22 mars 2020

Temps de lecture : 8 min

366 : De la distance à la défiance. #une société en mille feuilles

COURT-CIRCUITS / CIRCUITS COURTS : 10 tendances, expliquées, décryptées et illustrées pour la 5ème édition de "Français, Françaises" par 366 et BVA au prisme d’un corpus de plus de 100 millions d’articles et 30 milliards de mots, soit 10 ans de PQR. Voici la deuxième : #une société en mille feuilles

COURT-CIRCUITS / CIRCUITS COURTS : 10 tendances, expliquées, décryptées et illustrées pour la  5ème édition de « Français, Françaises » par 366 et BVA au prisme d’un corpus de plus de 100 millions d’articles et 30 milliards de mots, soit 10 ans de PQR. Voici la deuxième : #une société en mille feuilles

« Joker », « Parasite », « Us » « À couteaux tirés » ou encore « Les Misérables » … en 2019, la lutte des classes s’est imposée au box-office et sur nos écrans. Film anti-Trump, « A couteaux tirés » raconte le privilège blanc et les inégalités sociales aux Etats-Unis. « Parasite », palme d’or à Cannes, narre la confrontation de deux familles sud-coréennes, l’une riche, l’autre pauvre, pour dénoncer la violence des inégalités sociales en Corée. Dans le genre horreur, « Us » narre comment une famille américaine est prise pour cible par des doubles maléfiques, envieux de leurs privilèges et décidés à les remplacer. « Joker », succès de l’année, a été lu par de nombreux critiques comme le symptôme d’une société malade, de plus en plus violente et qui maltraite ses membres les plus précaires. Quant aux « Misérables », sous l’égide hugolienne, il se veut une œuvre naturaliste pour dénoncer la ghettoïsation des banlieues. Disparue par la porte avec la chute du mur de Berlin en 1989, la lutte des classes serait-elle revenue de plein fouet par la fenêtre ?

And you, where are you from ?

En France, les mouvements nés en 2018 et 2019 sont l’incarnation archétypique de ce retour de la conflictualité sociale. Après trente ans de libéralisme et de mondialisation échevelés, les revendications exprimées ont soudainement remis au cœur du débat public et politique la question sociale et la thématique des inégalités. Alors certes, la lutte des classes ne se joue plus forcément dans les termes de Karl Marx, entre « prolétaires » et « bourgeois » … Mais elle réapparaît parce que la mondialisation a fracturé les sociétés occidentales et accru les distances entre groupes sociaux. Le politologue anglais David Goodhart, dans une distinction désormais célèbre, explique ainsi que la mondialisation a divisé les sociétés occidentales en deux clans, les « somewhere » (ceux qui sont de partout) et les « anywhere » (ceux qui sont de quelque part) . Les premiers sont mobiles, bien dotés en capital culturel, exercent des emplois qualifiés dans les métropoles et sont adeptes d’un double libéralisme, économique et culturel. Ils sont cosmopolites et habitent le monde. Les seconds sont moins diplômés, moins mobiles, et plus enracinés. Ils habitent souvent à faible distance de leurs parents et sont assignés à une identité prescrite et un lieu précis. Ils ont le sentiment d’être exclus de la parole publique et que le changement qu’on ne cesse de leur vanter les marginalise, à commencer par le changement technologique et la déterritorialisation des services. Ils redoutent l’immigration et la mondialisation. Raphaël Glucksman a parfaitement synthétisé cette nouvelle dualité lors du lancement de son mouvement Place Publique : « Quand je vais à New York ou à Berlin, je me sens plus chez moi culturellement que quand je me rends en Picardie, et c’est bien cela le problème ». Les élites mondialisées dont il fait partie ont désormais plus de proximité, de familiarité entre elles que les citoyens d’un même pays. La citoyenneté s’en trouve alors profondément fracturée et donc fragilisée. Cette ligne de faille sociale est au fondement des recompositions politiques en cours : le clivage gauche-droite s’efface au profit d’un nouvel affrontement entre « progressistes » et « populistes », ou pour reprendre la terminologie du politologue Jérôme Sainte Marie entre « bloc élitaire » et « bloc populaire » .

