7 novembre 2025

Temps de lecture : 11 min

Denis Gaucher (Kantar Media) : « Je plaisante souvent en disant que Maurice Lévy a eu le même parcours que moi ! »

Si seulement Denis Gaucher avait joué aux jeux vidéo quand il était jeune… Il serait peut-être devenu pilote. Le CEO de Kantar Media France répond au « Questionnaire d’INfluencia », autour d’une madeleine et d’un thé, au sein de l’Hôtel Littéraire Le Swann* – Proust oblige

INfluencia : Votre coup de cœur ?

Denis Gaucher : Il est pour un roman que j’ai lu récemment : Jacaranda de Gaël Faye. J’avais déjà lu son premier livre. Comme on peut s’y attendre, il parle du Rwanda. En tant que Tutsi, l’auteur y raconte son histoire et celle de ce pays déchiré par la guerre civile. Mais au-delà de la beauté de son écriture, ce livre m’a profondément touché, car je suis un amoureux de l’Afrique.

Il m’a aussi rappelé une anecdote très personnelle liée à cette période : je me suis marié non loin du Rwanda, en Centrafrique, le jour même où la guerre a été déclarée. Nous étions à l’ambassade de Bangui, et c’était le premier consul qui nous mariait. Ce fut un mariage pour le moins rocambolesque : toutes les personnes présentes travaillaient à l’ambassade ou au consulat, et devaient en même temps accueillir leurs collègues français rapatriés du Rwanda vers Bangui, avant leur retour à Paris. Tout le monde était sollicité, équipé de talkies-walkies, et allait et venait sans arrêt. Certains quittaient la salle en disant : « Désolé, je dois aller à l’aéroport chercher un collègue ! » Malgré ce désordre joyeux, nous avons tout de même réussi à nous marier ! (rires).

Ce souvenir reste très vif dans ma mémoire. Ce livre m’a aussi replongé dans mes propres souvenirs d’Afrique, où j’ai vécu deux ans. J’y ai découvert un continent et des peuples d’une richesse humaine incroyable, si différents de nous et tellement attachants. Ces années ont été un véritable enrichissement personnel. Gaël Faye est un écrivain remarquable, presque magique, qui sait transmettre tant d’émotions. À la lecture de Jacaranda, quand il décrit certaines odeurs ou ambiances, j’avais l’impression de les revivre, de les sentir à nouveau.

« Papa Denis ne donne pas d’argent, mais attendez, il va aller chercher du pain, et il en aura pour nous. »

À un moment, il parle des enfants rwandais, et cela m’a rappelé une expérience que j’ai vécue à Bangui, quand j’étais professeur à l’université. Chaque matin, j’allais chercher le courrier à la poste. A l’extérieur, devant les boîtes aux lettres, il y avait toujours des petits orphelins, dont les parents étaient morts du sida et qui vivaient dans la rue. Pour gagner un peu d’argent, ils proposaient de « garder » les voitures. Au début, je leur donnais quelques pièces, puis j’ai changé d’habitude : je n’ai plus donné d’argent, mais j’allais chaque matin à la boulangerie voisine pour acheter une dizaine de baguettes que je leur distribuais. Ils savaient qu’ils auraient au moins un peu de pain à manger ce jour-là. Quand de nouveaux enfants arrivaient, les autres leur disaient : « Papa Denis ne donne pas d’argent, mais attendez, il va aller chercher du pain, et il en aura pour nous. »

Et puis, il m’est arrivé quelque chose d’extrêmement touchant. La veille de mon retour en France, je leur ai annoncé que je repartais le lendemain. J’étais très ému à l’idée de les quitter. Le lendemain, à ma grande surprise, beaucoup d’entre eux sont venus à l’aéroport. Je ne sais pas comment ils ont fait — il est à 5 ou 6 kilomètres du centre —, mais ils étaient là, dans le hall, juste pour me dire : « Au revoir, papa Denis. » Quand j’y repense, j’en ai encore les larmes aux yeux.

Plus personne n’ose dire « je me suis trompé » ou « j’ai eu tort »

IN. : Et votre coup de colère ?

