14 novembre 2025

Temps de lecture : 8 min

Ipsos publie “Au-delà des apparences”, un décryptage en profondeur de la société française… et de son rapport aux marques (Arnaud Caré, Ipsos France)

Avec ce livre, Arnaud Caré, directeur général délégué d'Ipsos France, propose une lecture plus juste d’une France souvent mal comprise : montée du ressenti au détriment du factuel, nouvelles tensions autour de l’écologie, du luxe ou de l’IA...

INfluencia : Ce livre marque la première prise de parole publique d’Ipsos dans un format éditorial, au-delà de vos interventions médiatiques habituelles. Pourquoi avoir choisi ce moment pour livrer un récit global sur les perceptions des Français ?

Arnaud Caré : C’est d’abord parce qu’un éditeur nous a permis de rendre grand public ce qu’on faisait déjà avec Flair (NDLR: la publication annuelle d’Ipsos qui analyse les grandes tendances de société). Mais c’était aussi une envie de notre côté parce qu’Ipsos est souvent identifié, et parfois réduit, à ses études politiques. C’est notre vitrine.

Pourtant, l’essentiel de notre activité, au quotidien, c’est de travailler pour les entreprises, les marques, le conseil, dans des secteurs très variés. Simplement, on ne peut pas toujours le raconter, parce qu’une grande partie de nos études est confidentielle. En revanche, on mène aussi toute une série de réflexions en parallèle, notamment via des études syndiquées, et celles-ci peuvent être rendues publiques.

Donc il y avait une conjonction : la disponibilité des informations, l’opportunité d’être porté médiatiquement, et cette envie de montrer ce que fait réellement Ipsos.

IN : L’une des thèses du livre dénonce le diktat du ressenti au détriment du factuel. Défendre le chiffre, comme le fait Ipsos, est-ce devenu un acte de résistance ?

A.C. : En effet, on peut parler d’acte de résistance. Dans un monde qui amplifie en permanence les biais (algorithmes, tribuns des réseaux), la représentativité de l’opinion n’est plus garantie spontanément : il faut la protéger. J’aime bien cette idée de résistance car pour prendre de bonnes décisions, il faut parfois aller à contre-courant de l’immédiateté, se poser et réfléchir — un effort qui n’est plus vraiment naturel de nos jours.

IN : Vous évoquez un basculement d’un capitalisme de consommation vers un capitalisme d’identification. En quoi ce changement redéfinit-il le pouvoir entre marques et citoyens ?

A.C. : On est passé d’un marketing très top-down, où les marques influençaient la culture et imposaient un modèle, à un fonctionnement plus horizontal. Elles cherchent davantage à repérer les modes d’expression, des envies ou des désirs des individus pour mieux les amplifier. D’ailleurs, Nicolas Hieronimus (CEO de L’Oréal, NDLR), le résume très bien. Il explique que les marques sont devenues des coachs de vie.

Ce changement a tout bousculé. Prenez les études de tracking, par exemple, puisque l’on travaille au quotidien avec les équipes marketing. Il y a vingt ans, c’était uniquement un outil de monitoring : on suivait la notoriété, l’image, en fonction de décisions déjà prises. Aujourd’hui, les données en continu viennent inspirer, influencer, parfois même changer la stratégie des marques.

IN : Avec l’arrivée de Shein au BHV, beaucoup de nos lecteurs ont pointé cette contradiction sur nos réseaux : on critique en ligne, mais on va quand même faire la queue en magasin le jour de l’inauguration. Est-ce finalement la preuve que, même en 2025, le désir l’emporte toujours sur le discours ?

A.C. : Cet exemple est excellent parce qu’il illustre très bien l’une des thèses du livre : on a souvent une mauvaise représentation des individus et de ce qu’est la France. Sur Instagram, les activistes très opposés à la marque font beaucoup de bruit, mais ils ne représentent sans doute qu’une minorité. Et, de l’autre côté, ceux qui se ruent dans le magasin en représentent une autre. Entre les deux, il y a la majorité silencieuse, non représentée, et c’est précisément ce qu’on aborde dans le livre.

