À l’abri du monde. Le cocon, un micromonde protecteur et apaisant
Le terme « habiter », en apparence banal, recouvre une grande richesse. Pour les géographes, il s'agit d'un processus d'échange entre individus, sociétés et espace. Les philosophes y voient une manière d’être au monde. L’habitat est à la fois politique, identitaire, ancré, mais aussi le reflet de nos désirs et de nos pratiques sociales et intimes.
Où habitez-vous ? En Provence ou en Bretagne ? À la ville ou à la campagne ? Dans une maison ou dans un appartement ? Quelle définition donner au terme « habiter » ? La multiplicité des réponses possibles dit assez combien ce terme, « habiter », si banal, recouvre de choses. Pour les géographes, il désigne un processus de construction réciproque entre les individus, les sociétés et l’espace. Les gens façonnent leur environnement, qui à son tour les influence. Certains philosophes y voient une manière d’être au monde, un attachement. L’habitat est politique (politiques urbaines et de logement), identitaire, enraciné. Il est aussi le reflet de nos aspirations, de nos possibles et le lieu privilégié de nos pratiques sociales, familiales, intimes. …
Comment s’étonner, dès lors, que le « home » soit l’objet de tant d’investissements maté- riels et affectifs, qu’il représente tant pour nous? Beaucoup de choses ont changé depuis 1978, date à laquelle Nougaro promettait à sa belle une « maison, avec des tuiles bleues, des croisées d’hortensias, des palmiers plein les cieux, des hivers crépitants près du chat angora », mais pas notre vision de l’habitat idéal. Année après année, les études confirment ce rêve français : être propriétaire d’une maison individuelle avec un espace extérieur est l’objectif de trois Français sur quatre.
Nougaro voyait en tout cas juste jusque sur le der- nier point : en 2024, près de six Français sur dix déclarent posséder un chien ou un chat, un chiffre en nette augmentation par rapport aux 47 % observés en 2021 et principalement tiré à la hausse par la possession d’un chat, cet « orgueil de la maison » comme le décrivait Charles Baudelaire, et soutien émotionnel comme l’observent les psychologues.
Notre « dream house » se situe près d’une « petite ville de province, pas trop loin de la mer ou de la montagne, si possible au soleil, avec de l’animation et de la culture. Des petits supermarchés qui vendent surtout des produits locaux tels que les fruits et légumes, tout cela dans le calme et la bien- veillance », décrivait ainsi la participante à l’un de nos groupes quali. Il s’agit ici de comprendre ce que cette image de l’éden pavillonnaire et son évolution disent du pays et du moment.
L’abri antianomique
Selon une étude d’OpinionWay pour Artémis Courtage (janvier 2023), 92 % des Français jugent qu’il est « essentiel ou important » d’être propriétaire de son logement (GRAPHIQUE 23). Les plus jeunes en rêvent déjà : 80 % des 18-34 ans aspirent ainsi à accéder à la propriété, selon la même étude. Accéder à la propriété, c’est le projet d’une vie. Deux motivations émergent à égalité : se constituer un patrimoine bien sûr (90 % des sondés), mais aussi, presque au même niveau, rechercher la sécurité et l’indépendance (86 %) ; se mettre à l’abri d’éventuelles difficultés financières, mais aussi, et de plus en plus, à l’abri du monde et des autres. Interrogés sur ce qui est le plus important pour eux en matière de cadre de vie, les Français citent d’abord plus fréquemment : le confort de leur logement mais, presque à égalité, le calme et la sécurité (source : Observatoire national du cadre de vie, 2024).
Une maison, c’est un endroit dont on peut exclure tout ce qu’on ne veut pas y laisser entrer : l’insécurité, les incivilités, les importuns, les nuisances ou les soucis. Dans une société où l’autre est perçu comme un ennemi, c’est la safe place par excellence, le cocon qui nous protège nous et ce qui nous est cher : notre intimité, notre famille, nos souvenirs et nos projets. Et plus nous percevons le monde comme hostile plus nous chérissons notre refuge et sommes enclins à l’aménager et à en renforcer l’inviolabilité.
On estime ainsi que près d’un ménage français sur deux est équipé d’une solution de sécurisation anti-intrusion (alarme, télésurveillance…). Les publicités du secteur racontent, d’ailleurs, beaucoup de nos vies et de nos peurs : appartement urbain dont presque rien ne vient troubler la quiétude, parents soucieux du bien-être mental de leurs enfants après un incident dans le voisinage ou joyeux départ en vacances familiales l’esprit tranquille : les dangers resteront dehors, et nous serons bien chez nous.
