Stéphane Hugon : « Il se passe aujourd'hui dans la consommation un phénomène qui est étranger à la consommation »
Propos recueillis par
Isabelle Musnik
© DR
« Nous vivons actuellement une période passionnante. Nous venons de traverser quinze ans de doute pour accéder à la certitude d’une transformation profonde de nos cultures et de nos liens sociaux. Le roi est nu. » Depuis des années, Stéphane Hugon examine avec enthousiasme et passion la société dans laquelle nous vivons [...]
 
« Nous vivons actuellement une période passionnante. Nous venons de traverser quinze ans de doute pour accéder à la certitude d’une transformation profonde de nos cultures et de nos liens sociaux. Le roi est nu. » Depuis des années, Stéphane Hugon examine avec enthousiasme et passion la société dans laquelle nous vivons, et tout particulièrement nos habitudes consommatoires. Le travail de ce sociologue français – fan de musique classique et enseignant à Science Po Paris et à l’ENSCI, Invited Professor à l’Escola de Comunicações e Artes de l’Universidade do São Paulo et qui appartient à la tradition de la sociologie de l’imaginaire – porte sur les transformations du lien social et des usages de la technologie sur les marchés européens et asiatiques.

Cet ancien élève du grand sociologue Michel Maffesoli a créé, avec Michaël Dandrieux en 2005, une société de conseil baptisée Eranos, regroupant sociologues, anthropologues, marketeurs, philosophes venus de quatre continents qui mènent des missions aux niveaux stratégiques des organisations. Pourquoi « Eranos » ? Réponse des intéressés : « L’Eranos ( en grec) est un banquet où il n’y a ni hôte ni invité. Tout le monde participe à l’équilibre du dîner. Nous croyons que la meilleure manière de comprendre le monde est d’y prendre part. » Tout est dit.

Stéphane Hugon est l’auteur de nombreux articles (Cairn.info) et de deux ouvrages : « L’Étoffe de l’imaginaire. Design relationnel et technologies » (Lussaud, 2012) et « Circumnavigations. L’imaginaire du voyage dans l’expérience Internet » (CNRS, 2010).



IÑfluencia Comment la consom­mation est-elle en train d’évoluer ?

Stéphane Hugon Nous vivons actuellement une période passionnante. Nous venons de traverser quinze ans de doute pour accéder à la certitude d’une transformation profonde de nos cultures et de nos liens sociaux. Le roi est nu. Et cette situation fait bouger les marques, les expertises et les métiers. Plus que jamais, aujourd’hui, nous entrons dans l’après. Un cycle vient de se terminer et un autre de s’ouvrir. Michel Maffesoli avait parlé de « pseudomorphose ». Il entend par là le phénomène par lequel une énergie, qui s’est longtemps investie dans une expression ou une forme, se déplace pour emprunter un autre canal. Et du coup, pendant un certain temps, par inertie, on ne le voit pas et on vit une sorte d’imposture. Ce que l’on croit être encore de la consommation n’est pourtant plus de la consommation. On continue de parler de besoin, de substantialisme, de choix rationnel… et on sous-estime la puissance de l’immatériel. Le malentendu tient au fait que l’on appelle consommation quelque chose qui est bien au-delà. En fait, il se passe aujourd’hui dans la consommation un phénomène qui est étranger à la consommation. L’expérience de consommer, pour un individu, est débordée par un ensemble d’autres dynamiques, d’autres aspirations, que la société contemporaine en pleine mutation vient alimenter. Pour moi, l’hypothèse est de considérer que l’on a la consommation que l’on mérite. C’est-à-dire que la consommation révèle une transformation des interactions entre les personnes, et elle est devenue, de manière plus marquée encore dans nos sociétés européennes, un indicateur des architectures qui connectent les personnes aux marques, aux espaces – et aux autres personnes également. La magie du digital a rendu possible une consommation sans vitrines, sans linéaires, sans site Web, et avec une relation au désir plus immédiate par le biais de la voix, de la peau, de l’intention, de la suggestion.

Plus que jamais, aujourd’hui, nous entrons dans l’après.



L’acte consommatoire n’est donc plus le même ?

SH C’est exact. L’acte consommatoire est tout sauf léger, mais il est aussi jubilatoire. Michel Maffesoli avait parlé de « consumation », c’est-à-dire de l’abandon d’une simple rationalité et d’une gestion du désir dans le temps long, au profit de la célébration plus collective du présent. À la fin des années 1980, le consommateur devait gérer un budget dans une sorte d’intériorité individuelle. On assiste désormais à une dynamique toute différente, un événement par lequel les gens expérimentent une aventure relationnelle singulière. Pour moi, ceci indique le début d’un deuxième cycle. Entre-temps, de nouveaux paramètres sont arrivés : le digital, le poids de l’Asie… et de nouveaux comportements ont vu le jour. Déconstruire et déconsommer sont devenus obsessionnels. Le concept japonais de la frugalité est en train d’envahir nos sociétés occidentales. C’est le cas par exemple dans le luxe, où apparaît une certaine liturgie qui remplace la seule recherche d’abondance. La consommation, qui a été l’acte par lequel les personnes éprouvent un sentiment d’accomplissement – le pouvoir d’achat comme libido première –, s’est déplacée vers d’autres expressions, d’autres rites.


La consommation ne nous permet donc plus de nous accomplir ?