Il y a un chiffre important à retenir : 62 % des individus disent aujourd’hui acheter des marques qui reflètent leurs valeurs. Ce chiffre dit deux choses. D’abord… que 38 % achètent des marques qui ne reflètent pas leurs valeurs (rire), et c’est largement de quoi remplir les rayons du BHV. Ensuite, il y a une vraie progression : sur ce même indicateur, il y a dix ans, on était à 44 %. Mais ce n’est toujours pas suffisant pour faire disparaître des comportements minoritaires très visibles, capables de faire du bruit et de mettre un sujet au centre du débat.

C’est peut-être ça, finalement, l’analyse à retenir : une marque comme Shein est aujourd’hui capable de susciter à la fois un tel émoi et un tel débat, ce qui n’aurait peut-être pas été le cas il y a dix ou vingt ans.

IN : Au moins, vos propos auront le mérite de tempérer le pessimisme de notre audience…

A.C. : Et deux éléments sont importants pour nuancer. D’abord, la part de personnes prêtes à payer plus cher pour un produit écologique baisse fortement, de 43 % à 35 % en un an. La tension sur le pouvoir d’achat pèse sur les comportements.

Deuxième point : le manque d’information. Avec les réseaux sociaux, les gens n’ont pas toujours les éléments pour juger et décider correctement. Il faut donc toujours garder en tête cette double dynamique : une envie réelle d’adopter des comportements responsables, mais en face des forces très puissantes, notamment économiques, qui restent déterminantes.

IN : Vous insistez sur la nécessité pour les marques de se reconnecter à leurs « valeurs racines ». On voit aujourd’hui des volte-face spectaculaires dans les stratégies RSE. Entre contraintes économiques et tensions politiques, n’est-ce pas devenu une injonction impossible en 2025 ?

A.C. : Ce qui est certain, c’est que ces volte-face coûtent cher sur le long terme, en crédibilité comme en risque de boycott. Une marque qui change brutalement de cap doit presque reconstruire sa confiance depuis zéro et, d’un point de vue très pragmatique, revoir complètement ses investissements en communication.

À l’inverse, la continuité paye. Nos études le montrent très clairement, notamment sur la diversité. Quand elle est mise en œuvre concrètement et dans la durée, elle est bien perçue par le public, y compris, et c’est frappant, chez les électeurs d’extrême droite.

IN : Vous abordez le cas de Twitch qui est capable de créer un lien communautaire fondé sur la participation et non plus sur la consommation. Comment les marques peuvent-elles s’en inspirer sans perdre le contrôle de leur récit ?

A.C. : C’est une très bonne question, et on a essayé d’y répondre en travaillant notamment avec des chercheurs de la Sorbonne qui ont parfois des réflexions complètement déconnectées de l’économie…

IN : Vous les « ramenez sur Terre », en quelque sorte ?

A.C. : Ou ce sont eux qui nous permettent de prendre un peu de hauteur (rire), c’est un équilibre. On a mené ensemble une étude pour mesurer le lien entre une marque et la réalité des individus. Quand je suis fan de Coca, de Gucci ou de Citroën, est-ce que ça dit quelque chose de mes valeurs, mes engagements, mes comportements ? L’étude montre que oui, très clairement.

IN : Je consomme, donc je suis…

A.C. : C’est exactement ça. Et c’est la réponse à votre question : une marque doit comprendre quelle est sa force d’attraction, son “effet de gravité” auprès des individus. Une fois qu’elle l’a identifié, elle peut s’appuyer dessus pour savoir quoi faire et où aller. C’est là que l’aspect communautaire devient essentiel.

On l’a vu par exemple avec BIC : quand on creuse, on découvre que les fans de BIC sont les plus grands promoteurs de la diversité en France. On ne l’aurait pas deviné intuitivement. Mais quand on regarde l’ADN de la marque, ça fait sens : l’univers du surf, la liberté d’expression accessible à tous via le stylo, les rasoirs qui rappellent qu’on fait ce qu’on veut de son corps… Et ça fait trente ans que Bic défend cette mission de diversité. Rien n’arrive par hasard.

