18 juin 2025

Temps de lecture : 6 min

La TV contre-attaque : comment Sky, ITV et Channel 4 veulent reconquérir les annonceurs du digital

Les trois géants de la télévision britannique s’allient pour lancer une plateforme publicitaire commune en libre-service. Cette marketplace permettra aux annonceurs de diffuser facilement des campagnes vidéo en ligne sur l’ensemble de leurs services de streaming et de télévision à la demande.

C’est une première au Royaume-Uni : les PME pourront, via une interface unique, acheter elles-mêmes des espaces publicitaires TV premium sur les trois diffuseurs, sans passer par un intermédiaire. « C’est une riposte », confie un dirigeant impliqué dans le projet et cité anonymement par The Guardian, pointant que Facebook et YouTube ont réussi à permettre à n’importe qui muni d’une carte bancaire de lancer sa campagne pub… ouvrant un marché gigantesque de petits annonceurs où la TV n’a jamais vraiment joué jusque-là. Au Royaume-Uni, le marché publicitaire avoisine les 45 milliards de livres annuels, selon les derniers résultats du rapport Digital Adspend réalisé par l’IAB UK, dont les deux tiers partent dans les poches de Google et Meta.

La domination du duo californien – Google via la recherche et YouTube, Meta via Facebook et Instagram – s’est construite en grande partie sur les budgets cumulés de millions de petites entreprises qui, avec des moyens limités, trouvaient sur ces plateformes une accessibilité et une flexibilité jusqu’ici absentes de la télévision. Résultat : Google et Meta captent la majeure partie de la croissance du secteur, aspirant « jusqu’à 90 % de chaque nouvelle livre investie en ligne » selon une estimation publiée déjà en 2017 – le phénomène s’est accru depuis –.

Une plateforme unifiée, inspirée des recettes du numérique

Baptisée Universal Ads Platform (nom de la technologie fournie par Comcast), la marketplace commune des trois diffuseurs se veut simple et transparente, calquée sur les standards du numérique. « En associant nos forces, nous ouvrons la publicité TV à de nouvelles marques tout en simplifiant le processus pour les annonceurs établis », résume Priya Dogra, directrice advertising, data et nouveaux revenus de Sky, dans un communiqué. Concrètement, la plateforme offrira :

  • Une campagne unique multi-diffuseurs – l’annonceur pourra réserver en une fois des espaces vidéo sur Sky, ITV et Channel 4, avec un reporting consolidé –.
  • Un achat en self‑service – l’interface, conçue pour être user-friendly pour des annonceurs habitués aux réseaux sociaux, donnera accès à des inventaires TV segmentés (addressable) avec des prix enchéris en temps réel –.
  • Des outils de ciblage et de mesure de performance – les PME pourront utiliser des données d’audience et des métriques d’optimisation avancées pour évaluer l’efficacité de leurs campagnes –.
  • Une garantie de qualité et de sécurité de marque – l’inventaire proposé étant celui de grands médias régulés, les annonceurs sont assurés de diffuser dans un environnement premium et brand-safe (sans contenus extrêmes ni fake news). Cette promesse de transparence et de fiabilité tranche avec les scandales ayant touché YouTube (annonces adjacentes à des contenus inappropriés) et vise à rassurer agences et marques échaudées.

«  En tant qu’industrie TV, il est crucial que nous collaborions pour rendre la télévision facile à planifier, acheter et mesurer  », souligne Kelly Williams, directeur commercial d’ITV, qui voit dans ces initiatives « un futur très excitant » aussi bien pour les grandes marques que pour les « nouvelles marques TV » à conquérir. Sky, ITV et Channel 4 collaborent de longue date sur ces sujets : ils ont lancé ensemble en 2024 l’outil de mesure “Lantern” pour fournir aux annonceurs une métrique TV unifiée.

La grande séduction des PME 

En visant explicitement les petits annonceurs et start-ups du numérique, les trois diffuseurs britanniques espèrent débloquer un gisement de croissance qui leur échappait jusqu’ici. « La TV ne pourra pas travailler avec chaque micro-annonceur de la longue traîne, mais nous voulons attirer la partie haute de cette longue traîne » qui font le bonheur de Facebook et consorts, explique le cadre précédemment cité. Selon le rapport de l’IAB UK, le marché publicitaire digital au Royaume-Uni pèse environ 30 milliards £ – sur 45 Mds£ tous médias confondus – et c’est précisément ce budget en ligne des PME que l’alliance vise à capter en partie.

La vidéo en ligne représente une part croissante de ce gâteau : en 2024, les dépenses en publicité vidéo numérique (YouTube, réseaux sociaux, out-stream…) ont bondi de +20 % pour atteindre 8,3 Mds£, soit 64 % des dépenses display en ligne. Les annonceurs suivent l’audience, investissant de plus en plus les écrans connectés : en 2024, les dépenses publicitaires sur TV connectée (CTV) ont grimpé de +22 %. Face à cette vague, les groupes audiovisuels britanniques ont fortement développé leurs plateformes de BVOD, c’est-à-dire les services de replay/streaming financés par la pub. Ce marché est même passé à 1,1 Md£ de chiffre d’affaires annuel au Royaume-Uni, en croissance rapide même s’il reste modeste à côté du tout-digital.

