INfluencia : les 80 ans du magazine ont été l’occasion d’une grande plongée dans les archives. Sur quels sujets de société ELLE a-t-il contribué à améliorer la vie des femmes et sur lesquels cela a-t-il été plus difficile ?
Véronique Philipponnat : l’impact est difficile à isoler car beaucoup de sujets sont le reflet de la société. Depuis son premier numéro, paru le 21 novembre 1945, ELLE a toujours accompagné le quotidien et les combats des femmes.
En ce début d’après-guerre, Hélène Lazareff voulait aider les femmes à mieux vivre. A l’époque, cela passait par des fiches cuisine, des conseils de couture… Les articles de Françoise Giroud incitaient les lectrices à aller voter.
Les Trente glorieuses ont amené une appétence pour la consommation et une forme de libération par les arts ménagers. ELLE a documenté la libération des corps. Avant mai 68 et le Mouvement de libération des femmes (MLF), des articles préparaient le combat pour la pilule, l’avortement…
Il y a 10 ou 15 ans, quand on lançait une recherche sur les manières de se faire avorter, les sources anti-avortement arrivaient en tête. Nous avons accompagné le combat du gouvernement pour que les informations du planning familial remontent au premier plan dans le SEO.
En faisant une couverture avec deux femmes au moment du mariage pour tous, on racontait la France telle qu’elle était. Nous prenions position pour faire avancer ce combat.
Pour nous, le féminisme est un humanisme. ELLE a toujours été un magazine engagé et progressiste, qui s’est battu pour l’égalité femmes-hommes. On continue car, 80 ans plus tard, on n’y est toujours pas…
Il y a encore beaucoup de misogynie au quotidien mais les jeunes générations tolèrent moins les réflexions sexistes. On doit aussi s’attaquer à des combats invisibles comme les clichés intérieurs des femmes.
Ces dernières années, la rédaction a pris à bras le corps le sujet des violences sexistes et sexuelles contre les femmes en révélant des affaires qui devraient aboutir à des procès.
Quatre hors-séries anniversaire, retraçant chacun les moments forts de la vie des femmes et du journal sur 20 ans, ont été publiés à partir de la fin mai 2025
IN : depuis 80 ans, ELLE accompagne trois générations de lectrices. Comment s’adresser en même temps à la grand-mère, à la mère et surtout à la fille, dont la consommation média a beaucoup migré sur le social ?
V.P. : souvent, les femmes ont lu ELLE chez leur mère et continuent à le lire. Notre cœur de cible se situe autour des 40-50 ans mais une lectrice sur quatre a moins de 25 ans. Nous devons être en phase avec les nouvelles générations sans oublier les lectrices plus matures.
A côté d’une lecture hebdomadaire sur le print, la marque s’adresse aux plus jeunes sur le digital, en vidéo et en podcast. Nous publions chaque jour 15 contenus sur Instagram et 120 sur elle.fr. Les masterclass, lancées en 2025 en physique et en digital, ont proposé de nouveaux formats aux lectrices plus âgées sur les thèmes « Belle à tout âge » ou « Bien vivre la ménopause ».
Beaucoup de nos sujets abordent les relations entre générations. Récemment, il a été question du « teensplaining » avec ce qui arrive quand vos ados pensent tout savoir et vous expliquent la vie.
La contraception a concerné ces trois générations avec des enjeux qui ont beaucoup changé. Après les premières victoires, ma génération était très contente d’avoir la pilule. Aujourd’hui, les jeunes femmes ne voient pas pourquoi cela devrait être un sujet uniquement féminin.
Aujourd’hui, la santé mentale des adolescents préoccupe les familles. C’est aussi un sujet important pour les 18-24 ans, prises dans un tourbillon de charges et d’injonctions contradictoires.
Le sondage mené pour ELLE et TF1 montre qu’elles veulent réussir leur vie professionnelle et personnelle. Même en arrivant après tous les combats précédents et en vivant dans une société moins hétéronormative, les jeunes femmes subissent encore une pression sociale à fonder une famille. Nous essayons de leur donner des clés pour retrouver du bien-être avec elles et les autres, à travers des conseils d’experts en vidéo, des rencontres avec les lectrices…
IN : est-ce aussi le cas avec le podcast « Faut que je te dise », distingué dans la catégorie « Lutte contre la désinformation » du Grand Prix de la Responsabilité de la Communication et des Médias 2025 porté par The Good ?
V.P. : Face aux fake news sur les réseaux sociaux, les jeunes filles doivent pouvoir trouver ce qu’elles cherchent grâce à la marque ELLE. Ce podcast Faut que je te dise créé avec Louie Media (également propriété de CMI France, ndlr), répond aux questions intime qu’elles se posent toutes à un moment : est-ce normal d’avoir mal pendant les règles ? L’avortement peut-il empêcher d’avoir des enfants ?