Et c’est pareil ailleurs : Groupama et la défense des territoires ruraux, L’Oréal et la lutte contre le harcèlement de rue…

IN : Pour aborder le chapitre sur le luxe, vous revenez sur la tension entre new money (luxe ostentatoire) et old money (luxe feutré, le fameux quiet luxury). Comment cette dualité redéfinit-elle la communication des marques de luxe ?

A.C. : C’est un virage important, que l’industrie du luxe n’a pas vraiment anticipé, notamment parce que sa croissance reposait fortement sur l’Asie. En Chine, le quiet luxury est récent et encore très niche. Tant que les ventes y étaient massives, il était difficile pour les groupes de changer de stratégie… jusqu’à ce que ce soit trop tard. Cela explique en partie les semestres compliqués de LVMH ou de Kering.

Pour moi, le vrai sujet, c’est le sens. Les marques doivent proposer des produits qui signifient quelque chose : artisanat, art, transmission, durabilité, qualité. Et le potentiel est immense. Hermès, par exemple, ouvre des écoles d’artisanat, préserve des savoir-faire en voie de disparition, rachète des ateliers comme celui de l’osier. C’est là que le luxe va se développer.

IN : Malgré la pression écologique, vous expliquez également que la voiture reste un symbole de liberté. A-t-on mal raconté la transition énergétique ? Autrement dit, a-t-on vendu une contrainte pour un progrès ?

A.C. : Sans doute… Ce qu’on montre dans ce chapitre c’est que la transition s’est accompagnée d’une inflation de gadgets technologiques qui ont brouillé le message de sobriété. On prônait un retour à l’essentiel (rouler moins, usage raisonné), mais on a livré des véhicules bourrés de fonctions connectées. Le signal est devenu confus. Le succès de la nouvelle Renault 5 “rétro” le prouve : aux constructeurs de concevoir des innovations sobres et pragmatiques tout en cultivant les valeurs patrimoniales fortes.

IN : Vous dites que les marques doivent résonner avec les peurs, espoirs et valeurs des Français. Jusqu’où peuvent-elles s’approprier ces émotions sans basculer dans la manipulation ?

A.C. : Je pense qu’il y a une vraie différence entre être empathique et manipuler. Être empathique, c’est écouter les émotions, reconnaître qu’elles existent dans l’entreprise comme chez les consommateurs, et accepter qu’il y aura toujours une part de décision émotionnelle tant qu’il y aura des humains.

La manipulation, c’est quand les émotions deviennent un outil de vente. La limite est là. Pour l’éviter, les marques doivent garder une forme de lucidité, surtout à l’heure de l’IA et des décisions algorithmiques. Cela passe par la transparence, la reconnaissance des erreurs et une information claire. L’annonce de Deezer ce matin (mercredi 12 novembre 2025, NDLR) en est un bon exemple : la plateforme s’engage à retirer tout contenu généré par l’IA…

IN : Vous avez d’ailleurs publié au même moment une étude montrant que 97 % des personnes sont incapables de faire la différence entre une musique générée par l’IA et une musique créée par des humains...

A.C. : Et ce sont précisément ces études qui poussent les marques à agir. Deezer a bien compris les risques pour les utilisateurs d’écouter, sans le savoir, 30 % de contenus générés artificiellement. Ils ont choisi de transformer cette inquiétude en engagement positif, en assumant un rôle de régulateur.

IN : Dernière question, les instituts de sondage sont parfois accusés de façonner l’opinion autant que de la mesurer. En publiant ce livre, Ipsos ne prend-il pas le risque d’être perçu comme un acteur du récit collectif plutôt que comme un simple observateur ?

A.C. : C’est une question légitime… Notre intention n’est pas de défendre une idéologie ou un agenda politique : nous restons dans l’observation et le constat nuancé. En tant qu’institut indépendant, nous appliquons des méthodes scientifiques strictes pour produire des résultats fiables, et notre mission s’arrête là.

Nous nous exposons au risque de récupération politique, bien sûr, mais c’est un rôle démocratique que nous assumons. Si ce livre peut encourager l’esprit critique, la réflexion, le fait de prendre du recul, ce que j’appelle un petit acte de résistance, alors c’est déjà beaucoup.

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