12 février 2021

Temps de lecture : 6 min

Jean-Claude Daumas : « Fondamentalement, ce qui a changé, c’est la logique même de la consommation »

Nourriture, santé, mort, éducation, bien-être, loisir, culture… tout est « consommable ». La consommation, à la fois comme énergie et moteur de nos sociétés, cela a toujours été, et avec les échanges au ralenti pendant la crise de 2020, elle questionne plus que jamais. À notre époque où le creux entre les individus et classes sociales est abyssal – entre trop peu (consommation de survie) et too much (aberration du luxe et du gaspillage) – l’on recherche de nouveaux modes de consommation, de production et de distribution. L’approche historique de Jean-Claude Daumas nous libère d’une vision manichéenne de la consommation en détaillant ses évolutions et faisant apparaître bienfaits et travers, et par défaut les leviers et les possibles qui remettraient la chaîne consommation sur le droit chemin : non un repère d’exclusion et de ghettoïsation, mais un élément d’inclusion globale, un droit fondamental (besoins et désirs, mais surtout conditions minimales d’existence), ce qui constituerait ce que l’on nomme progrès.

Ceci est un article paru dans le dernier numéro de la revue INfluencia, numéro 35, « Inspirations 2021 ». Pour accéder à l’intégralité des contenus , cliquez ici pour vous abonner ou acheter la revue (en version print et/ou digitale).

INfluencia : dans votre ouvrage, vous avez étudié les métamorphoses de la consommation de 1945 à aujourd’hui. L’histoire de la consommation se réduit-elle à celle de la conquête progressive du bien-être ou va-t-elle au-delà ?

Jean-Claude Daumas : pour plus de clarté, je me limiterai aux Trente Glorieuses, où une croissance économique forte a rendu possible une hausse sans précédent du niveau de vie des ménages et bouleversé leur vie quotidienne. La diffusion des équipements domestiques a été au cœur de cette révolution invisible. Alors qu’en 1954 seuls 7,5% des ménages possédaient un frigo, 8,4% un lave-linge et 1% un téléviseur, c’était le cas respectivement de 95%, 79% et 90% des ménages en 1980. Les femmes ont été libérées de corvées pénibles – la conduite du feu, le portage de l’eau et du combustible, la lessive à la main, le nettoyage des seaux hygiéniques, etc. – et le temps consacré aux tâches ménagères divisé par deux entre 1947 et 1974. En entrant dans des logements spacieux et lumineux, dotés d’une salle de bains, d’un WC, d’une cuisine avec vide-ordures, du chauffage central, d’une salle de séjour et d’une chambre pour chaque enfant, les familles ont découvert le confort moderne en même temps que l’intimité. La voiture a brisé le carcan de la proximité contrainte et a été l’instrument des vacances pour tous. Le livre de poche, le transistor, l’électrophone et la télévision ont mis à la portée de tous tout un univers de culture et de divertissement. En somme, l’extension de la consommation à de nouveaux biens a permis la mécanisation du foyer, le progrès du confort, un accroissement de la mobilité et un élargissement des horizons.

Et loin de se traduire par une uniformisation des comportements, la consommation de masse a eu des « effets individualisants » (M. Gauchet). Le HLM et le pavillon ont apporté plus d’autonomie et d’intimité ; la salle de bains a remplacé les bains douches municipaux ; en favorisant le repli sur la famille, la télévision a entraîné le déclin des loisirs collectifs ; la mode ayant cessé d’être monolithique, les femmes ont gagné la liberté de s’habiller comme elles le voulaient, le vêtement devenant un moyen d’affirmation de soi ; le transistor et le tourne-disque ont permis aux jeunes d’écouter leurs idoles dans leur chambre, loin des oreilles des parents ; grâce à la voiture, le bal du samedi soir a cédé la place aux boîtes de nuit et aux surprises-parties. C’est dire que le bien-être matériel et l’autonomie individuelle ont été les grandes conquêtes de la période !

IN : il y a eu dans le passé, dans les années 1960, de nombreuses remises en cause de la consommation de masse, considérée comme « aliénante ». Le désenchantement actuel est-il similaire à celui de cette époque ? Des modes de consommation alternatifs sont apparus, que disent-ils de notre société ?

JCD : Dans les années 1960, alors que les consommateurs plébiscitaient l’abondance parce qu’ils y voyaient le moyen d’améliorer leurs conditions de vie, toute une littérature dénonçait la frénésie de consommation, assimilait l’accumulation des choses à une forme d’aliénation, et appelait à redéfinir le bien-être. Tandis que les écologistes ont réactualisé cette critique à partir des années 1970 au nom de la santé et de l’environnement, les Français prenaient progressivement conscience que les excès, les gaspillages et les pollutions imposent la recherche d’un nouveau mode de consommation écologiquement viable. Toutefois, il y a un grand décalage entre une sensibilité environnementale largement partagée et la consommation effective, même si émergent depuis quelques années des pratiques de consommation alternatives (achat et vente d’occasion, covoiturage, recyclage, circuits courts, etc.). Face aux classes supérieures qui privilégient les produits « authentiques », les marchés de producteurs, le bio, la voiture électrique, sans rompre avec les habitudes consuméristes (surconsommation, achats de luxe, goût pour les produits techniques, SUV, avion), se dessine un « écologisme populaire » (M. Gaborit et T. Grémion), apparu avec les Gilets Jaunes, qui défend l’idée que les classes populaires polluent moins parce qu’elles consomment moins, valorise les pratiques traditionnelles (jardinage, bricolage, fait maison, troc, etc.) et est attentif aux inégalités sociales et territoriales.