Démoyennisation et archipellisation

La conflictualité sociale revient parce que la société se « démoyennise ». Le vieux rêve giscardien du « deux Français sur trois » a en effet du plomb dans l’aile. Le vaste corps social central, qui s’était constitué durant les 30 Glorieuses, s’effrite, s’érode et se disloque sous un triple effet : celui de la paupérisation et de la précarisation d’une part grandissante des classes populaires, celui de « la sécession des élites, s’éloignant du sentiment d’appartenance à la communauté nationale », pour reprendre une expression de Jérôme Fourquet et celui de la montée des revendications identitaires et communautaires. Christophe Guilluy annonce ainsi dans son dernier ouvrage « la fin de la classe moyenne occidentale », s’effondrant sur son socle par la « relégation sociale, culturelle et économique des classes populaires » . Cet éclatement de la classe moyenne, cet accroissement des distances au sein de la stratification sociale créent une société en mille-feuilles, ou en « archipels » pour reprendre ce qui restera un des mots de l’année, popularisé par l’ouvrage de Jérôme Fourquet, élu livre politique de l’année . De multiples lignes de faille – éducative, géographique, sociale, générationnelle, idéologique et ethnoculturelle – s’entrecroisent, engendrant chacune des îles et îlots plus ou moins étendus, certes encore reliés entre eux, mais de plus en plus autonomes. La croissance très forte ces dernières années des prénoms régionaux, Corses ou en Bretons par exemple, comme des prénoms arabo-musulmans est un signe du regain de cette affirmation communautaire et identitaire. Cette même analyse des prénoms donne aussi à voir le séparatisme grandissant entre classes sociales : alors qu’avait pendant longtemps prévalu un ruissellement des prénoms, les CSP + donnant la tendance et, quelques années plus tard, les classes moyennes et populaires les reprenant à leur compte, ce ruissèlement ne fonctionne plus, les classes populaires s’étant autonomisées en se rattachant à la world culture américaine et aux prénoms anglo-saxons (Dylan, Cindy…). La République se voulait une et indivisible, « l’archipellisation » crée aujourd’hui au contraire une nation multiple, émiettée et divisée, bien au-delà des dualismes anciens entre bourgeois et ouvriers ou dominants et dominés.

Le retour en grâce de l’égalité

Effet sans doute de la prise de conscience des fractures, et alors qu’elle avait été reléguée derrière la responsabilité, la liberté et l’autonomie individuelle dans les années mondialisées, l’égalité revient en force sur le devant de la scène. Sociale, des droits, des genres… elle a été partout en 2019. Au cœur des mouvements sociaux, de contestation, et au centre de mobilisations sans précédent, du Mouvement #MeToo aux marches contre les féminicides et la domination masculine. Accrochée dans son contre-symbole, la suppression de l’ISF aux basques du gouvernement tel un sparadrap… Face à ce retour en flèche de la valeur égalité, le pouvoir, lui-même, a dû donner des gages et faire des concessions, en annonçant la suppression de l’ENA (Sciences Po, dans le même temps, annonçant la suppression de son concours d’entrée) pour lutter contre la reproduction (la sécession ?) des élites. Les inégalités sont ainsi bien redevenues un sujet central de société. Axée précisément sur cette thématique, le livre de Thomas Piketty, « Le Capital au XXIe siècle » s’est vendu à près de trois millions d’exemplaires depuis sa parution. Une exception dans le milieu plutôt confidentiel des ouvrages économiques. Deux thématiques centrales ont émergé dans ce retour en force de l’égalité au cœur des demandes sociales : une dimension collective et traditionnelle, la lutte contre les inégalités sociales et une dimension plus individuelle, plus identitaire, celle de la non-discrimination. Les jeunes générations revendiquent fortement une tolérance individuelle, c’est-à-dire le droit pour chacun à être comme il est et à s’assumer comme tel, indépendamment des modes, des normes et des injonctions sociales. On ne veut plus être « étiqueté », on veut être libre de ce que l’on est.

