19 janvier 2023

Temps de lecture : 7 min

Quand nécessité ne fait plus loi, elle doit devenir un choix

S’adapter… Depuis vingt ans, de quoi d’autre parle-t-on ? Politiques, dirigeants, médias : l’adaptation, toujours nécessaire, est partout. Et, bien sûr, elle est présente aussi partout dans la vie des Français, et singulièrement des Français des classes moyennes avec lesquelles l’Observatoire FreeThinking des classes moyennes travaille depuis maintenant quinze ans sur la consommation et qui divulgue aujourd’hui son dernier travail sur « Les Français au temps des crises ». Un article à retrouver dans la Revue #41 d’INfluencia.

L’adaptation, dans la consommation des Français des classes moyennes, c’est celle que leurs difficultés de pouvoir d’achat hier (le retour de l’inflation aujourd’hui) les obligent à mener. En 2021, France Stratégie calculait que la part des dépenses pré-engagées avait grimpé de 31% à 41% du budget des ménages les plus pauvres entre 2001 et 2017, représentant jusqu’à 45% du revenu des familles modestes monoparentales – typiquement, les jeunes femmes élevant seules un ou deux enfants avec un peu plus d’un SMIC, comme Ingrid Levavasseur, égérie des Gilets Jaunes. Dans ces conditions, et même si beaucoup de Français des classes moyennes et moyennes supérieures connaissent une pression moins forte sur leur pouvoir d’achat, il est clair qu’une inflation qui se réinstalle nettement au-dessus des 5% est un nouveau booster d’adaptation.

 

Le tempo des classes moyenne, c’est s’adapter encore plus, et encore plus vite que les puissants, l’État, les grandes entreprises…

Pas d’autres voies que celle de l’adaptation

S’adapter encore plus, et encore plus vite, c’est s’adapter plus et plus vite que les puissants, l’État, les grandes entreprises. Car le tempo des classes moyennes en la matière est très élevé, nonobstant la petite musique souvent présente dans les médias nous expliquant que les Français refusent tout changement et sont d’incurables conservateurs, trop attachés à leur confort bourgeois pour bouger. L’adaptation, c’est pendant la crise sanitaire le passage au click and collect pour les petits commerçants, la redécouverte du drive sous un autre angle, le retour du fait-maison. C’est bien sûr le Web réinventé tous les jours dans ses usages pour mieux consommer, se distraire autrement, préserver son niveau de vie en profitant de tout ce qu’il offre de promotions, de bons plans, d’idées pour faire plus et mieux avec moins. Applis de toutes sortes, nouveaux acteurs marchands, sites d’entraide ou d’échange… Tout est bon.

S’adapter toujours plus, et toujours plus vite, c’est d’abord un ensemble de comportements. C’est, en période d’inflation, mettre en œuvre des stratégies nouvelles ou réinventer celles qu’ils avaient initiées dans les années 2010 en se forgeant une culture de la déflation. Des stratégies qu’ils font fonctionner à plein pour surmonter les nouvelles difficultés que suscitent, dans la vie quotidienne, des prix hors de contrôle – « L’inflation est un sujet auquel je me heurte au quotidien… Un plein de gasoil à 80€… Un caddie de courses à moitié rempli à 200€. »1 C’est opérer des coupes claires dans ses dépenses, supprimer des postes entiers en attendant des jours meilleurs : vacances, loisirs, restaurant, cinéma, les projets de long terme ou nécessitant un investissement, et l’univers de la maison, qui après une année 2021 faste souffre en 2022 ; presque -8% sur les six premiers mois de l’année d’après la FMB. C’est limiter sa consommation dans tous les domaines possibles et imaginables, quelquefois les plus inattendus – et les plus lourds aussi : moins de viande, moins de fruits et légumes, moins de déplacements en voiture, moins de chauffage. Mais 18°C, il y a longtemps que pour certains Français modestes c’est déjà la norme, bien avant que la sobriété énergétique soit à l’ordre du jour pour cause de guerre en Ukraine. Plus moche : moins de santé, la visite chez le médecin étant réservée aux enfants. Ou moins de repas – le jeûne n’est plus un choix idéologique ou destiné au mieux-être, c’est un simple expédient, qui fait une percée inquiétante dans les conversations de nos communautés. C’est faire soi-même dans des domaines nouveaux : plus uniquement la cuisine, le potager, mais l’énergie, avec le chauffage au bois comme do it yourself énergétique – après le retour du potager (14 millions en France), peut-être le retour de la flambée. C’est découvrir de nouvelles enseignes et de nouvelles pratiques de consommation – en 2022, les magasins antigaspi sont le new Too Good To Go qui, en 2019, était lui-même le new Bon Coin. « Un magasin antigaspi vient d’ouvrir à côté de chez moi, je peux ainsi acheter des légumes et des fruits déclassés ou hors gabarit (carottes tordues, pommes de terre mal formées, clémentines trop grosses). Ils sont aussi bons et sains que les autres dits normaux. »