D.G. : Mon coup de colère, c’est ce qu’on vit en ce moment autour des fake news. Cela me révolte de voir à quel point l’information peut être déformée pour faire passer des messages souvent totalement erronés. Avec les réseaux sociaux, tout s’amplifie : on peut faire énormément de bruit autour de fausses informations, et la population finit par être complètement désorientée. On entend des choses absurdes, sorties de leur contexte ou manipulées, qui deviennent des vérités pour certains. C’est aberrant. Et ce qui m’inquiète le plus, c’est que de plus en plus de gens y croient. Pire encore, certains dirigeants reprennent ces informations déformées, les amplifient, et s’en servent pour diffuser des messages faux. Je trouve cela dramatique pour notre civilisation. Cette manière de faire nous entraîne vers plus d’agressivité, de divisions, de rivalités — une société fragmentée, où chacun campe sur ses positions. C’est inacceptable.

Et dans cette logique, on constate aussi autre chose : plus personne n’ose dire « je me suis trompé » ou « j’ai eu tort ». Reconnaître ses erreurs semble devenu impossible. À la place, on cherche des excuses, des justifications, pour sauver les apparences. Pourtant, se tromper, c’est profondément humain. Et surtout, c’est en reconnaissant ses erreurs qu’on apprend et qu’on progresse.

C’est beau de voir à quel point le sport peut rassembler les gens et créer un tel élan de bonheur partagé

IN. : L’évènement qui vous a le plus marqué dans votre vie ?

D.G. : J’aime beaucoup le sport — aussi bien le pratiquer que le regarder. Et le moment sportif qui m’a le plus marqué, c’est sans aucun doute la victoire de la France à la Coupe du monde de football en 1998. D’abord pour l’aspect purement sportif : la France n’avait que très rarement remporté de grandes compétitions internationales par équipes. C’était la première fois que notre pays gagnait une Coupe du monde de football — l’un des événements les plus suivis et les plus prestigieux au monde. Et, en plus, cela se passait chez nous, en France !

Mais au-delà de la performance, c’est surtout l’atmosphère de cette période qui m’a profondément marqué. L’ambiance dans Paris, comme dans toutes les villes françaises, était extraordinaire. C’était une immense fête, une explosion de joie collective. Tout le monde se parlait, se souriait, partageait une fierté commune. Je me souviens qu’à l’époque, on disait que la France n’avait pas été aussi gaie, aussi unie, aussi heureuse depuis la Libération. Et c’est vrai : pendant quelques jours, le pays tout entier vibrait à l’unisson. C’est beau de voir à quel point le sport peut rassembler les gens et créer un tel élan de bonheur partagé.

Je me voyais marquer un but dans un grand stade plein à craquer

IN. : Votre rêve d’enfant ou si c’était à refaire

D.G. : Quand j’étais jeune, je rêvais de deux choses — deux rêves qui sont finalement restés des passions. Le premier, c’était de devenir footballeur professionnel. Je me voyais marquer un but dans un grand stade plein à craquer. Je jouais énormément au foot, et même si j’avais un bon niveau, je n’étais pas le meilleur. J’habitais en province et j’ai commencé dans un petit club de village. Très vite, j’ai intégré le club régional qui regroupait les meilleurs jeunes des environs. Ce club servait un peu de vivier : les grandes équipes — le Paris Saint-Germain, Nantes et d’autres — venaient y repérer des talents. J’y ai joué avec des garçons de mon âge — on avait 12 ou 13 ans — dont certains ont ensuite eu de très belles carrières, jusqu’en équipe de France : Patrice Loko, Franck Gava, Gaëtan Huard…

Notre professeur de musique voulait monter une chorale. Il faisait passer chaque élève. Quand mon tour est arrivé, il m’a dit : « Non, toi, tu ne seras pas dans la chorale »

Mon deuxième rêve, c’était d’être chanteur dans un groupe de rock. Le problème, c’est que je chante très mal. Et quand je dis très mal, c’est vraiment très mal (rires). Je me souviens d’une humiliation mémorable : en cours de musique, notre professeur voulait monter une chorale. Il faisait passer chaque élève à tour de rôle, et attribuait les voix : « toi, ténor », « toi, basse », etc. Quand mon tour est arrivé, il m’a simplement dit : « Non, toi, tu ne seras pas dans la chorale. » (rires). Nous étions vingt-cinq dans la classe. Il en a pris vingt-quatre… et a laissé de côté celui qui rêvait d’être chanteur !

