15 avril 2024

Temps de lecture : 9 min

Le local fait sociétal et atout média !

Stéphane Delaporte est DG de 366, la régie créée en 2015 qui opère la publicité nationale de 55 marques de presse régionale. Jean-Éric Valli est président du Groupe 1981, l’éditeur des réseaux de radio Vibration, Latina, Voltage, Ouï FM entre autres, et des Indés Radios, un groupement créé en 1992 qui fédère 128 radios indépendantes locales, régionales et thématiques. Un article à retrouver dans la revue 45 d’INfluencia.

Ce dernier est également président cofondateur de Radioplayer France, l’application regroupant les radios privées et publiques françaises. INfluencia les réunit pour partager le récit de leur expérience et laisser filer la réflexion. Les échanges ont porté sur l’atout du local défendu par leurs médias respectifs et la manière dont les marques s’en emparent, les fondamentaux du modèle économique, les challenges qu’ils relèvent face aux Gafam, ou encore les défis ouverts par l’intelligence artificielle.

 

IN : 366 et Les Indés Radios commercialisent l’espace extra-local de médias locaux. Comment voyez-vous évoluer l’intérêt du public et des marques pour le local?

Jean-Éric Valli : Le local a connu un regain d’intérêt ces dernières années. Si la dimension nationale de la communication a son utilité – davantage en termes d’image au bon sens du terme – la publicité locale apporte aux marques une présence très proche de leurs clients. Les gens ne vivent pas dans un pays mais dans une ville ou un village, et à une adresse. Il faut animer les lieux de vie en leur indiquant concrètement ce qui est intéressant, ce que l’on vend et à quel endroit, les bonnes affaires à faire… Nos médias et nos commerciaux apportent une crédibilité aux annonceurs et aux clients qui vont venir dans les enseignes, car nous vivons au même endroit qu’eux et nous y produisons nos contenus. S’il y a des soucis économiques dans la région, nous les ressentons aussi. Il se crée alors un dialogue très intéressant entre le commercial qui vend de la publicité locale et ses clients.

Stéphane Delaporte : Les Indés Radios comme 366 ont été créées sur une idée du « fait local », en proposant des hubs de simplification pour accéder à des produits compliqués à monter séparément. C’était très précurseur des attentes profondes des populations. Dès les années 1980-90, Bernard Cathelat (psychosociologue à l’origine des « sociostyles de vie», ndlr) expliquait que le local serait le nouveau paradigme, mais la technologie ne lui permettait pas encore de s’exprimer. Chaque méta-crise traversée depuis 2010-2012 a provoqué un étalonnement de la valeur qui s’est toujours réalisé au profit de la proximité. Les marques médias qui diffusent de l’information locale produite par des journalistes participent à l’évidence à la vie démocratique. Le local est le seul niveau où les politiques sont encore crédités d’une certaine crédibilité. C’est aussi vrai pour la consommation. La proximité induit la confiance et la confiance induit l’engagement, qui est devenu essentiel pour la société et le monde politique, les consommateurs et les marques.

IN : La proximité prend alors tout son sens…

SD : Les marques qui traitent de sujets sur la proximité et le quotidien sont plus sensibles car elles se confrontent à la réalité. Dans le tome cinq de notre étude Françaises, Français, il était quasiment écrit que les Gilets jaunes allaient exploser six mois plus tard. Cette boussole est très juste et constitue un atout formidable pour nos marques médias comme pour le marché publicitaire – au moment où les marques commerciales (Total, L’Oréal ou LVHM par exemple) doivent coller à des injonctions auparavant destinées aux politiques. Communiquer dans les médias qui traitent de la proximité permet d’être efficace puisque c’est l’échelon où les gens vivent cette réalité. Nous avons tous les deux la chance de travailler pour des médias dont la fonctionnalité est bien identifiée grâce à ce traitement du territoire et de la proximité.

IN : Les marques vont-elles jusqu’au bout de leur discours sur le local? Elles ne sont pas toujours cohérentes dans leurs investissements publicitaires…

J.E.V: Sur les trente milliards d’investissements publicitaires annuels, dix milliards reviennent au local et les trois quarts proviennent des annonceurs locaux. Toutes nos associations d’acteurs locaux se sont montées sous la pression d’une obligation beaucoup plus que d’une idéologie. Des marques font de la publicité nationale, multi-ville et locale, car leurs réseaux de distribution les ramènent à une réalité. Elles tiennent compte de manière très pragmatique des remontées du terrain, du chiffre d’affaires réalisé ici ou là, et parlent à leurs clients là où ils sont. C’est une situation assez hybride.

