être pas encore celui qui est délivré par le jeu. Dans toute quête initiatique, dans toute chasse au trésor qui se respecte, le trésor vaut pour lui-même, mais bien plus encore par les nouvelles aptitudes ou pouvoirs qu’il confère à son découvreur. (Relire « L’alchimiste », P. Coehlo)

Osons l’hypothèse que le vrai trésor, celui qui motive en fait la quête est un espoir de transformation positive de soi. Quel pouvoir les petites bêtes capturées confèrent-elles à leurs maîtres ? Comment ces petits « animaux totems », connectés aux pouvoirs élémentaux (Eau, Terre, Feu, Air) pourront permettre à chacun d’affronter sa réalité « réelle » de manière plus fluide, plus riche, plus positive ? Intuitivement, nous posons l’hypothèse qu’une des clés du nouveau souffle du jeu résidera dans « l’effet-retour » qui sera proposé peut-être par Niantic : quelles compétences (réelles, magiques ou symboliques) les dresseurs pourront ramener des espaces virtuels qu’ils fréquentent ? Comment cette quête « paiera-t-elle » dans la vraie vie du dresseur ?

On encourage donc ceux que le sujet intéresse à guetter la réponse de Niantic, mais aussi évidemment les nouvelles initiatives des grandes marques qui s’empareront du principe de la chasse au trésor multidimensionnelle. Outre l’exploitation des data personnelles collectées, quel acteur pourra pousser la mécanique encore plus loin, vers un « self-empowerment » du joueur-client encore plus réel ?

Illustration Ben Jennings

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