Les plus belles conversations sont faites d'errance
Interview de Jean-Claude Carrière
Tout le monde se souvient d'une belle conversation. Le scénariste Jean-Claude Carrière revient pour nous sur certains instants mémorables partagés avec ses amis ou au sein d'autres civilisations autour du monde. Et il livre les ingrédients d'un dialogue réussi.
ILLUSTRATIONS
de Vincent Caut


























La conversation
est un phénomène
de civilisations
















































La conversation
doit aller au
hasard, sinon
c'est un dialogue
IÑfluencia Ma première question : votre plus beau souvenir de conversation, que vous y ayez participé ou qu'elle soit lue, vue, entendue ?

Jean-Claude Carrière Tout mon travail est fait de conversations. Et celui de scénariste est fait de conversations avec des metteurs en scène, donc j'ai de merveilleux souvenirs de Luis Buñuel, de Pierre Etaix, de Milos Forman. De vraies conversations, mais qui mènent à autre chose.

Si j'avais un exemple à citer de conversation pour la conversation, ce serait ce voyage en Inde avec Peter Brook. Je me souviens m'être levé à 6h avec lui, une voiture nous attend avec un chauffeur, nous partons, sans savoir où, nous nous arrêtons en chemin, et, toute la journée, nous parlons. Nous parlons de notre projet, de notre travail, du Mahâbhârata, de l'Inde, et la conversation part dans des directions insoupçonnées parce que le moindre détail de paysage nous arrête. Il y a une noce ? Nous nous arrêtons, nous sommes invités à manger un morceau avec les mariés, et, un peu plus loin, contraste, c'est une ruine déserte qui nous attend. Et la conversation suit toujours, comme ça, avec les incidents du voyage. Alors les belles conversations, pour moi, ce sont des conversations errantes, de vagabondage, obéissant aux accidents du paysage.

Je serais incapable de vous dire de quoi nous avions parlé, Peter Brook et moi, et, à plus forte raison, de le reconstituer. La conversation est faite pour se dissiper.


Et pourtant, vous en écrivez ?

JCC Oui, j'en écris mais justement, elles sont écrites celles-là. La « Conversation avec Jean-Jacques Rousseau » était à la base une proposition de l'éditeur de faire un livre avec un auteur mort, et c'est moi qui ai choisi Rousseau. C'était un exercice difficile parce que je n'avais pas le droit de lui faire dire des choses qu'il n'avait pas écrites. Donc je devais provoquer une conversation avec un spectre, et arriver à lui.

J'ai choisi Rousseau parce que nous étions à peu près en désaccord sur tout. Quelque chose me fascinait chez cet auteur. Et l'été dernier, j'ai passé deux mois et demi avec lui, seuls tous les deux, enfermés à la campagne. J'ai relu plusieurs fois toute son œuvre. Rousseau est un immense écrivain et un énergumène, un extravagant. Ce prolétaire, premier écrivain fils d'ouvrier, autodidacte, avec des idées tout à fait surprenantes pour son temps, a été jeté dans le siècle de la raison et des philosophes. Un personnage amateur en toutes choses, qui a bouleversé la pensée et l'histoire humaine. Parce que le « Contrat social » a bouleversé votre vie, la mienne, celle de gens qui nous entourent. Il a eu cette idée saugrenue de faire du peuple le souverain. En son temps, c'est extraordinaire.


Vous avez beaucoup voyagé. Certaines cultures ou certaines langues sont-elles plus propices à la conversation ?

JCC L'espagnol. Cette langue, par le fait même qu'elle est altisonante, qu'elle sonne fort et haut, vous ouvre davantage. Et je sais que je ne suis pas le même quand je parle espagnol. Je me sens tout à fait dégagé et j'adore parler, d'autant plus à l'heure de la coutume espagnole qu'on appelle la sobre mesa, sur la table. À la fin du repas, on apporte le café, on parle, pendant deux ou trois heures quelquefois. Cette coutume s'apparente à quelque chose d'africain : la palabre, le conciliabule...


Et, pour aller plus loin, dans les cultures de l'Orient ?

