« On met en scène, on dégonfle, on désacralise. Pour le politique, c’est une forme de blasphème de le « déshabiller » » (Sébastien Liebus, Le Gorafi)
Alors que paraît Le Meilleur du Gorafi 2025 et que le média fête bientôt ses quatorze ans, Sébastien Liebus analyse le rôle du Gorafi dans un paysage où la satire politique décline et où la pop culture s’impose comme un nouveau champ de bataille idéologique.
INfluencia : En lisant le livre Le Meilleur du Gorafi 2025 -qui vient de paraître le 13 novembre aux éditions Le Cherche-Midi-, on réalise à quel point votre satire alterne entre humour politique et humour du quotidien. Comment construisez-vous cet équilibre au fil de l’année ?
Sébastien Liebus :Tout part de la musicalité du titre de presse.
On passe nos journées à observer comment titrent Les Échos, La Tribune ou Le Figaro, un cousin à nous (au cas où vous n’auriez pas saisi l’origine du nom du Gorafi, NDLR). L’avantage du Gorafi, c’est qu’on peut traiter une actualité politique très chaude comme une actualité du quotidien, ce que vous appelez l’actu froide : les comportements, les petits travers, les marronniers.
Mais c’est notre socle depuis 14 ans : nos titres doivent vraiment ressembler à n’importe quel titre de presse, avec ce ton pompeux, solennel, impersonnel. The Onion (le journal satirique étasunien qui a servi d’inspiration au Gorafi, NDLR) disait que c’est « la voix de Dieu qui annonce un événement », et c’est exactement ça. Et il y a toujours ce ping-pong avec les médias classiques : les gens vont d’abord voir comment l’actualité est traitée, puis comment nous, on va l’angler.
C’est la même chose avec The Onion : quand il se passe quelque chose d’important, on attend leur headline. Par exemple, après l’assassinat de Charlie Kirk, ils ont titré « Vous perdrez votre travail si vous lisez cet article sur Charlie Kirk », ce qui résumait parfaitement le climat américain, où certains perdaient leur emploi pour une opinion. C’était brillant. Je m’y réfère souvent, mais notre meilleure boussole reste nos auteurs, qui proposent parfois des titres absolument incroyables.
IN : Jean-François Buissière, patron imaginaire du Gorafi est beaucoup plus présent dans le livre que sur le site, via la préface — partiellement confiée à l’IA — ou la page de garde où il s’attribue tous les rôles, du fondateur au comptable. Pourquoi renforcer cette incarnation et que représente-t-elle symboliquement ?
S.L. : Quand on a créé le Gorafi, on voulait bâtir un univers dans lequel les gens puissent évoluer, un peu comme Groland avec ses personnages et ses villes inventées. Pour que cet univers fonctionne, il fallait que le projet soit solide, et Jean-François Buissière, que je salue… est né comme ça. Il écrivait pendant un temps des éditoriaux et même un journal de confinement depuis son chalet de Gstaad…
Il a même une page Facebook avec 15 000 abonnés très engagés et un compte Twitter qui sert parfois à réagir quand on voit des médias publier des titres très « gorafiques ». Et nous avons même créé Marie-Aude Bussière pour diriger “Madame Gorafi”.
Ces personnages donnent du corps à notre démarche et enrichissent l’univers qu’on construit depuis plus de treize ans.
IN : Le Gorafi est un média pensé pour le flux et une temporalité courte. En quoi produire un livre chaque année fait sens ?
S.L. : Alors, déjà, rien qu’au niveau de la sélection, le livre nous oblige à faire de vrais choix éditoriaux. Certains articles écrits dans l’urgence reposaient sur une référence très précise, très datée ; si les lecteurs ne s’en souviennent plus, ça tombe à plat. Donc on privilégie les articles dont la référence reste la plus large possible. Et forcément, ça veut dire que des papiers qui avaient très bien marché en ligne n’y figurent pas, quand d’autres, tout aussi populaires, y trouvent leur place.
