Stop Killing Games : quand l’Europe veut empêcher la mort numérique des jeux vidéo
Soutenue par plus d’un million de citoyens, cette Initiative Citoyenne Européenne (ICE) se heurte à une industrie qui défend son propre droit à couper la connexion, entre logique commerciale et propriété intellectuelle.
Pour les joueurs, c’est le cauchemar moderne : voir un jeu payé plein tarif cesser définitivement de fonctionner, faute de serveurs actifs. Ce scénario touche un nombre croissant de titres entièrement ou partiellement en ligne, conçus de sorte qu’ils deviennent impossibles à jouer dès que l’éditeur arrête le support serveur. Un cas emblématique a mis le feu aux poudres début 2024 : Ubisoft annonçait la fermeture des serveurs de The Crew, un jeu de course sorti en 2014. Le 31 mars 2024, ce titre pourtant distribué en format physique, devenait totalement inexploitable, y compris en solo, au grand dam de ses propriétaires.
« Des entreprises se sont mises à retirer des jeux achetés de la portée des joueurs, personne ne les en a empêchées, et c’est peu à peu devenu la norme », résume amèrement Ross Scott, le youtubeur à l’origine du mouvement Stop Killing Games. Pour lui, priver les clients d’un produit payé, sans solution alternative, s’apparente à une obsolescence programmée du jeu vidéo. En plus d’être préjudicière pour les consommateurs, cette pratique rend la préservation des jeux « pratiquement impossible » sur le long terme.
La crainte du Game Over définitif
Choqué par la disparition programmée de The Crew, Ross Scott – créateur de la chaîne Accursed Farms – décide de passer à l’action au printemps 2024. Il lance le site StopKillingGames.com et appelle joueurs et citoyens à se mobiliser pour défendre leur droit d’accéder aux jeux qu’ils ont achetés. Très vite, la campagne dépasse le simple coup de gueule sur YouTube pour prendre une dimension politique. Après quelques actions locales (au Royaume-Uni, une pétition obtient un débat parlementaire soldé par un status quo ; en France, des plaintes sont déposées auprès de la répression des fraudes ), Ross Scott enclenche l’arme lourde en août 2024 : une Initiative Citoyenne Européenne (ICE). Cet outil participatif officiel de l’UE vise à contraindre Bruxelles à se saisir du sujet, à condition de réunir au moins 1 million de signatures issues d’au moins 7 pays de l’Union.
L’ICE « Stop Destroying Videogames » (titre officiel en anglais) réclame ni plus ni moins d’interdire aux éditeurs de rendre leurs jeux complètement injouables après l’arrêt d’un service. « Plus précisément, l’initiative vise à empêcher le blocage à distance des jeux vidéo par les éditeurs et à fournir des moyens raisonnables pour que ces jeux continuent à fonctionner sans la participation de l’éditeur », comme il est précisé dans la description des objectifs de l’ICE sur le registre officiel de l’Union européenne. En pratique, un éditeur qui fermerait les serveurs officiels d’un titre devrait soit en activer un mode hors-ligne jouable, soit permettre le fonctionnement de serveurs privés (par exemple en publiant un logiciel serveur ou en ne s’opposant pas aux serveurs communautaires).
Début juillet 2025, l’initiative Stop Destroying Videogames a franchi le seuil du million de signatures requis pour être recevable, atteignant plus de 1,2 million de signataires à travers l’Union européenne. Un chiffre qui devrait permettre de compenser d’éventuelles signatures invalidées lors du contrôle formel. Si la validation est confirmée dans les prochaines semaines, la Commission européenne sera légalement tenue d’examiner la proposition, d’organiser une audition publique, et de formuler une réponse officielle – qu’il s’agisse d’une recommandation, d’un refus motivé ou du lancement d’un projet législatif. Pour Ross Scott, ce jalon n’est pas une fin en soi, mais bien le passage au niveau supérieur : « Si nous pouvons atteindre le seuil de signatures, il y a de très fortes chances que l’UE adopte une nouvelle loi qui protégera le droit des consommateurs de conserver les jeux qu’ils ont achetés et fera avancer massivement la préservation du jeu vidéo ».
Le lobby du jeu vidéo contre-attaque
Face à cette mobilisation grandissante des joueurs, l’industrie du jeu vidéo est montée au créneau pour défendre sa position. Le Video Games Europe (VGE) – association professionnelle qui représente les principaux éditeurs et studios en Europe (Nintendo, EA, Ubisoft, Sony, etc.) – a publié le 4 juillet dernier un mémo officiel détaillant son opposition à l’ICE Stop Killing Games. Tout en disant « apprécier la passion de la communauté », le lobby rappelle que la décision d’interrompre les services en ligne d’un jeu est multifactorielle, « jamais prise à la légère », et qu’elle doit rester une option pour les entreprises « lorsqu’une expérience en ligne n’est plus commercialement viable ».
L’obligation de maintenir artificiellement un jeu en vie au-delà de sa rentabilité, affirme VGE, alourdirait les coûts de développement et freinerait l’innovation, au point d’avoir un effet dissuasif sur la création de jeux en Europe : « Imposer le support d’un jeu en ligne indéfiniment, ou de le concevoir d’emblée pour un usage permanent, briderait la liberté des développeurs », insiste l’association. Le risque serait que certains studios renoncent à lancer des jeux multijoueurs en Europe plutôt que de s’exposer à une obligation de support éternel. Le groupe d’éditeurs soulève par ailleurs d’importants obstacles techniques et juridiques.