Au-delà de la home-centricity que nous commentions dans la précédente édition de « Françaises, Français, etc. » en 2022, c’est bien d’un « abri antianomique » dont il est question en 2024 : un abri protégeant de la désorganisation de la société.
Faire venir le monde chez soi
Si être bien chez nous devient un besoin essentiel, c’est aussi que nous y passons de plus en plus de temps, seize heures par jour en moyenne, selon une enquête de Santé publique France et, d’après les projections, vingt heures par jour en 2030. Les causes de cette sédentarité sont multiples. Le vieillissement de la population, l’essor du télétravail (qui concerne environ 35 % de la population active) jouent un rôle majeur. Mais l’évolution de nos modes de vie l’amplifie.
Ceux-ci s’organisent de plus en plus autour de « l’internalisation » de bien des choses qui nous pousseraient à sortir de chez nous : le shopping (42 millions de cyber-acheteurs en 2023), le restau- rant (48% des Français se sont fait livrer des repas en 2022, selon Food Vision), le divertissement (selon le baromètre multiscreen 366 x Diverto x Kantar, des usages des écrans, 66% des foyers français étaient abonnés à au moins une plateforme de streaming vidéo en 2024). Le seuil de notre porte devient un véritable checkpoint.
Il faut, dès lors, faire tout ce que l’on peut pour être bien chez soi, quelle que soit notre idée du confort domestique. Les travaux d’adaptation et d’embellissement représentent un marché colossal (évalué à 26 milliards d’euros en 2023) dont les tendances disent beaucoup de ce que deviennent nos habitats. Le confort thermique (une nécessaire adaptation au changement climatique autant qu’à l’inflation) ou acoustique (pour se protéger des bruits du dehors comme de ceux des autres, à l’intérieur) vient en premier.
La tendance majeure est la création d’espaces polyvalents, qui tirent parti de chaque mètre carré, servent plusieurs usages et disent nos changements d’habitudes et d’envies. La chambre de l’enfant qui a quitté le foyer est transformée en chambre d’amis ou en poste de télétravail, le garage se reconvertit en atelier ou en salle de sport privée, les cuisines se dotent d’« arrière-cuisines » qui cachent ce qui doit l’être et permettent le stockage. Nos salles à mangerdisparaissent, au profit d’espaces apéro ou soirée Netflix (grand canapé, grand écran, table basse), reflétant à la fois l’évolution de nos rituels familiaux et notre désir d’une sociabilité plus cool, plus fluide.
La nature aussi vient à l’intérieur
Notre besoin de détente se lit dans nos salles de bains, qui tendent à devenir des espaces « bien- être », privilégiant les matériaux naturels et les ambiances douces. Enfin, l’ouverture vers l’extérieur et l’intégration de la nature dans l’aménagement intérieur sont des priorités : création de terrasses, couvertes ou non, aménagement des jardins, installation d’espaces dedans-dehors qui prolongent et agrandissent le logement et optimisent l’usage de ce fameux extérieur auquel chacun aspire (GRAPHIQUES 21 ET 22). En 2023, le marché global des équipements extérieurs et de jardin a généré un chiffre d’affaires de 8,2 milliards d’euros.
Pour un bonheur complet, il faudrait y ajouter un barbecue et une piscine, ces deux « mythologies », de notre époque : 62% des Français possèdent un barbecue, et, avec 3,2 millions de piscines individuelles, notre pays est champion d’Europe de la catégorie.
Ici, on peut être soi
Connaissez-vous Maia, alias Mxmtoon? Elle cumule plus de 700 millions d’écoutes sur Spotify. C’est une des figures phares de la « bedroom pop », cette tendance musicale qui, comme son nom l’indique, a vu émerger des artistes qui enregistrent des sons minimalistes depuis leur chambre à coucher. Cette jeune Américaine, née en 2000, disait, dans une de ses récentes interviews : « Enregistrer dans un environnement familier permet d’être franc sur ses sentiments, de livrer librement ses émotions. » Couronnée aux Victoires de la musique 2023 pour son album « Bedroom Walls », la Française November Ultra parle de sa chambre comme de l’endroit où elle est le mieux pour créer et déclare : « Cette chambre a vraiment tout vu de moi finalement. » Plébiscitées pour leur authenticité, ces deux jeunes femmes disent ce que sont devenues nos maisons : des endroits où on peut baisser la garde, êtresoi, des lieux où s’épanouit la meilleure version de nous-mêmes. Nos talents s’y expriment : bricolage (55 % de pratiquants réguliers), décoration (60 % d’adeptes du « do it yourself » pour la rénovation et l’embellissement de la maison) cuisine, jardinage ou loisirs créatifs (environ 62 % des Français). C’est là que ça se passe.