SD : Sur le digital, je suis plus radical car aucun des acteurs producteurs d’un contenu éditorial de qualité n’a aujourd’hui sa part du numérique. Le volet numérique du marché publicitaire local nous échappe en très grande partie car les investissements se font sur les réseaux sociaux… Pour plein de bonnes et de mauvaises raisons d’ailleurs : parfois de reach et souvent de simplification d’usage. Au national, les chiffres du Syndicat des régies Internet (SRI) montrent que les versions numériques des marques médias ne sont absolument pas investies à hauteur de la valeur qu’elles représentent. Dès que les annonceurs nationaux ou multi-locaux se décident à mettre en avant la réalité de la proximité dans nos médias, les campagnes sont hyper efficaces. Mais ce n’est pas notre sujet! Il s’agit d’avoir en retour la bonne part des investissements.

 

IN : Alors comment y parvenir, ou tout au moins progresser?

SD : Les plateformes internationales ont réussi à simplifier à outrance l’accès à leur couverture et à leurs inventaires. Elles sont aussi dotées de technologies extrêmement performantes – c’est très compliqué en France de se passer de Google. Il y a probablement, de notre part à tous – opérateurs qui produisons et vendons du contenu sur le local un travail à faire sur la plateformisation et l’automatisation des flux pour que le marché puisse aller le plus facilement possible vers notre reach et notre efficacité. Certains éléments plaident en notre faveur. Les marques seront de plus en plus amenées à prendre en compte la destination de leurs investissements, ne serait-ce que pour la valorisation comptable de ces investissements et leur note RSE. Le reach ne sera plus la seule valeur étalon comme cela l’a été pendant les dix ou quinze dernières années. Beaucoup des outils que nous avons mis en place sur nos inventaires classiques ou numériques rassurent déjà les annonceurs locaux. Nous ne sommes plus à l’époque où il fallait opposer les Gafam à ce que nous proposons, ce qui constituait d’ailleurs un combat stérile. Il s’agit plutôt d’utiliser au mieux les technologies pour mettre en avant ce que l’on produit.

JÉV : C’est pour cela que je suis assez choqué de voir les institutionnels locaux communiquer sur les Gafam tout en incitant les citoyens à consommer local. Soit on est conscient de ce qui fait le lien social et on y travaille réellement, soit on reste dans l’effet d’annonce. Au moment où les pays se recomposent à partir de populations diverses et variées, il faut resserrer les liens et gérer des différences complexes. Il y a rien de comparable entre des médias locaux et régionaux, qui sont sur le terrain, et des réseaux sociaux issus de presque de nulle part qui n’assument aucune responsabilité. Cela revient à opposer des contenus qui se financent par la publicité et créent du lien social à des systèmes informatiques qui sont surtout un support et dont l’objectif consiste à monétiser les informations retirées de gens qui ont naïvement coché toutes les cases « J’accepte».

SD : C’est d’ailleurs étrange de considérer encore, en 2024, que des réseaux ne sont que des hébergeurs, alors que par leur algorithme propre ils ne font pas qu’héberger…

JÉV : Au Canada, lorsqu’une nouvelle loi visant à soutenir le secteur de l’information a imposé des contraintes à Meta, Facebook a bloqué la presse. C’est la preuve qu’ils n’ont pas du tout vocation à informer les gens. Au contraire, plus ils les désinforment, plus ils auront un public captif qui s’émerveillera de la moindre stupidité mise à disposition. Nous sommes au seul moment dans l’histoire de l’humanité où des réseaux qui sont en réalité des médias amènent de la régression. Jusqu’à présent, un média pouvait se tromper ou être partisan mais cela créait une dynamique de réflexion. Cultiver les préjugés n’est en aucun cas une dynamique de réflexion et ce n’est pas neutre.

IN : Dans cet univers en pleine transformation, quels sujets vous semblent essentiels à adresser pour pérenniser les médias que vous défendez?

JÉV: J’ai l’impression qu’on a vécu des années 1960-70-80 très fastes pendant lesquelles on a pu lancer un média quoi qu’il en coûte et vendre de la publicité avec des règles pas forcément judicieuses mais tout cela n’était pas si grave, car on pouvait les contourner. Il faut se souvenir que l’on vient de là. Aujourd’hui, dans un pays moderne et démocratique, il faut une vraie synthèse entre le financement d’un média qui crée du contenu et la régulation. Certaines règles ne sont ni adaptées à nos modèles ni respectueuses de nos médias et de notre public.