SH Il existe traditionnellement cinq espaces de construction et d’accomplissement de soi qui apportent un sentiment d’appartenance et de satiété : l’école, l’entreprise en tant que production de valeur, l’entreprise en tant que lieu de contestation, le politique et l’espace du sacré. Or, toutes ces scènes sociales qui apportaient à l’individu des convictions fortes sur son appartenance et son identité se sont érodées. On peut considérer d’une certaine manière que ce sont toutes les expériences de la recherche de sens qui ont eu à souffrir d’un certain étiolement. L’entreprise, dans sa forme post-industrielle, a donné le sentiment de l’essoufflement. Le monde syndical n’a plus la résonance qu’il a eue dans l’après-guerre, et les utopies politiques de gauche ou de droite ont subi cette usure du renoncement à la révolution ou aux promesses radieuses. Le politique paraît parfois dérisoire – et pas seulement pour les moins de 30 ans – alors qu’il a été l’espace de construction de soi et d’accomplissement des utopies durant deux siècles.

Toutes les marques vont chercher une expérience qui se jouait auparavant dans ces espaces qui sont devenus des coquilles vides. La consommation a puisé dans chacun d’entre eux. Elle est apprenante et elle est allée chercher une expérience de la compétence et de la culture.

La magie du digital a rendu possible une consommation sans vitrines, sans linéaires, sans site Web, et avec une relation au désir plus immédiate par le biais de la voix, de la peau, de l’intention, de la suggestion.



Où donc l’acte consommatoire peut-il avoir lieu ?

SH Aujourd’hui, la consom­mation est le lieu d’expression de ces attentes contrariées, elle offre ainsi un espace possible là où on ne l’attendait pas. Dans l’introduction de son ouvrage sur les Structures de la parenté, Claude Lévi-Strauss rappelle que les cycles de transformation sont très lents. Il explique aussi qu’il y a trois lois récurrentes dans les échanges et le commerce. On les retrouve des formes traditionnelles jusque dans leurs acceptions modernes. La première est celle des échanges économiques de biens et de services, c’est la partie la plus visible. La deuxième concerne les échanges de parole, c’est la convivialité. Il faut nécessairement un espace vivant. Sur le fond, c’est l’être-ensemble qui se déploie. La troisième loi est quant à elle la plus discrète ; c’est celle de la rencontre et de l’échange physique, la chair. Si la grande consommation va mal, c’est qu’on ne se parle pas dans les linéaires. Et ce silence est devenu encombrant. L’acte consommatoire n’est plus seulement une décision économique individuelle. La recherche d’expérience du vivre-ensemble ressurgit. Comme produit dérivé d’une socialisation parfois inaccomplie, la consommation se charge d’une dimension relationnelle de compensation.

D’où une première sous-définition de la consommation : la consommation, ce sont les moyens les moins mauvais qu’on se donne pour retrouver le sentiment d’appartenance. Même si ces moyens sont parfois considérés comme un appauvrissement du lien social. Ainsi la consommation est-ce aussi retrouver un rythme, un cycle de vie dans une société devenue lisse. Cette narration collective par la consommation est tout l’enjeu des marques aujourd’hui, qui remettent en œuvre, et en récit, cette trame d’une histoire collective. Les consommateurs retrouvent ainsi une naissance, un accomplissement et une fin par la consommation. Et c’est très rassurant à un moment où les grands acteurs collectifs ont perdu leur pouvoir narratif. D’où une deuxième définition : la consommation, c’est retrouver une structure narrative, avec un début, un milieu et une fin. On revient désormais vers une consommation qui fondamentalement est un récit collectif, un sens du partage avec une linéarité. Tout le monde veut faire de la consommation engagée. Et toute une partie de la consommation va disparaître parce qu’elle n’apporte plus aucun récit collectif.

L’acte consommatoire n’est plus seulement une décision économique individuelle. La recherche d’expérience du vivre-ensemble ressurgit.



Il y a donc un mode « compensatoire » à défaut de consommation…

SH On est globalement dans une diffraction de la consommation. Il n’y a jamais eu une telle ampleur dans la variété des codes consommatoires. Aujourd’hui, c’est un éclatement des expériences : entre une consommation minimale, une autre plus extatique, une autre encore ancrée dans le territorial avec ceux qui veulent retrouver de la tradition, de la temporalité, des expériences partagées, etc. À chaque fois, une modalité du lien à l’autre se fait. La constante est que les consommateurs recherchent une raison d’être à leurs actes, par la consommation qui en devient le véhicule.Ici, la marque devra garantir cette expérience, et se définir comme curateur et substitut aux cinq espaces sociaux que je citais précédemment. Cela va du plus léger au plus profond.


Que deviennent les marques dans ces nouvelles relations ?

SH Autrefois, elles savaient mieux que le consommateur ce qui était bien pour lui. Aujourd’hui, elles doivent lui permettre de vivre une expérience de resynchronisation, et l’aider à se reconnecter avec son territoire, ses communautés, lui offrir des nouveaux gestes qui ne seront plus seulement consommatoires – comme : venez chez moi réparer vos vêtements – et devenir des opérateurs relationnels et des opérateurs de confiance. À partir du moment où la promesse remonte d’un cran, le récit collectif va rentrer dans un espace concurrentiel nouveau qui reste à définir et qui crée de nouvelles opportunités. Tout est à faire, à condition de ne pas sous-estimer la responsabilité relationnelle des marques.
Isabelle Musnik
Directrice de la publication
 
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