Les réseaux sociaux pullulent ainsi de vidéos pleines d’hommes aux fourneaux et de femmes au marteau. La maison est le lieu (et parfois le théâtre) de la félicité domestique. Ils se sont ainsi peuplés, fin 2023, de couples d’âge moyen reproduisant la chorégraphie « improvisée » de David et Victoria Beckham sur un morceau des Bee Gees : dans leur cuisine, pieds nus, un verre à la main. Le bonheur en 2024.
Le lit devient, notamment pour les ados, un lieu de vie. Il y a un mot pour ça : le « bed rotter » (descendant du « couch potato ») ne quitte plus son lit. Il laisse le monde venir à lui, lové sous sa couette et scotché à son smartphone (ou son PC). Le magazine Fortune y consacrait un article, en juil- let 2023, s’inquiétant d’y voir le « hack antiproducti- vité ultime ». Le « chill » contre le burn-out. Pourquoi sortir, d’ailleurs, quand le spectacle du monde, qui nous parvient à travers nos nombreuses lucarnes médiatiques, est si anxiogène ? Les confinements nous ont fait découvrir qu’on pouvait « ne pas ». Aujourd’hui, tel le Bartleby, de Melville, nous « préférerions ne pas ».
Vanlife, l’aventure chez soi
Utilisée dès le xixe siècle par des compagnies hôtelières, l’expression « home, away from home » est aujourd’hui la signature des plateformes de location de maisons qui vous promettent que – même en vacances – vous n’aurez à supporter ni les enfants ni les horaires des autres. Utilisées par des millions de Français, ces plateformes surfent sur notre envie de nous sentir partout comme à la maison : indépendants et en sécurité.
Le succès non démenti du camping-car participe de ce même désir d’indépendance. Ces cocons mobiles permettent à leurs adeptes d’allier des aspirations a priori contradictoires : sécurité et liberté, sédentarité et voyage. Tout quitter, mais tout emporter. Aux traditionnels « jeunes seniors », qui forment le gros des bataillons de la communauté des camping-caristes s’ajoutent désormais les adeptes de la « vanlife ».
Les « vanlifeurs » sont plus jeunes. Mais, surtout, ils ne se contentent pas de vouloir partir en vacances avec leur maison sur le dos : ils font de leur van leur résidence principale. Minimaliste et nomade, certes, mais aménagé avec le même soin, et avec la même dose de « do it yourself » que le pavillon de banlieue dans lequel ils ont peut-être grandi. On retrouve, d’ailleurs, sous l’étiquette vanlife, les conseils de déco (voire de détournement des iconiques d’Ikea), de cuisine ou de mises en scène de la vie familiale, conjugale ou entre copains auxquels nous ont habitués les influenceurs.
Le foyer, observatoire du monde
Nomade ou pas, l’habitat fait donc l’objet de la même attention et est investi des mêmes attentes, notamment sécuritaires. Il est notre prolongement, l’expression de nos valeurs et de nos espoirs. Il est aussi, de plus en plus, le point à partir duquel nous construisons notre représentation du dehors. Grâce à l’écran de la télé branchée sur une chaîne d’info en continu pour certains, le quotidien que nous lisons, les séries, les réseaux sociaux ou à travers le parebrise du van, pour d’autres ; c’est de là que nous voyons ou croyons voir le pays, et les autres. C’est de là que nous partons, dans tous les sens du terme. Et là que nous parviennent, filtrées, les rumeurs du monde. Ne serait la vie locale (les Français vivent, en moyenne, dans un rayon de 10 kilomètres autour de chez eux pour les courses du quotidien, les loisirs et le travail) et les rencontres « en vrai » qu’on y fait, avec les autres ou l’environnement direct, le foyer pourrait apparaître comme un refuge, qui prendrait des airs d’observa- toire d’un monde de plus en plus extérieur…
Là, nous sommes en maîtrise, souverains. Là, « je pourrais être enfermé dans une coquille de noix, et me regarder comme le roi d’un espace infini, si je n’avais pas de mauvais rêves » (Hamlet,Shakespeare). De mauvais rêves que nous finissons parfois par prendre pour la réalité du dehors.