C’est l’opportunisme de toujours, mais devenu systémique. Un oxymore pour dire le soin apporté à scroller les prospectus online pour traquer plus que jamais les bonnes promos, celles qui vont justifier de faire 15 km de plus en voiture – un investissement au prix de l’essence actuel – pour économiser un peu. C’est systématiser la consommation collaborative et conviviale, le prêt, le troc ou l’échange de services, le co-voiturage bien sûr mais aussi, demandant un véritable effort d’organisation et de négociation, la création de coopératives d’achat du fuel – ensemble on est plus fort pour faire baisser les prix.

S’adapter toujours plus au-delà des comportements, et pour les justifier, souvent à ses propres yeux aussi d’ailleurs, c’est aussi se donner de nouvelles valeurs – ou confirmer le changement de valeur qu’on a entrepris il y a déjà plusieurs années. Se construire un nouvel ethos, d’abord articulé autour de l’idée de « consommer moins, mais mieux », devient insensiblement, pour ceux qui en ont encore les moyens, « consommer moins, c’est cool ». Et même, pour les plus radicaux, « moins, c’est cool ». La déconsommation devenant un choix qui va de pair avec bien d’autres choix de vie, au-delà de la consommation, comme la démobilité.

La responsabilité comme marqueur de classe

Justement, décider que « moins c’est cool » et mettre sa vie quotidienne en accord avec ce principe, pour beaucoup de Français des classes moyennes et modestes, c’est aujourd’hui un luxe. Et même un luxe inabordable. C’est ce que nous apprennent à la fois la crise inflationniste que nous vivons depuis la fin de 2021 et plus encore la guerre en Ukraine puis la crise actuelle du carburant. « Moins c’est cool », la démobilité est un must ? Peut-être quand on vit à Paris, Bordeaux ou Lille, certainement pas quand on vit à Vierzon, Paimpol ou Marmande. Dans ce cas-là, moins c’est juste l’enfer – parce que moins d’essence, moins de déplacements, moins de pollution peut-être, c’est surtout moins de temps pour travailler, moins de temps pour soi, moins de vie. « L’inflation a un fort impact sur ma vie. Habitant la campagne je ne dispose pas de moyens de transport me permettant de limiter ma consommation d’essence pour mes trajets maison-travail et il faut sans arrêt faire de plus en plus attention en limitant les autres déplacements. Mes loisirs en sont impactés et mes autres achats nécessaires aussi. »

Moins de consommation, au-delà de la mobilité, cela veut dire moins de confort, moins de plaisir au quotidien, moins de sorties. Moins de restaurants avec ses proches, de cinéma avec ses enfants, de solidarité intergénérationnelle, de relations avec les autres – s’entraider avec moins, comment faire ? « Nous limitons les invitations à nos amis, pour économiser et éviter les dépenses superflues. Dommage de devoir limiter nos interactions sociales, de diminuer notre alimentation pour pouvoir survivre. »