Ensuite, les gens aiment retrouver en un seul endroit tout ce qu’ils ont lu pendant l’année. C’est un espace où vous n’êtes plus dérangé par les notifications, les messages de votre grand-mère ou la dernière sortie de Trump. Pendant les dédicaces, on nous dit souvent « On est content de l’avoir, il est dans les toilettes, on lit trois ou quatre pages par jour« .
Et puis il y a ce besoin de posséder quelque chose de matériel puisque c’est le seul objet tangible du Gorafi. C’est plus intime.
Je peux même vous donner un petit scoop : pour 2026, on travaille sur un autre projet papier, plus construit, plus consistant. On rassemble des datas, on brainstorme avec les auteurs… On pense qu’il y a un vrai potentiel pour un objet plus ambitieux.
IN : Nous avions assisté l’an dernier au Big Satire, le sommet réunissant les principaux médias satiriques d’Europe. Vous évoquiez alors l’idée d’un site ou même d’une structure commune pour vous fédérer et soutenir ceux dont la liberté d’expression serait menacée. Est-ce que le projet avance ?
S.L. : Alors, on avait effectivement déposé un dossier auprès de la Commission européenne pour obtenir des fonds. Ça n’a pas abouti : il y avait trois projets sélectionnés, et nous avons fini cinquièmes, ce qui prouve quelque part que notre démarche avait du sens. Mais on continue malgré tout d’avancer ensemble. Cette année, il y a eu un autre Big Satire à Amsterdam, et deux nouveaux sites d’Europe de l’Est nous ont rejoints, un Polonais et un Hongrois. Le prochain aura lieu en Irlande.
On aimerait d’ailleurs inclure une page qui fonctionnerait un peu comme un Courrier international de la satire, avec une sélection d’articles de nos confrères européens. Et à l’avenir, on représentera quelque chose auprès de la Commission, parce que je pense que c’est important.
On le voit en France : il y a aujourd’hui un vrai recul de la satire politique, que ce soit en radio ou dans les médias en général.
INfluencia : Le dernier sondage Ifop montre un paradoxe : les Français n’ont jamais été aussi attachés à la liberté de caricature, mais les jeunes générations semblent se détourner de la satire “traditionnelle”. Que vous inspire ce contraste ?
S.L. : Honnêtement, je ne ressens pas de changement massif dans la manière dont le public nous aborde. Ce qui m’interpelle davantage, ce sont certaines décisions éditoriales. Quand j’entends le directeur de France Inter expliquer qu’ils ont retiré la satire politique parce que “les jeunes ne veulent plus de critique politique”, ça me laisse perplexe. Dans le même temps que Radio Nova gagne 600 000 auditeurs (avec une ligne très assumée sur l’humour et la satire politique, NDLR)… France Inter en a perdu autant.
Pour moi, il y a toujours une attente de satire politique. Et la satire est politique par essence. Il faut juste être vigilant à ce qu’elle ne soit pas détournée, comme on le voit beaucoup aux États-Unis et de plus en plus en France : des contenus haineux qui se cachent derrière l’étiquette “satire”.
Et puis il y a un fait simple : le politique ne supporte pas la caricature. Chaplin disait que si vous discutez d’égal à égal avec quelqu’un qui a du pouvoir, il vous ridiculisera toujours par la rhétorique. La seule manière de le critiquer, c’est de donner un grand coup dans la cagette sur laquelle il est monté.
C’est pour ça qu’on fait ce qu’on fait : on met en scène, on dégonfle, on désacralise. Et ça, pour le politique, c’est une forme de blasphème de le « déshabiller”.
Mais il faut rester vigilant parce qu’une liberté qu’on ne défend pas… elle disparaît. Les Guignols ne se sont pas arrêtés tout seuls. Le Zapping non plus. En 10 ans, des formats emblématiques, qui jouaient ce rôle de contre-pouvoir culturel, ont disparu.