En radio, les mentions légales réduisent considérablement le temps et les budgets publicitaires qui financent nos programmes. On peut les passer à toutes les vitesses que l’on veut, l’auditeur ne sera jamais à même de retenir des messages complexes en audio. Les quotas de musique francophone nous obligent à faire croire aux gens qu’on passe des morceaux que les programmateurs aiment, alors que c’est faux et même inefficace pour défendre la culture francophone! Le régulateur semble avoir l’impression que nos médias s’en sortiront toujours, ce qui est loin d’être garanti face aux Gafam. On ne peut pas jouer aux apprentis sorciers avec des règles qui n’informent pas réellement le public, qui ne correspondent pas à l’audience et qui ont en plus des coûts cachés.

SD: Certaines contraintes législatives sont pourtant vertueuses. Si on libéralise demain la promotion pour la distribution à la télévision, ce serait un vrai problème économique pour tous les médias de proximité, radios locales, PQR et PHR. L’équilibre est d’autant plus compliqué à trouver qu’il y a pas de stratégie d’ensemble.

JÉV: C’est pour cela que ce n’est pas acceptable! Rétablissons un écosystème cohérent et nous nous occuperons du reste. Nous savons nous montrer réactifs et nous nous appuyons sur des professionnels dont c’est le métier et la passion. Il suffirait de regarder ce qui fait que des médias locaux et des médias en général existent, quel est leur intérêt et leur univers de compétition, ce qu’ils veulent défendre – les valeurs et la culture de notre pays.

SD: À côté des valeurs que portent nos médias de proximité, il est aussi question de la manière dont nous voulons considérer la communication. Beaucoup de gens sont devenus très « anti-pub» parce qu’ils parent la publicité de tous les maux de la surconsommation. Elle peut aussi être un moyen pour faire évoluer les sociétés. Cela renvoie également à la construction économique de nos médias. Dans les États généraux de l’information, ce sujet devrait être l’occasion de poser à plat toutes les règles qui ont été adoptées et considérer leur histoire afin de regarder ce que l’on peut faire de tout cela. Le sujet n’a jamais été posé dans ces termes.

IN : L’IA générative peut désormais produire de l’audio, du texte… Ce sujet suscite-t-il chez vous plutôt des craintes ou de l’enthousiasme?

JÉV: J’ai envie de répondre par l’angle économique. Mieux nos médias se portent, moins on a besoin de remplacer des êtres humains, intéressants parce qu’imprévisibles, par des instruments dont on ne mesure pas la puissance réelle ni les effets pervers éventuels. Pour l’instant, ils s’appuient beaucoup sur les données du passé, et encore pas toutes parce qu’il y a sans doute des données inaccessibles, secrètes ou confidentielles qui pourraient pourtant être intéressantes pour refléter la réalité de l’humanité. Si une intelligence artificielle se nourrit uniquement avec le monde de Oui-Oui, elle ne sera pas très intelligente. Si elle se nourrit uniquement de militantisme, la vision de la réalité sera totalement déformée. Nous en sommes encore aux balbutiements, mais cela pose la question de fond de la place de l’homme une fois que ce travail sera terminé. C’est plus cela qui m’interpelle que le court terme où des outils vont pouvoir nous servir.

SD: Il serait intéressant que les scientifiques nous informent pour savoir s’il y a un réel danger de perte de contrôle de l’humain sur la machine. Pour le reste, l’IA peut être très utile dans la production de texte ou dans la réflexion.

JÉV: Puisqu’on dit que le cerveau est un muscle, si je fais appel toute la journée à un outil qui m’assiste, je ne saurai rapidement plus faire ce que je faisais hier…

SD: Quand nous serons huit milliards sur Terre, puis assez rapidement dix milliards, nous serons contraints d’utiliser ces technologies, qui vont faciliter le travail de tout le monde. Ceux qui travaillent pour nos médias et nos marques vont se servir de ces outils. Reste à savoir comment et par qui sera réalisé le contrôle humain. Dans la presse, les rédacteurs et rédacteurs en chef seront les garants de l’information, ce qu’ils sont déjà. Une marque média ne pourra jamais exister en tant qu’IA. Si cela devait arriver, ce serait un drame absolu. Peut-être qu’un jour, avec l’intelligence quantique, on n’aura plus besoin d’humain parce que le cerveau de l’IA ira tellement vite. Que restera-t-il alors de l’humanité?

JÉV: Ce que nous vivons en ce moment est passionnant et c’est pour cela que j’y mets beaucoup d’exigence et que je parle beaucoup de respect. Si on n’a pas certaines notions de base, tous les outils que l’on créera seront ultra destructeurs. En revanche, si on est clair sur les notions fondamentales qui touchent aux êtres humains, aux animaux, à la nature, alors on sera très puissants sur les technologies.

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