Il contribue à compenser en partie le recul de la publicité TV classique, tombée à 3,9 Mds£ en 2024. En unissant leurs inventaires de BVOD dans une seule campagne, Sky, ITV et Channel 4 peuvent offrir aux annonceurs une portée élargie et un ciblage data comparable aux plateformes, tout en capitalisant sur l’attrait de contenus locaux prisés (sport, divertissements, information, etc.). « Nous sommes réalistes sur la part du digital que nous pourrons ramener vers nos services de streaming », note une source proche du dossier dont les propos ont été relayés par The Guardian, « mais nous croyons à une opportunité de plusieurs milliards de livres en allant chercher les PME de la frange haute, aujourd’hui focalisées sur Facebook et YouTube. C’est véritablement une lutte pour regagner du terrain face aux géants des réseaux sociaux ».

Vers un front commun européen face aux plateformes ?

Le calendrier joue en leur faveur : cette initiative survient dans un climat de méfiance accrue envers les big tech. En mai, Google a fait face à un recours collectif de 130 000 entreprises britanniques l’accusant d’abus de position dominante sur le marché publicitaire en ligne, pour un total de 25 milliards £ de dommages réclamés. Ce type d’actions – encore impensables il y a quelques années – révèle l’exaspération d’annonceurs cherchant des alternatives plus transparentes. Reste à voir si les milliers de PME habituées aux clics immédiats de Google/Facebook seront prêtes à tenter l’aventure télévisuelle. Sur ce point, Meta ne restera pas passive : Mark Zuckerberg a annoncé vouloir « redéfinir la catégorie publicitaire » en déployant de nouvelles IA génératives pour faciliter la création de campagnes pour les petites entreprises.

Le pas franchi par les diffuseurs britanniques révèle une tendance de fond en Europe : l’union sacrée des médias traditionnels face aux géants du numérique. Dès 2017, Channel 4 s’était associé aux groupes TF1, Mediaset (Italie/Espagne) et ProSiebenSat.1 (Allemagne) pour créer l’European Broadcaster Exchange, une co-entreprise permettant de réserver des campagnes programmatic sur leurs services de VOD nationaux. Huit ans plus tard, l’initiative britannique va plus loin en mutualisant carrément la vente d’espaces domestiques sur un marché national. Cette coopération tous azimuts témoigne du rapport de force actuel : isolées, les chaînes traditionnelles peinent à rivaliser avec le duopole publicitaire (voire triopole en incluant Amazon). En unissant leurs inventaires et leurs données, elles espèrent créer des alternatives crédibles pour les annonceurs et peser davantage face aux plateformes intégrées.

Un nouvel équilibre pour agences et annonceurs

En France, la question de l’alliance des régies se pose également. En mars 2025, le syndicat SNPTV a acté sa mue en ADMTV (Alliance des Médias TV & Vidéo), élargissant son périmètre aux acteurs du streaming : Netflix, Amazon Prime Video et Disney+ ont rejoint TF1, France Télévisions, M6, Canal+ et autres régies nationales au sein de cette alliance. Le message envoyé aux annonceurs est celui d’une offre unifiée de « vidéo premium » : peu importe l’écran ou le mode de diffusion (TV linéaire, replay BVOD comme MyTF1 ou 6play, plateformes SVOD avec publicité), tous ces éditeurs premium financent un « écrin publicitaire de référence », argumente l’ADMTV. Toutefois, cette alliance tricolore reste pour l’heure essentiellement une instance de représentation et de bonnes pratiques, et non une place de marché unifiée.

Sur le volet technologique, la France a aussi amorcé son virage vers la TV segmentée. Depuis 2020, la publicité ciblée est autorisée sur les écrans TV hexagonaux, et le parc d’écrans connectés éligibles a explosé : +37 % en un an, atteignant 9,3 millions de box TV adressables à mi-2024 grâce à l’implication des quatre opérateurs télécoms (Orange, Bouygues, SFR et Free). Désormais, un annonceur français peut affiner sa cible sur la TV en fonction de critères géographiques ou comportementaux, de manière similaire au digital. Les régies tricolores multiplient les innovations en la matière : partenariat de TF1 Pub avec des enseignes de grande distribution (alliance TV Retail Connect) pour croiser données retail et audiences TV, accord de M6 Publicité avec Orange pour le replay adressable, ou encore offres 100% Adressable combinant linéaire et digital.

En somme, la création par Sky, ITV et Channel 4 d’une marketplace publicitaire TV unifiée et self-service marque un tournant stratégique pour le marché publicitaire britannique. Elle traduit la capacité d’adaptation des médias historiques face aux nouvelles règles du jeu imposées par le numérique. Entre coopétition locale (partenariats entre concurrents de toujours) et concurrence frontale avec les titans de la Silicon Valley, l’initiative soulève autant d’enthousiasme que d’interrogations. Si elle réussit à faire venir en télé des centaines d’annonceurs inédits, elle pourrait redessiner durablement le paysage publicitaire outre-Manche, et servir de laboratoire pour d’autres pays en Europe… à condition de surmonter les obstacles concurrentiels et culturels propres à chaque marché.

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