 

« Consommer responsable n’est absolument pas une préoccupation pour moi en ce moment, je n’ai pas l’argent d’acheter du bio ou du made in France. L’industriel étranger à petit prix me convient très bien. »

 

C’est la situation de beaucoup de Français des classes moyennes modestes qui nous disent leur difficulté à s’en sortir aujourd’hui et leur sentiment de perte de sens. Voire de perte d’estime de soi, quand les restrictions deviennent trop envahissantes dans leur vie. Car à quoi cela rime, à la fin, de travailler souvent dur si c’est pour se priver si ce n’est de tout, du moins de beaucoup ? « Et en fait, l’idée, c’est de se lever le matin pour aller au travail et avoir un salaire qui ne sert plus qu’à se nourrir, se laver et se chauffer mais pas trop ?! »
Dans ces conditions, consommer, en plus, responsable, devient un luxe inabordable, presque insolent de la part de ceux, urbains, CSP +, qui peuvent encore se le permettre. Un marqueur de classe d’un nouveau genre qui va distinguer de façon particulièrement violente ceux qui veulent des marques responsables parce qu’ils peuvent encore y avoir accès, et ceux qui ne le peuvent plus. Et qui risquent de ne même plus le vouloir – parce que tant qu’à être de facto exclus d’une consommation responsable et un tant soit peu plaisir, autant se donner l’illusion de le décider, dans une provocation triste qui dit beaucoup de l’époque. « Consommer responsable n’est absolument pas une préoccupation pour moi en ce moment, je n’ai pas l’argent d’acheter du bio ou du made in France. L’industriel étranger à petit prix me convient très bien. » Quand l’adaptation devient impossible, et avec elle la responsabilité, autant la refuser en bloc – c’est moins douloureux.

Refaire de la nécessité un choix

Cette situation est-elle acceptable ? Non. Ni pour les citoyens ni pour les entreprises. Ni pour la planète, en ces temps d’urgence climatique. C’est ce qui donne une place encore plus centrale et une responsabilité encore plus éminente aux marques. En tant que soutien, d’abord. Pour aider les plus vulnérables à passer la crise de l’inflation en soutenant leur pouvoir d’achat – ils le demandent. Ils se sont habitués, pendant la crise sanitaire, à voir de grandes entreprises et les marques qui les représentent prendre sans barguigner leur part du fardeau de la solidarité nationale, en proposant des solutions aux consommateurs, aux commerçants, à leurs propres salariés… Ils attendent d’elles de prendre leur part du fardeau de l’inflation aussi. En tant que soupape, aussi. Les temps sont durs, on le sait, on le voit, on l’éprouve – pas la peine de le répéter, autant se donner des marges de manœuvre mentales et qui est mieux placé pour le faire que les grandes marques et leur pouvoir de nous faire rêver ?

Là aussi, l’attente qui avait émergé pendant la crise sanitaire est réactivée. En tant que support, enfin. Support au sens de puissances bienveillantes et rassembleuses, capables de rappeler à tous que nous avions encore beaucoup de choses en commun, en ces temps de difficultés économiques qui au-delà de la consommation créent ou ravivent des tensions multiples au sein de la société française. « Les entreprises ont un rôle très important à jouer dans la société. Elles sont proches des clients, ont un impact significatif sur la vie des gens, elles peuvent influencer, faire passer des idées, etc. C’est pourquoi il est important que leur rôle ne se limite pas seulement au bénéfice et au chiffre d’affaires comme cela est le cas aujourd’hui. Elles doivent se positionner sur des questions sociétales, environnementales et œuvrer pour faire la différence. » Faire la différence… pour que la nécessité d’une nouvelle consommation, plus responsable, ne soit plus une loi impossible à respecter mais redevienne un choix accessible au plus grand nombre, pour le bien de tous.

1. Les Français au temps des crises, étude Freethinking, septembre 2022. Tous les posts cités dans cet article en sont issus.

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