Mais je n’ai pas renoncé pour autant. Je suis allé voir beaucoup de concerts et je continue à le faire. Et puisque je n’avais pas le talent pour chanter, j’ai voulu aider ceux qui en avaient. J’ai monté, avec des amis, une petite structure pour organiser des concerts en province pour permettre à de jeunes groupes de se produire et de se faire connaître.

Et ce qui est amusant, c’est que ces deux rêves d’enfant ont, d’une certaine façon, été repris par mes fils. L’un d’eux a joué au PSG jusqu’à 17 ans et aujourd’hui, il fait de la musique : il est DJ, parcourt le monde et a même monté une agence qui place des DJs dans les festivals et les clubs.

IN. : Votre plus grande réussite ? (pas professionnelle)

D.G. : Elle est tout de même un peu liée au travail. Je ne viens pas du tout du monde littéraire : j’ai suivi un parcours très scientifique. J’ai des diplômes en physique quantique, en physique nucléaire, ainsi qu’un diplôme d’ingénieur en informatique et en intelligence artificielle.

Le hasard a voulu que j’entre dans un institut, et je crois que ma plus grande réussite, c’est d’être aujourd’hui reconnu dans le monde de la communication, de la publicité et des médias — un univers à mille lieues de mes études scientifiques. C’est quelque chose qu’on n’aurait jamais pu imaginer. D’ailleurs, lorsque je revois certains camarades d’école d’ingénieurs, ils me considèrent un peu comme une anomalie (rires). J’en tire une certaine fierté. Et comme je le dis toujours — avec un brin de prétention, je l’avoue (rires) — il y a une autre personne qui a connu un parcours similaire : Maurice Lévy, qui a lui aussi été directeur informatique avant de devenir une figure majeure de la communication. Je plaisante souvent en disant qu’il a eu le même parcours que moi !

J’ai une devinette : « J’ai décollé avec un avion… mais je n’ai jamais atterri. Comment est-ce possible ? »

Et puis, j’ai une autre réussite, plus légère celle-là, que j’aime présenter sous forme de devinette. Je la pose depuis des années à mes amis, et je vous la pose à mon tour : « J’ai décollé avec un avion… mais je n’ai jamais atterri. Comment est-ce possible ? »

(Silence de la journaliste, puis sourire.) En réalité, la première fois que j’ai pris l’avion, c’était pour sauter en parachute ! Je ne l’ai tenté qu’une seule fois, et je suis très content de l’avoir fait — même si j’ai eu une sacrée frayeur. Je m’en souviens encore très bien : c’était un petit coucou, nous étions six à bord, et ce n’était pas un saut en tandem. J’ai sauté tout seul. On s’installait à tour de rôle, les pieds dans le vide, les fesses posées sur la carlingue, une main accrochée sous l’aile, en attendant le signal du moniteur : « Go ! » – et on sautait. C’est une sensation incroyable, inoubliable… mais aussi terrifiante. Plusieurs nuits après, je me revoyais encore en équilibre, suspendu au bord de cet avion, juste avant le grand saut.

Un jour, dans les couloirs de l’université, je suis tombé sur une affiche : « Devenez pilote de ligne. »

IN. : Votre plus grand échec ? (idem)

D.G. : Il y a quelque chose que j’ai ressenti, à une époque, un peu comme un échec. Quand je faisais mes études de physique quantique et de physique nucléaire, je m’amusais, certes, mais je trouvais cela très théorique. Et je me disais que les débouchés n’étaient peut-être pas très nombreux. Je ne me voyais pas faire de la recherche toute ma vie. Un jour, dans les couloirs de l’université, je suis tombé sur une affiche : « Devenez pilote de ligne. »

Ce n’était pas une vocation, je n’étais pas passionné d’aviation, mais sur un coup de tête, j’ai envoyé une candidature. C’était Air France qui recrutait. Il y avait environ 5 000 ou 6 000 candidats pour une centaine de places. Je me suis dit : « Pourquoi pas ? Voyons jusqu’où je peux aller. » J’ai donc passé les épreuves : mathématiques, anglais, français, physique, logique…

Et à chaque fois, je recevais un courrier : vous n’êtes plus que 4 000, puis 3 000, 2 000, 1 000, 500… À chaque étape, je continuais à passer les tests et, petit à petit, je me suis pris au jeu. Je me surprenais à me dire : finalement, je vais peut-être devenir pilote, avec la casquette et tout le reste !

