26 mai 2019

Temps de lecture : 3 min

« La viralité internet ne suit pas les canons de pouvoir classiques »*

Alice Pfeiffer, diplômée de la London School of Economics, mention Gender Studies, explique comment, inséminée en territoire underground, la notion de no-gender a fleuri produit marketing.

Alice Pfeiffer, diplômée de la London School of Economics, mention Gender Studies, explique comment, inséminée en territoire underground, la notion de no-gender a fleuri produit marketing.

IN : à quel moment et comment le genre s’est-il détaché de ce territoire très underground pour rejoindre un public mainstream ?

Alice Pfeiffer : la représentation d’un monde féministe ghettoïque, moqué et dont les figures ont longtemps été assimilées à des «chiennes de garde», a beaucoup évolué, notamment sur Instagram. Ce médium permet des mises en scène de soi avec la possibilité d’y lier un mes- sage. Des figures clés comme Barbie Lenox, ou Ashley Graham et son TedTalk de 2015, apportent un discours éloquent sans phrasé universitaire ouvert à toutes et tous, et ce petit quelque chose qui puise dans la culture du self-improvement à l’américaine. Les femmes dites «Plus Size» ont également commencé à se faire entendre, pour changer la norme et mettre des mots sur la grossophobie, en réalisant que toutes les injonctions féminines faisaient de nous des féministes. Sans oublier bien sûr Chimamande Ngozi Adichie et son intervention au TEDxEuston de décembre 2012, qui mêlait féminisme intersectionnel et afroféminisme, et fut reprise et citée par Beyoncé.

IN : au-delà des grandes ambassadrices, comment la nouvelle génération s’est-elle appropriée la lutte ?
A.P. : cette démocratisation du genre est la résultante d’une culture Photoshop. Avec l’accès aux outils technologiques, aux retouches et aux filtres, des filles qui n’avaient pas été élues par l’industrie du luxe sont devenues d’un coup porte- paroles de communautés fortes en revendications.

La viralité Internet ne suit pas les canons de pouvoir classiques. Résultat, ces nouvelles voix se retrouvent avec plus de followers que les géants du marketing. Cette démocratisation, qui donne accès à la représentation de soi par soi, était inimaginable auparavant. Du coup, le discours a été simplifié. Les figures clés de ce renouveau n’ont peut-être pas toutes lu des essais théoriques comme Trouble dans le genre de Judith Butler, détaillant la complexité d’une catégorisation identitaire en termes de genre. Mais elles font partie d’une génération née à la période des campagnes Benetton lourdes de sens et hautement provocatrices dans les années 1990 et donc ne font que remettre à jour l’imagerie de leur enfance en allant plus loin dans le débat.

IN : marques et engagement : où placer le curseur entre  opportunisme ambiant et désir profond d’en être ?

A.P. : la question que l’on se pose tous est : les marques sont-elles les mécènes d’aujourd’hui, offrant une plateforme pour laisser parler de maux actuels ou ne sont-elles pas plutôt en train de cannibaliser, carnavaliser, ou pour paraphraser Jean Baudrillard dévorer, imiter ? N’oublions pas que la gloire traditionnelle et l’envie d’être connu sont plus fortes que jamais ! On ne s’est pas détaché du système de la célébrité, mais on tente seulement de le réécrire.

Il y a donc à mon sens une dissonance complète entre l’interne et l’externe. Les marques ont tendance à se prendre pour des ONG alors même qu’elles sont des systèmes financiers, où tout risque et donc tout impact est maîtrisé. Pour faire bouger les choses, il faudrait que l’on consomme profondément autrement. Et pour défaire un système de la dominance, tant qu’on consomme de la fast fashion, des gros groupes de luxe… je ne suis pas sûre que l’on fasse grand-chose pour le féminisme. Parce qu’on nourrit des hommes puissants qui eux n’y voient qu’un phénomène de rupture marketing. Évidemment, il y a eu un réveil collectif face à ces personnages à scandales qui sont devenus des ennemis communs (on pense à Trump et Weinstein, entre autres) et qui ont permis aux marques de prendre la parole, mais une révolution serait antinomique à leur business model.

IN : faites-vous confiance aux marques pour se battre pour une franche égalité  ?
A.P. : ce n’est pas en lançant des injonctions que l’on renverse les normes. Cette évolution ne sera effective que si une offre pérenne devant et derrière la scène s’impose. L’inclusion ne doit pas être partielle et in fine ne privilégier qu’une élite.

Il y a certes des attitudes qui ont changé : grossophobie, sida, sexisme, etc. De même, les marques et les villes sensibilisent, mais il ne faut pas que ce soit simplement une valeur ajoutée. L’engagement doit être réel.

IN : comment aider les marques à changer profondément les codes et sortir du cadre « tendance » ?

A.P. : nous sommes dans une ère du «oui, mais…» La déviance des marques dans leur prise de conscience n’est pas complète : l’offre, l’embauche, les chartes, la com’, les actes concrets ne sont pas encore le reflet du discours qu’elles tentent de mettre en place. Il faut poser des bases de toute urgence pour gagner une vraie évolution. Le sujet devra retomber un jour ou l’autre dans le domaine du légal et que cela ne repose pas que sur le bon vouloir des marques. À commencer donc par le biais de chartes, ou via un sigle, un sceau, un soutien officiel de l’État et/ou des ministères concernés.

*Alice Pfeiffer

Credit photo : Linda Trime

Cet article a été tiré du numéro 28 de la revue INfluencia : « Femmes : Engagées ». cliquez sur la photo ci-dessous pour la consulter. Et pour vous y abonner, c’est par ici.

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