Beaucoup de jeux service modernes sont profondément intégrés à des infrastructures en ligne complexes, ce qui rend non triviale la création d’un mode déconnecté ultérieurement. Produire une version exécutable en serveur privé, parfois des années après la sortie, impliquerait un coût d’ingénierie prohibitif, pour un public résiduel. En outre, les éditeurs pointent de graves enjeux de sécurité informatique : diffuser le code source ou les outils serveur d’un jeu pourrait exposer leurs systèmes et les joueurs à des actes malveillants (malware, vols de données, triche, attaques DDoS).
Enfin, les grands éditeurs font valoir la propriété intellectuelle. À l’achat d’un jeu, rappellent-ils, le joueur n’acquiert pas le logiciel lui-même mais une simple licence d’utilisation personnelle, comme c’est la règle pour toute œuvre numérique. Le code et les actifs du jeu restent la propriété exclusive du développeur. Obliger un éditeur à partager ces éléments (ne serait-ce que pour permettre des serveurs tiers) pourrait contrevenir à ses droits d’auteur et à ses contrats (par exemple si le jeu contient des technologies ou musiques sous licences tierces limitées dans le temps). Le syndicat souligne aussi que l’industrie informe déjà les joueurs en cas de retrait, conformément aux lois sur la consommation, et que certaines entreprises offrent volontairement des solutions post-mortem (mode hors-ligne, serveurs fans) quand cela est « raisonnable et approprié » – mais que généraliser cette pratique par la contrainte légale n’est ni réaliste, ni souhaitable. On le voit, l’argumentaire des éditeurs invoque un mélange de réalisme économique (coûts, viabilité, emploi) et de précautions juridiques (licences, sécurité, modération) pour rejeter l’initiative européenne.
Le flou juridique en droits d’auteur et droits des joueurs
Derrière ces positions antagonistes se cache une question de fond : qu’« achète » vraiment le consommateur lorsqu’il paie un jeu en ligne ? Pour l’industrie, la réponse est nette : une permission de jouer, révocable dans le temps, et non un bien tangible. Le débat sur l’accès pérenne aux contenus numériques ne date pas d’hier, mais il prend une acuité particulière avec les jeux en ligne. En Europe, le droit de la consommation prévoit bien que tout service numérique doit être fourni conformément au contrat pendant une durée raisonnable, et que les biens doivent être exempts de vices cachés.
Pourtant, la possibilité pour un éditeur de désactiver unilatéralement un jeu sans compensation reste en grande partie hors des radars législatifs actuels. « La loi n’a pas été écrite pour ce cas de figure ; les conditions imposées par l’industrie n’ont jamais vraiment été testées devant un tribunal », observe Ross Scott, qui estime qu’un vide juridique entoure la destruction de jeux en ligne. Les éditeurs arguent que leurs Terms of Service les y autorisent, tandis que les joueurs invoquent l’esprit des lois sur la consommation – selon lequel un produit acheté doit fonctionner pendant une durée décente, a fortiori s’il n’a pas de « date de péremption » annoncée .
En France, cette zone grise a poussé certaines associations de consommateurs à s’intéresser au sujet. L’UFC-Que Choisir a été interpellée par des joueurs pour évaluer la légalité de ces pratiques, rapprochées par certains d’une pratique abusive d’obsolescence programmée. Il n’en demeure pas moins que si l’initiative européenne aboutissait, elle créerait un précédent juridique majeur : pour la première fois, le droit d’un joueur à continuer d’utiliser un jeu acheté pourrait primer sur le bon vouloir de l’éditeur. À défaut, si rien ne change, le message envoyé serait tout aussi clair, avertit Ross Scott : « Les joueurs comprendraient qu’ils ne gardent aucun droit sur ce qu’ils achètent – qu’ils ne sont, au fond, que des consommateurs jetables à la merci des éditeurs ».
Préserver le patrimoine vidéoludique à l’ère du cloud
Au-delà du rapport de forces économiques, l’initiative Stop Killing Games soulève un enjeu culturel de plus en plus prégnant : celui de la préservation du patrimoine numérique. Les jeux vidéo font aujourd’hui partie intégrante de la culture, au même titre que les films, la musique ou la littérature. Or, la dépendance aux serveurs et aux plateformes en ligne fait peser un risque inédit sur la durabilité de ces œuvres. Déjà, nombre de jeux en ligne des années 2000-2010 ont entièrement disparu du paysage une fois leurs serveurs fermés, faute d’avoir pu être archivés ou maintenus autrement qu’à travers quelques vidéos souvenirs. Les historiens du jeu vidéo tirent régulièrement la sonnette d’alarme : sans cadre légal facilitant l’archivage et la reprise des titres abandonnés, c’est une part de la mémoire collective qui pourrait s’évanouir.
L’ICE Stop Killing Games s’inscrit ainsi dans un courant plus large de défense de la culture numérique accessible, aux côtés d’initiatives pour le droit à la réparation ou contre l’obsolescence logicielle. Dans une ère où films et séries peuvent être retirés des plateformes du jour au lendemain, où des œuvres exclusivement numériques peuvent s’éteindre sans support physique, la fragilité de notre patrimoine culturel dématérialisé devient un véritable sujet de société… qui impose un certaine responsabilité collective pour que nos créations numériques d’aujourd’hui ne disparaissent pas sans laisser de trace.