ILLUSTRATIONS
d’Élise enjalbert
LA FIN DE LA CONSOMMATION

Par
Stéphane Hugon
DANS UN MONDE À LA FOIS TROP VASTE ET TROP FERMÉ, OÙ LES REPÈRES SONT FLOUS ET les LIENS DÉLITÉS, L’ACTIVITÉ DU SHOPPING RÉVÈLE DES ASPIRATIONS QUE LA SOCIÉTÉ CONTEMPORAINE N’A PLUS LES MOYENS D’ASSOUVIR. alors, SE PENCHER SUR LE SHOPPER NE SIGNIFIE PAS TANT DÉCRIRE UNE FIGURE QU’UNE CONDITION À ASSUMER. ÉTHIQUEMENT, INDIVIDUELLEMENT, COLLECTIVEMENT.















IL SE PASSE AUJOURD’HUI DANS LA CONSOMMATION QUELQUE CHOSE QUI EST ÉTRANGER À LA CONSOMMATION









































































































































LA CONSOMMATION OFFRE AU SHOPPER UNE OCCASION IMPARFAITE, MAIS TANGIBLE, DE S’INSCRIRE DANS UN MONDE PLUS VISIBLE, PLUS SENSIBLE
Le devenir du shopping est hanté par un paradoxe. Un paradoxe qui fait que la raison d’être du shopping n’a peut-être déjà plus rien à voir avec le shopping lui-même. Sa dynamique secrète est portée par quelque chose qui lui échappe. En deçà, ou peut-être au-delà de lui. En clair, il se passe aujourd’hui dans la consommation quelque chose qui est étranger à la consommation. L’expérience de consommer, pour un individu, est débordée par un ensemble d’autres dynamiques, d’autres aspirations, que la société contemporaine en pleine mutation vient alimenter. Parlons alors du shopper, qui, plus encore que le consommateur, attend du moment consommatoire une expérience plus vaste, et dont on peut tenter de jeter ici quelques traits.

Puisque que la consommation ne s’appartient plus, il est important de ne pas seulement observer la consommation en soi, mais de la replacer dans un contexte de mutations plus large – le ludique, la fiction, la spiritualité, l’engagement… – et de voir à quel point des expériences connexes à la consommation ont eu sur elle, en quelques années, des influences majeures. Placer l’expérience du shopper en regard de ce qu’il est advenu de nos sociétés depuis une quinzaine d’années est ce qui nous permettra probablement de prétendre à une prospective sur le futur proche.


CONNEXIONS BOULEVERSÉES

L’hypothèse est de considérer qu’on a la consommation qu’on mérite. C’est-à-dire que la consommation révèle une transformation des interactions entre les personnes, et qu’elle est devenue, de manière plus marquée encore dans nos sociétés, un indicateur des architectures qui connectent les personnes aux marques, aux espaces – et aux autres personnes également. De ce point de vue, le digital agit comme révélateur : c’est parce que les personnes font lien différemment que la consommation s’en trouve bouleversée. Celle-ci révèle donc un certain état d’avancement de nos imaginaires, de nos aspirations, de nos liens et de nos manières de vivre. La distinction déjà ancienne des fonctions de production, de distribution et de consommation tend à se diluer, ouvrant ainsi à une expérience plus dense que l’étymologie latine peut évoquer (consummare : accomplir, parfaire, voire célébrer).

Il y a comme un faisceau de présomption. On mobilise en général le digital comme premier suspect de la mutation du secteur. Internet aurait facilité à la fois la mobilisation des communautés et des avis partagés pour modifier les relations aux marques. Internet, encore, aurait modifié la valeur de fidélité par le fait de faciliter le vagabondage. Internet, enfin, aurait permis aux consommateurs d’acquérir une expertise jusqu’ici inédite. La technologie libère de nouvelles expériences – sur le lieu de vente, en feuilletant un magazine, en mobilité dans un train ou un avion… Ne nous trompons pas, la technologie ne fait que traduire un glissement de la société et de ses aspirations, il convient de ne pas être trop fascinés par les outils. La technique est la métaphysique du pauvre, nous dit un philosophe.


PETITES ET GRANDES TRAHISONS

Il y a donc un effet d’actualité. La société qui porte ce nouveau phénomène de consommation, c’est-à-dire le contexte de la vie sociale du shopper, a connu en une période assez brève une mutation profonde de ses équilibres. Globalement, la figure de l’individu consommateur – qui constituait le rôle idéal pour comprendre une personne dans la seconde moitié du xxe siècle – a été confrontée à de petites et grandes trahisons. Les grands piliers de la société occidentale ont ainsi été traversés par des crises – parfois muettes, au moins discrètes – et ont ainsi subi une certaine érosion. Mais des utopies ont également resurgi – disons alors que les aspirations se sont déplacées. Le shopper ne baisse pas facilement les bras.

La famille, la place du travail, l’activité religieuse, l’activité syndicale, l’école et les espaces de formation, toutes ces scènes sociales qui apportaient à l’individu des convictions fortes sur son appartenance et son identité, se sont érodées. On peut considérer d’une certaine manière que ce sont toutes les expériences de la transcendance qui ont eu à souffrir d’un certain étiolement. Aujourd’hui, le politique devient dérisoire – et pas seulement pour les moins de 30 ans –, alors qu’il a été l’espace de construction de soi et d’accomplissement des utopies durant deux siècles.

