25 janvier 2021

Temps de lecture : 5 min

Le talent d’aller voir ailleurs

Jamais l’envie de quitter les grandes villes pour aller vivre « ailleurs » n’aura été aussi forte. Dans les projets de mobilité, l’emploi s’impose néanmoins comme une composante majeure. Entre la réflexion et la prise de décision, le cap reste difficile à négocier individuellement. Le franchir pourrait amorcer – même pour une partie de la population – le début d’une métamorphose dans le rapport à l’activité professionnelle. Et si le télétravail faisait office de première fenêtre pour commencer à travailler « autrement », mieux en somme ?

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Il flotte depuis quelques mois dans les grandes agglomérations de l’Hexagone – et singulièrement en Ile-de-France – l’envie de tourner le dos à une vie réglée par le triptyque « métro, boulot, dodo » dans lequel les inconvénients (stress, manque d’espace et d’extérieur, grèves et autres canicules) semblent avoir pris le dessus sur les avantages. 83 % des cadres franciliens seraient d’ailleurs prêts à envisager une mobilité régionale1 ! Faut-il y voir un simple vœu pieux en période de décompensation post-Covid ou une évolution vers un marché du travail mieux régulé ? Il est courant de dire qu’une partie du chômage et des offres de poste non pourvues vient du fait que les chômeurs n’habitent pas là où les emplois sont créés. Pourtant, à l’échelle des bassins d’emploi, la population « suit » l’emploi autant que l’emploi « suit » la population. Les ménages mobiles se localisent dans les zones où l’économie est prospère, et les entreprises créent de l’activité à proximité de la main-d’œuvre dont elles ont besoin.

Aux États-Unis, une importante mobilité de la main-d’œuvre a longtemps régulé le marché du travail, mais le phénomène s’est grippé à partir des années 1980 avec la montée des inégalités et l’augmentation des loyers. En France, faire changer de région aux chômeurs a toujours été difficile, et pas seulement en raison d’un attachement bien légitime à leur territoire… « Ces questions de mobilité impliquent de s’attaquer à de nombreuses contraintes sur lesquelles les politiques publiques ont finalement peu de levier, indique Alexandra Roulet, professeur d’économie à l’INSEAD. Déménager peut se révéler coûteux, implique de revoir la garde alternée pour les familles recomposées et parfois de renoncer à des systèmes d’entraide intrafamiliaux gratuits, par exemple pour la garde d’enfants. Ce sont plutôt les cadres qui peuvent s’offrir cette prise de risque. » Dans les territoires les plus fragilisés sur le plan économique et social, les populations basculent souvent dans une forme d’immobilité résidentielle.

Assignés à résidence ?

Pour tous, le logement est un frein de taille : « L’encadrement des loyers protège le locataire, qui devra supporter une hausse de son nouveau loyer s’il s’installe dans une zone plus tendue. Ceux qui sont logés dans le parc social n’ont pas l’assurance de retrouver une place là où ils arrivent. Vendre et racheter un bien amène les propriétaires à supporter des droits de mutation, détaille Pierre Madec, économiste au département Analyse et Prévision de l’Observatoire français des conjonctures économiques (OFCE). Le plan pour la mobilité lancé en janvier 2019 par Action Logement [ex-1 % patronal, ndlr] sous la pression des pouvoirs publics est bien la preuve que cela reste un sujet d’actualité, dont l’impact ne se mesurera sans doute qu’à moyen ou long terme. » Ce plan d’investissement volontaire (PIV) prévoit notamment des primes aux salariés à revenus modestes qui déménagent pour se rapprocher de leur entreprise ou prendre un nouvel emploi. Dans une famille, tout changement de région lié au travail d’un des parents amène l’autre à reconsidérer sa situation professionnelle, à réfléchir à la scolarité des enfants… « La mobilité est souvent plus facile à organiser en termes de métier que d’un point de vue géographique. Les gens sont plus enclins à se former pour s’adapter aux besoins et changer d’orientation professionnelle, car cela ne les concerne que personnellement », note Alexandra Roulet.

Malgré toute ces difficultés, on assiste depuis le début des années 2000 à un accroissement des mobilités d’un département ou d’une région à l’autre. Le mouvement bénéficie surtout à l’Ouest, au pourtour méditerranéen et à la région Rhône-Alpes. Le Nord et l’Est de la France sont les espaces qui voient la plus grande part de leur population s’installer ailleurs. Depuis le Covid, les villes moyennes ont aussi gagné en attractivité. Ces déplacements se révèlent plutôt payants. Selon le ministère du Travail, un déménagement sur deux s’accompagne à court terme d’un changement de situation professionnelle. À moyen terme, plus de quatre travailleurs sur dix ayant déménagé déclarent connaître de meilleures conditions de travail ou une position professionnelle plus élevée, contre trois sédentaires sur dix.