INfluencia : L’an dernier, The Onion avait fait sensation en tentant de racheter InfoWars, le site complotiste du conspirationniste d’extrême droite Alex Jones. Si l’extrême droite remportait la présidentielle de 2027, pensez-vous que le Gorafi, en tant que média satirique attaché à la liberté d’expression, devrait s’impliquer davantage dans le débat public ?
S.L. : Clairement et il est même important qu’on soit là. Pas comme un “phare”, mais comme un point fixe. Et surtout qu’on continue de taper sur tout le monde.
The Onion le fait très bien. Ils sont d’une violence inouïe envers Trump, mais ils n’épargnent pas les démocrates, qu’ils accusent parfois de faiblesse ou de manque de combativité. Ils n’hésitent jamais à mettre les pieds dans le plat.
C’est ce qu’on a toujours fait : entre 2012 et 2017, quand Hollande était au pouvoir… on ne l’a pas ménagé non plus.
INfluencia : Quelle vision de la satire observez-vous chez les jeunes générations d’auteurs ? Leur rapport au politique, au rythme ou au ton vous semble-t-il évoluer ?
S.L. : Il y a clairement une évolution. Et c’est normal : certains auteurs travaillent avec nous depuis presque 14 ans, donc leurs références ne sont plus forcément celles du lectorat actuel. Il donc faut renouveler l’équipe, intégrer des plumes plus jeunes, avec des références d’aujourd’hui, tout en gardant la musicalité du titre de presse.
Les trois derniers auteurs arrivés ont d’ailleurs des références beaucoup plus jeunes, très pop culture, et je cherche constamment de nouvelles plumes pour actualiser notre writers’ room.
Parce qu’il faut faire attention : on a publié une blague sur le jeu Risk, et dans les commentaires, on nous a dit “blague de boomer”. Les lecteurs identifiaient tout de suite l’âge de l’auteur. Donc je répète souvent : évitez les gags situés sur Facebook, préférez TikTok ou Snapchat.
The Onion le fait très bien : ils écrivent sur Taylor Swift ou Sabrina Carpenter, et ça parle immédiatement aux lecteurs.
C’est pour ça qu’il faut rajeunir l’équipe. Quand je suis allé chez The Onion, il y a trois semaines, il y avait un auteur historique qui chapeautait tout, mais autour de lui beaucoup de jeunes de moins de 30 ans. Lui garantit l’ADN, eux renouvellent les références.
Sinon, le risque est simple : si vous vieillissez en même temps que votre lectorat, quand celui-ci disparaît… vous disparaissez aussi.
INfluencia : L’an dernier, vous expliquiez que le reach Facebook n’était plus un levier pour vous. Les récents changements d’algorithmes, censés favoriser davantage les médias, ont-ils eu un effet perceptible ?
S.L. : Alors, on nous a conseillé de changer notre manière de publier sur Facebook, en postant une photo avec le titre directement dessus, puis le lien en premier commentaire. Tous les médias traditionnels le font déjà. J’avais peur qu’on perde des lecteurs, et au contraire ça a boosté notre reach. En appliquant ce format, qui est en fait le template qu’on utilise sur Instagram, on a observé des taux de partage sans commune mesure.
Sur les autres plateformes, c’est plus variable. Twitter, aujourd’hui X, c’est très aléatoire, et l’algorithme favorise clairement les contenus right wing, donc dès que c’est progressiste, ça freine. À l’inverse, Bluesky fonctionne bien : on voit des différences énormes de partage entre X et Bluesky pour un même article. Instagram, lui, explose : on est à plus de 708 000 abonnés, avec une progression phénoménale.
Lors du dernier Big Satire, on a même constaté qu’on avait le reach le plus fort parmi les médias satiriques européens. Certaines publications dépassent les 275 000 likes, notamment au moment des remaniements ministériels.
Facebook revient un peu, mais notre locomotive reste Instagram. Et puis il y a le site : c’est vraiment notre colonne vertébrale. Notre écosystème est solide.