L’entreprise elle-même, dans sa forme post-industrielle, a donné le sentiment de l’essoufflement. Le monde syndical n’a plus la résonance qu’il a eue dans l’après-guerre, et les utopies politiques de gauche ou de droite ont subi cette usure du renoncement à la révolution ou aux promesses radieuses. Lorsque les aspirations des personnes ne trouvent plus d’accomplissement dans les espaces fléchés par la culture moderne classique, la consommation peut se charger de ménager d’autres solutions, d’autres espaces. On peut alors penser que, comme par braconnage, le besoin de transcendance, de recherche de sens, va se loger par des chemins détournés, comme l’eau qui cherche son cours.


Les utopies politiques de gauche ou de droite ont subi cette usure du renoncement à la révolution ou aux promesses radieuses.
Illustrations d’Élise Enjalbert



RUSE JOYEUSE DU SOCIAL

Par des voies parfois inattendues, voire exploratoires ou désordonnées, l’énergie de l’appétence sociale va se déployer au gré des opportunités. Les sociologues ont souvent commenté ce gisement d’énergie qui tâtonne, par essais erreurs, animé par une sorte d’intelligence reptilienne. Et la société d’aujourd’hui est très concrètement marquée par cette ruse joyeuse du social. Par innovation ou détournement, la société est le creuset de ces élaborations, de ces petites stratégies de survie dans un monde jugé fermé.

Le shopping dont nous parlons est donc gros d’une expérience relationnelle qui se cherche. Dans une société qui expérimente malgré elle de nouvelles configurations sociales, le shopping offre une occasion pour l’accomplissement de cette recherche de lien, de sens, dans son rapport aux objets, aux territoires, aux histoires collectives. Plus une seule marque qui ne promette à ses clients une expérience relationnelle forte, un mythe fondateur, un moment de partage, de convivialité avec les alter ego et autres rituels de socialisation. Les lieux de vente eux-mêmes se chargent d’une théâtralité par des dynamiques architecturales communes aux temples et aux boîtes de nuit.

Les centres commerciaux ne s’appelleront bientôt plus ainsi, tant la force d’attraction qui est en jeu est celle d’une dynamique de fusion, un sentiment de refonte et de réalisation de tout ce qui a plus ou moins échoué ailleurs. Le centre commercial, encore, trouve une force particulière à proposer un territoire clos, enceint, de manière à réaliser dans un espace de proximité ce que les territoires trop vastes peinent à accomplir : une relation pleine et entière à l’autre, et le sentiment de l’hospitalité, voire une belle histoire, au sens entier du terme. Le mall rencontre ici la vocation des collectivités territoriales, tant lui incombe l’impératif du vivre-ensemble harmonieux.

Dans le déclin perçu des grandes histoires communes – la mort de Dieu, l’épuisement de la Révolution, l’abandon du Progrès –, la consommation offre ainsi au shopper une occasion imparfaite, mais tangible, de s’inscrire dans un monde plus visible, plus sensible, avec un scénario d’accomplissement plus court et plus abouti. Une transcendance pauvre – c’est à voir –, mais un ici-et-maintenant qui apaise la béance du monde moderne. Le monde était devenu trop grand, il se fragmente désormais en narrations plus denses, en temps et en espace. Ce rapatriement du sens dans un événement à la fois hédoniste et païen a été depuis longtemps qualifié de dionysiaque par Michel Maffesoli.


EXPÉRIENCE CONSOMMATOIRE ET COMMUNAUTAIRE

Notre monde avait rationnalisé les échanges. En gagnant en quantité, nous avons perdu le sens de l’expérience consommatoire. Le monde moderne a inventé une condition singulière pour l’honnête homme, un monde à la fois opulent et frustrant. Pensons comme un marketing a longtemps pensé le shopping avant tout comme acte individuel. Nous connaissons donc aujourd’hui une sorte de ressac. Le retour de ce que l’on croyait oublié, par trop archaïque. Ne dit-on pas que le shopper d’aujourd’hui engage dans ses actes une prétention éthique, sociale, qui déborde largement le seul accomplissement du besoin ? Ainsi, plus qu’un acte consommatoire, le shopper expérimente un lien, un instant communautaire durant lequel il dilue – ne serait-ce que de manière éphémère – un ennui radical.

Le shopper aspire donc à une expérience par laquelle il tente de se réinscrire dans un temps magique – celui-là même que notre société a rationalisé. Il tente également de retrouver les liens secrets qui l’attachaient à la terre, à son territoire. Le shopper expérimente des moments de rupture, de scansion, et de suspension, dans un temps social que le travail a rendu lisse et homogène comme le suggèrent nos emplois du temps. L’expérience du shopping est donc une parenthèse qui permet de marquer une rupture dans la continuité de sa vie, et qui peut se répéter rituellement dans l’écume subtile du partage communautaire.
STÉPHANE HUGON
Il est sociologue, directeur associé d’Eranos, société d’études qualitatives spécialisée dans la prospection et l’identification des imaginaires sociaux contemporains, et chercheur au Centre d’études sur l’actuel et le quotidien (CEAQ), où il anime le GReTECH, un groupe de recherche sur la technologie. Il est chargé de cours à l’université Paris-V.



Plus qu’un acte consommatoire, le shopper expérimente un lien, un instant communautaire durant lequel il dilue – ne serait-ce que de manière éphémère – un ennui radical.
Illustration d'Élise Enjalbert



































































































LA TECHNOLOGIE NE FAIT QUE TRADUIRE UN GLISSEMENT DE LA SOCIÉTÉ ET DE SES ASPIRATIONS, IL CONVIENT DE NE PAS ÊTRE TROP FASCINÉS PAR LES OUTILS



















































































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