La transformation des entreprises avant tout

Chez les cadres, l’envie de mobilité s’exprime de plus en plus clairement, témoigne Yamina Moukah, cofondatrice du cabinet de chasseur de têtes Cherche Susan Désespérément : « Il y a toujours eu des candidats qui voulaient bouger en région, mais sur huit candidats, un seul passait à l’acte et partait plutôt à Nantes, à Lyon… Avec le confinement, le télétravail forcé et la quête de sens, une proportion plus importante de gens a vraiment envie de passer à l’acte pour se rapprocher de sa famille, avoir plus d’espace, trouver un meilleur équilibre pro-perso. La localisation de l’entreprise n’est plus le critère numéro un des candidats. Ils préfèrent savoir comment elle se porte, la manière dont elle a intégré le télétravail et les nouvelles façons de travailler, géré l’accélération digitale… »

Pour la population habituée à partager son temps entre le bureau et les visites clients à l’extérieur, voire au bout du monde, la mobilité est déjà la norme. Beaucoup de managers n’habitent plus Paris si la capitale est à deux heures en TGV. Plus besoin non plus d’être au plus près du pouvoir pour assurer son déroulé de carrière. « Une entreprise industrielle basée à Paris a trouvé dans son pôle R&D de Normandie la personne qu’elle cherchait pour prendre un poste en Asie. Une autre qui avait des bureaux à Paris et dans plusieurs villes de France a précisé que le candidat pouvait être basé où il voulait. C’est une avancée, même si tout le monde ne réfléchit pas encore comme cela », poursuit-elle. Cette « dilution » des talents est promise à un bel avenir si – crise oblige – les recrutements externes marquent le pas au profit des mutations internes.

Chez les salariés plus sédentaires, la montée en puissance du télétravail permettra de limiter le temps de transport, qui atteint en moyenne 35 minutes par personne et par jour hors Ile-de-France et jusqu’à 49 minutes en région parisienne5 ! Cette « économie » pourrait d’ailleurs contribuer à réduire les inégalités hommes-femmes. « Les femmes renoncent souvent à un emploi qui implique trop de temps de transport par rapport à leurs obligations familiales. Si elles peuvent télétravailler quelques jours par semaine, elles iront chercher plus facilement des emplois plus éloignés, qu’elles auraient jusqu’alors refusés », précise Alexandra Roulet.

Sans réseau pas de boulot

Sous quelque forme que ce soit, le travail à distance n’est possible qu’avec un appui solide du numérique. « Un réseau de mauvaise qualité est devenu insupportable et même rédhibitoire lors d’une décision d’installation. Les professionnels veulent une bonne adduction en fibre et pouvoir changer d’opérateur s’ils ne sont pas satisfaits. La qualité du réseau Internet est passée de la troisième à la première place des questions des particuliers aux professionnels de l’immobilier », relate Ariel Turpin, délégué général de l’Avicca, qui regroupe les collectivités territoriales engagées dans le numérique. « Pendant le confinement, chacun a pu jouer à “montre-moi ta visio et je te dirai où tu habites” ! Une grande partie de la population a bien vu que plus on est isolé, plus on a besoin d’Internet, ce que ne percevait pas le monde parisien. Les 10 % d’urbains qui se sont réfugiés à la campagne sont devenus autant d’ambassadeurs supplémentaires pour le déploiement de la fibre », ajoute-t-il. Des réseaux solides sont aussi la condition sine qua non pour lutter contre les déserts médicaux, installer des usines 4.0 dans les villes moyennes, créer des pôles régionaux qui pourraient redynamiser l’ensemble du territoire… De quoi inciter à terme à encore plus de mobilité !

1. Cadremploi, 8e édition de l’étude sur les villes préférées des cadres parisiens, 08/2020.
2. Émilie Arnoult, « Mobilité géographique et emploi : une analyse spatiale », Connaissance de l’emploi n° 142, Centre d’études de l’emploi et du travail (CEET) du Cnam, 05/2018.
3. Alexandra Roulet est l’auteur de l’ouvrage Améliorer les appariements sur le marché du travail, Les Presses de Sciences Po, 2018.
4. Karine Briard, « Quels liens entre mobilité résidentielle et situation professionnelle ? », DARES Analyses, avril 2019.
5. « Se déplacer au quotidien : enjeux spatiaux, enjeux sociaux », Fiche d’analyse de l’Observatoire des territoires 2019, Agence nationale de la cohésion des territoires.

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