Nous voulions les aider à faire des choix éclairés et leur donner des outils pour être plus libres dans un monde qui ne cesse de remettre en cause leurs droits. Le podcast a été pensé pour être partagé entre les générations et largement diffusé puisqu’il est disponible en 10 langues grâce à l’intelligence artificielle.
IN : auprès des plus jeunes, la marque subit pourtant la concurrence de médias féminins comme Les Glorieuses, La Déferlante, Mademoizelle, ou (en son temps) Causette, qui ont apporté un nouvel éclairage sur le féminisme, souvent plus radical…
V.P. : je ne me positionne jamais par rapport aux autres médias, qui ont existé à toutes les époques. Dans les années 70, le féminisme du ELLE était aussi très différent de celui du MLF… Chaque génération a tendance à penser que la génération précédente est ringarde mais la vague #MeToo a révélé des inégalités de traitement entre les sexes plus importantes que ce que l’on pouvait croire.
Les questions des jeunes générations autour du corps des femmes ont permis de réévaluer notre propre féminisme. Elles nous interrogent aussi sur les injonctions que la presse féminine a contribué à véhiculer.
Les jeunes femmes sur-consommatrices de contenus et zappeuses sont plus radicales et engagées sur d’autres combats que nous l’étions car elles ont une manière différente d’envisager la société. Quand elles lisent ELLE, elles peuvent avoir l’impression que nous sommes un peu statutaires et raisonnables, mais que nous restons à la pointe. Nous avons eu beaucoup de retours de leur part quand nous avons révélé des affaires de violences sexistes et sexuelles.
Ces 10 dernières années, elles ont contribué à faire émerger la notion de féminicide quand on parlait jusqu’alors de crimes passionnels. Accueillir la parole de ces jeunes femmes montre que nous sommes dans une société vivante où les droits sont loin d’être acquis, comme on le voit aux Etats-Unis avec le droit à l’avortement.
IN : les femmes seules avec enfants concentrent une grande part de la pauvreté en France. Quelle place tiennent les sujets sur les difficultés économiques dans un féminin haut de gamme dont le modèle repose en grande partie sur la publicité premium ?
V.P. : Même si notre lectorat CSP+ n’est pas le plus directement impacté, toutes les femmes se sentent concernées par les difficultés économiques. Un sondage réalisé au moment de la dernière présidentielle montrait ces angoisses, qui sont normales quand on traverse une crise mondiale. Nous nous devons de raconter la société telle qu’elle est. Cela inclut les difficultés économiques des familles monoparentales, la précarité menstruelle, le quotidien des femmes qui hésitent encore à quitter leur conjoint pour des raisons économiques…
La gestion de l’argent reste un sujet très tabou dans le couple. On doit aussi le débloquer dans la tête des femmes. Il en est question sur le digital avec « Ma minute finance ». Les grands dossiers au moment de ELLE Active abordent la question du travail pour que les femmes se libèrent des injonctions professionnelles et qu’elles puissent s’interroger vraiment sur leurs désirs.
IN : certains sujets sociétaux sont très lourds et d’autres plus légers. Comment continuer à les faire avancer ?
V.P. : il faut pouvoir peser sur les pouvoirs politiques pour faire avancer les sujets sociétaux de manière globale. Nous restons aussi en lien avec la société civile qui prend des initiatives car nous sommes quand même un journal optimiste.
Nous continuons à influer sur les sujets du quotidien qui améliorent la vie des femmes ou qui leur posent question. Par exemple : que faire ou pas avec la chirurgie esthétique ? Doit-on mettre des talons même si ce n’est pas confortable ? Cela peut paraître futile mais ce sont aussi des questions importantes.
Les médias sont assez chahutés mais c’est dans ces moments difficiles qu’il faut réaffirmer son utilité sociale et sociétale, continuer à porter les combats. Ces périodes sont compliquées mais plutôt excitantes pour la presse.
IN : Hélène Lazareff résumait la promesse éditoriale de ELLE par la formule « Le sérieux dans la frivolité et l’ironie dans le grave ». Continue-t-elle à vous inspirer pour projeter la marque dans les années à venir ?
V.P. : la formule est jolie mais, si je devais la réinventer aujourd’hui, je n’utiliserais peut-être pas exactement ces mots-là. La frivolité a aujourd’hui un sens différent qu’en 1945. Nous vivons dans un monde parfois un peu trop sérieux ou grave et il faut apporter au moins de la légèreté.
Nous devons rester ce compagnon pour les femmes dans tous les aspects de leur vie. C’est cela qui fait la pluralité et la richesse de nos réponses.
Pour les lectrices, le magazine est une bulle, un moment à elles, un peu leur meilleure amie… Une couverture réussie est d’ailleurs une couverture à laquelle la lectrice s’identifie de près ou de loin.