Et puis est arrivée la dernière étape : le test sur simulateur de vol, à Orly. Nous n’étions plus que 150 pour 100 places. Là, j’y ai vraiment cru. Mais cette épreuve m’a perdu. Devant moi, des écrans ; tout bougeait dans tous les sens ; des voix dans les écouteurs me donnaient des instructions à répéter pendant que je devais piloter… C’était un vrai chaos pour moi. Comme je n’étais pas un passionné d’aviation et que je ne jouais pas aux jeux vidéo, je n’avais jamais été confronté à ce type de situation. Si j’avais pris le temps de m’informer un peu, ou de m’entraîner, j’aurais peut-être mieux réagi. Mais là, j’étais complètement perdu. En sortant du simulateur, j’ai su tout de suite que je n’étais pas pris. J’étais vidé, abattu.

Je ne regrette rien, parce qu’aujourd’hui je suis très heureux là où je suis. Mais c’est vrai que, parfois, je me dis que j’aurais pu être pilote. Et c’est un peu frustrant d’avoir été si près du but, sans y avoir vraiment cru au départ.

IN. : Le chiffre que vous n’aimez pas. Et celui que vous aimez

D.G. : Celui que je n’aime pas, c’est le zéro. Parce que zéro, c’est… rien. À l’école, c’est la note catastrophique. Dans un sondage, quand on met zéro, c’est qu’on n’aime pas du tout, qu’on n’est pas d’accord. Zéro, c’est le vide absolu.

À l’inverse, le chiffre que j’aime, c’est le neuf. Et là, je reviens encore au foot : quand je jouais, je voulais toujours porter le numéro 9. Quand je ne l’avais pas, je ne me sentais pas bien. J’étais très superstitieux à ce sujet ! Et d’ailleurs, la première fois que j’ai eu le droit d’aller dans un casino, j’ai joué à la roulette. Je me suis retrouvé là, avec mes jetons, sans vraiment savoir quoi faire… alors j’ai misé sur le 9. Et le 9 est sorti ! Je n’ai pas gagné une fortune — j’avais misé cinq francs, ou peut-être cinq euros, je ne sais plus — mais ça m’a marqué. Depuis, quand je retourne au casino, une fois tous les deux ou trois ans, je garde la même habitude : je joue toujours le 9. Mais je n’ai jamais gagné !

Chez mes ennemis — enfin, j’espère que je n’en ai pas trop —, j’apprécie la clairvoyance et le respect

IN. : La qualité que vous préférez chez vos amis et chez vos ennemis

D.G. : Chez mes amis, la qualité que je préfère, c’est la sincérité et le naturel. Je trouve que c’est essentiel : quand une relation est sincère, elle est saine, simple, fondée sur la confiance. Je pars toujours en vacances avec le même groupe d’amis, et tout est facile entre nous. Rien n’est forcé, tout se fait naturellement. Je n’imagine pas une amitié autrement que dans cette simplicité-là

Chez mes ennemis — enfin, j’espère que je n’en ai pas trop —, j’apprécie la clairvoyance et le respect. Même s’ils sont en désaccord avec moi, on peut avoir des discussions franches, des rapports sains, tant qu’il y a de la droiture. En revanche, ce que je déteste par-dessus tout, c’est la fourberie.

Je relis Bel-Ami de Maupassant tous les ans, ou tous les deux ans

IN. : Quel objet emporteriez-vous sur une île déserte ?

D.G. : J’emmènerais un livre pour m’occuper, et sans hésiter, je prendrais Bel-Ami de Maupassant — que je relis d’ailleurs tous les ans, ou tous les deux ans. Peut-être même la Pléiade complète, pour relire l’ensemble de ses œuvres, car je ne m’en lasse jamais. Je connais pourtant le dénouement, les personnages, les moindres détails… mais c’est toujours un vrai plaisir de le redécouvrir. C’est fluide, brillant, et tellement bien écrit.

* l’Hôtel Littéraire Le Swann, situé au cœur du quartier historiquement proustien de la plaine Monceau et de Saint- Augustin, présente une collection d’œuvres originales sur l’écrivain ainsi que des pièces de haute couture, des photographies, des tableaux, des sculptures. Notre interviewé(e) pose à côté d’une sculpture de Pascale Loisel représentant bien sûr l’auteur d’ « À la recherche du temps perdu »

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