IN : si vous regardez les évolutions de la consommation de masse au cours des dernières décennies, qu’est-ce qui, fondamentalement, a changé ?

JCD : Fondamentalement, ce qui a changé, c’est la logique même de la consommation. Pendant les Trente Glorieuses, toute la société a été emportée par un puissant mouvement d’accroissement de la consommation où les cadres – qui incarnaient la modernité et le progrès – jouaient un rôle pionnier, et les classes populaires pouvaient nourrir l’espoir de rattraper leur niveau de vie dans un délai raisonnable. Aujourd’hui, alors que s’effrite la société salariale, qui a constitué le socle de la consommation de masse jusqu’au début des années 1980, on a affaire à une tout autre dynamique : les modes de consommation divergent de plus en plus. Non seulement la distance entre les consommations des classes populaires et des classes moyennes ne cesse de se creuser, mais une profonde différenciation est à l’œuvre à l’intérieur de chacun des deux blocs puisque les petites classes moyennes décrochent et les ménages les plus modestes sont condamnés à une consommation de survie.

IN : la consommation est-elle affranchie des déterminismes sociaux ?

JCD : depuis les années 1980, des sociologues assurent que la diversité des styles de vie s’est substituée à la stratification en classes sociales, chaque individu construisant librement son rapport aux choses en fonction de son identité singulière. Cependant, si on constate bien une personnalisation de la consommation de masse, toutes les enquêtes empiriques sérieuses confirment que les comportements des consommateurs continuent de dépendre de leur place dans la société et du niveau de leurs revenus. Les budgets des cadres supérieurs et des ouvriers ne se distinguent pas seulement par le montant des dépenses mais par leur structure : en proportion, les ouvriers dépensent davantage pour l’alimentation, le logement et les communications, quand les cadres consacrent une part plus importante de leur budget aux meubles et à l’équipement, aux loisirs et à la culture, aux hôtels-restaurants et à l’éducation.

IN : ces derniers mois, une pandémie mondiale est venue totalement briser les habitudes d’achat de millions d’individus. En tant qu’historien, pensez-vous qu’il s’agit d’une simple parenthèse ou bien qu’une rupture majeure dans l’histoire de la consommation est à l’œuvre ?

JCD :  la crise sanitaire a fortement impacté la consommation : les Français ont réduit leurs frais, accru leur épargne (mais les ménages les plus modestes se sont endettés davantage), privilégié les produits locaux, acheté massivement en ligne et plébiscité le fait maison. Le reconfinement et la crise économique attendue devraient amplifier ces évolutions. Effectivement, toute la question est de savoir si, une fois refermée cette parenthèse contrainte, ces changements s’inscriront dans la durée. C’est vraisemblable pour l’achat local, le made in France ou l’e-commerce, car ce ne sont pas des tendances nouvelles. Donc on peut parler plus d’une accélération que d’une rupture. Mais il est difficile de dire ce qui, de l’aspiration à une consommation plus vertueuse ou de la diminution prévisible du pouvoir d’achat (surtout pour les ménages modestes), aura le plus d’influence sur les habitudes de consommation des Français.

IN : dans le passé, le commerce indépendant ou les supermarchés ont pu servir d’ascenseur social, mais en 2020 cela ne fait plus rêver personne d’aller travailler pour un salaire de misère dans un entrepôt d’Amazon. Quelle est votre analyse par rapport à ce constat ?

JCD : dans les premières années de la grande distribution, le personnel (jeune, peu diplômé et très féminisé) était formé sur le tas et, à tous les niveaux de la hiérarchie, les grandes surfaces privilégiaient la promotion interne. Même si la croissance des groupes de distribution a entraîné un recours accru aux cadres diplômés, la mobilité interne n’a pas disparu. Cependant, elle ne concerne aujourd’hui qu’une minorité de salariés : moins de 3%, étant entendu que 75% des promotions concernent des personnes qui montent dans l’échelle des employés, et que seuls 7% des agents de maîtrise deviennent cadres (G. Rieucau et M. Salognon). La majorité a donc pour horizon un emploi à temps partiel, à horaires contraignants et mal rémunéré. L’externalisation de l’entreposage, l’essor des centrales d’achat et le développement du e-commerce ont multiplié les entrepôts où, pour assurer l’approvisionnement des magasins ou la livraison des particuliers, des milliers de salariés s’affairent à des tâches répétitives, pénibles, soumises à des cadences de plus en plus rapides, et mal payées. Ces « usines à colis » n’offrent guère de possibilités de promotion, interne (il s’agit d’obtenir un poste moins pénible, par exemple de cariste ou d’agent de quai) comme externe (les emplois de chauffeur sont les plus recherchés). L’entrepôt fait partie de ces secteurs dont on rêve de sortir, mais où les chances d’y parvenir sont très faibles. Rien d’étonnant dès lors à ce que les salariés de la logistique aient été nombreux parmi les Gilets Jaunes.

Jean-Claude Daumas est professeur émérite des universités et membre honoraire de l’Institut universitaire de France, spécialiste d’histoire économique. Il a publié notamment Les territoires de la laine (PU du Septentrion, 2004) et le Dictionnaire historique des patrons français (Flammarion, 2010). Également auteur plus récemment de La révolution matérielle – Une histoire de la consommation (France XIXe-XXIe siècle) (Flammarion, 2018) et de Les révolutions du commerce, France XVIIIe-XXIe siècle (PUFC, 2020). Il prépare actuellement un livre sur l’histoire de la société de consommation en Europe.

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