Le « be yourself ! » au cœur de stratégies de marques de plus en plus engagées

Face à une société en millefeuilles, et à la revendication au droit d’être soi-même, les marques vont devoir prendre deux directions marketing, continuer et poursuivre l’individualisation de la communication et de leurs produits (customisation servie par la technologie) et afficher et promouvoir de plus en plus un discours de tolérance reconnaissant à chacune et à chacun le droit d’être comme il est. En d’autres termes, la famille normative, nucléaire hétérosexuelle blanche, cœur de la publicité pendant des décennies, a vécu. L’enjeu est désormais dans la publicité de représenter la société telle qu’elle est, dans sa diversité, dans son « égalité » et sans référence normative trop visible ou accentuée.
En effet, si chacun a le droit d’être comme il est, si chacun se vaut au nom de l’égalité, alors aucune norme n’est supérieure à une autre et ne doit être imposée. Les marques américaines se sont engagées sur cette voie depuis plusieurs années. Si vous retiriez des billets en juin, lors du mois des fiertés LGBT, dans une banque JP Morgan-Chase, l’écran du distributeur vous disait « Be yourself », avec des lettres arc-en-ciel. Autre multinationale nous encourageant à être nous-mêmes, Nike a sorti une collection de chaussures et t-shirts,, arborant le slogan «Be true». Même un annonceur apriori plutôt traditionnel, comme les hôtels Marriott, s’y est mis… dans une campagne photo très familiale, montrant un couple d’hommes et leurs enfants autour du slogan : « Soyez vous-mêmes. Chez nous ». En France, chacun se souvient de la campagne pionnière de Mac Donald « venez comme vous êtes » mettant en scène des dizaines de Français de toutes origines, coiffures, couleurs, corpulences et (sans doute) orientations sexuelles.

Amirouche Laïdi, président du Club Averroès, think-tank militant pour promouvoir la diversité dans les médias, le dit sans détour : « les marques qui ne prendront pas en compte la diversité de la population dans leur campagne seront distancées par celles qui le feront ». Les retours d’expérience semblent lui donner raison. Depuis des années, l’agence d’Intérim Adia a fait le choix de campagnes polémiques montrant des personnages oubliés de la publicité ordinaire et de la société : femme handicapée, senior ou jeune black avec le slogan : « Ne vous fiez pas aux apparences, fiez-vous aux compétences ». Et c’est une réussite explique son directeur marketing : « Les associations de défense des minorités ont applaudi des deux mains et nous avons contribué à changer le regard des gens. Et la campagne a fait son effet : non seulement nous n’avons pas perdu des clients, mais nous en avons gagné ». Souvent pionnier en matière de tendances, le secteur de la mode est lui aussi en train de révolutionner ses pratiques. Fini les seul(e)s mannequins stéréotypé(e)s : les gros, les petits, les transgenres, les moches, ou en tout cas les moins joli(e)s font désormais leur apparition sur les podiums et dans les pages publicitaires des magazines. L’Oréal a ainsi placé la diversité au centre de sa nouvelle campagne pour faire la promotion de son dernier fond de teint. On y retrouve au sein d’une vaste mosaïque un mannequin transgenre, une miss Univers, des hommes et des femmes de toutes couleurs et origines…Une façon pour la marque de « dégenrer » l’univers de la cosmétique et de représenter la pluralité de la beauté.

Cette prise en compte de la demande d’égalité incite également les marques à aller vers des stratégies de communication de plus en plus engagées. La publicité de Noël 2019 de Coca-Cola est à cet égard particulièrement révélatrice et symbolique du moment. Les images sont on ne peut plus traditionnelles : un Père Noël et son traineau, de la neige, des sapins, un chalet…Les mots qui l’accompagnent en revanche détonnent : le père Noël y est comparé à un migrant ou un SDF pour mieux vanter les mérites de l’accueil et la nécessité d’être ensemble : « voilà un inconnu qui passe les frontières au beau milieu de la nuit, pour enfin trouver un toit… Et alors que fait-on ? On l’accueille bien sûr » (avec un coca, cela va sans dire). Le spot se conclut sur un vibrant appel à l’unité : « parce qu’en regardant tout ce qui nous sépare, on oublie de voir tout ce qui nous rapproche ». Quand la société se fragmente, quand le collectif s’effrite, quand le politique échoue, ne reste plus aux grandes marques qu’à combler le vide et à reprendre le flambeau de l’unité, de la concorde et du rassemblement .

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