JCC Là, j'ai besoin de traduction. Ce que je peux dire néanmoins des Indiens, c'est qu'ils ont développé, au maximum, l'art de la conversation, parce que quel que soit le sujet que l'on traite, d'un moment de la vie quotidienne à la mythologie, il faut explorer ce sujet à fond, aller jusqu'au bout : « étant donné un doigt, qu'est-ce qu'on peut faire avec un doigt ? » L'esprit indien est très analytique. Nous avons souvent constaté, avec Peter [Brook], que les Indiens ne sont jamais aussi heureux que quand ils ont trouvé une question sur laquelle l'esprit peut s'exercer à fond, à plusieurs bien sûr, pour trouver une solution qui est toujours très difficile, et voire même ne pas en trouver. Ce qui compte, c'est l'exercice de l'esprit.

La conversation est un phénomène de civilisations. Chacun la pratique à sa façon et dans l'histoire de l'expression, elle a été probablement la première à exister. Des groupes d'hommes, probablement dès le Paléolithique, se réunissaient pour parler.

Pour les besoins d'un film, j'ai fait plusieurs séjours chez les Indiens amazoniens, en particulier au sein du groupe des Yanomami, qui, à l'époque, dans les années 1980, était découvert depuis quatre ans seulement.

J'ai réussi à passer une petite semaine chez eux, qui vivent au Paléolithique. Il n'y a rien : ni religion, ni art, ni agriculture, ni poterie. Ils sont chasseurs-cueilleurs. J'ai partagé leur vie, je suis allé pêcher avec eux. C'était absolument fascinant et je voulais savoir ce qu'ils faisaient le soir : sous les tropiques, les nuits tombent à 18h et le jour se lève à 6h ; seulement, on ne peut pas dormir pendant douze heures. Tous les soirs, dans la grande maison commune, soixante, soixante-dix personnes se réunissent et parlent. Moi, j'avais mon hamac. Et je les écoutais sans comprendre, dans l'ombre totale, pendant quatre heures, se racontant des choses, parlant d'un groupe à l'autre. De temps en temps, je croyais reconnaître des imitations d'un animal, un oiseau que sais-je. C'était à mi-chemin de l'onomatopée quelquefois, de l'imitation des cris, des bruits d'animaux, et quand même un rapport humain indiscutable, une relation d'homme à femme, de femme à femme et d'homme à homme primordiale. C'était une conversation ininterrompue, chaque soir, de quatre heures. Je crois que cette conversation était l'activité la plus longue que partageait ce groupe d'humains, hommes et femmes confondus.

Je pense que c'est de là que naissent les mythes, les légendes et les contes, qu'apparaissent ce que j'ai appelé « les premiers menteurs », ceux qui racontaient, qui commencent par raconter ce qu'ils ont vu dans la forêt ce jour-là. Mais finalement, le serpent rencontré est transformé en un personnage d'un autre monde, irréel. C'est comme cela peut-être que sont nées les histoires, je ne sais pas. J'ai eu ce privilège inouï dans ma vie de passer cinq ou six nuits à ce contact-là, j'étais absolument émerveillé, je ne comprenais pas un mot, tous les soirs j'attendais que le soleil se couche, pour que me berce cette vraie conversation très paisible.


Quels ingrédients faut-il pour que la conversation prenne son envol ?

JCC La vraie conversation est assez difficile parce qu'elle suppose une présence réelle. Je crois que si on voulait définir la conversation, ce sont des personnes présentes au même endroit qui parlent entre elles, à cet endroit-là, à ce moment-là. Ce n'est ni hier, ni demain, c'est comme au théâtre, hic et nunc, ici et maintenant ? La vraie conversation suppose aussi un certain niveau de sincérité et d'hypocrisie, des choses que l'on dit et d'autres que l'on tait, et une certaine atmosphère, comme ces moments partagés avec Peter Brook, dans une voiture en Inde, avec un chauffeur qui ne nous comprend pas - c'est important : quand on peut dire du mal...

La conversation doit aller au hasard. Sinon, c'est un dialogue, une controverse, une dispute, un interrogatoire. La conversation est une des rares choses qui nous reste, avec une apparence de liberté.
l'interviewé : jean-claude carrière
Scénariste, dramaturge, romancier, chroniqueur : ce conteur d'aujourd'hui, compagnon au long cours de Luis Bunuel et de Peter Brook notamment, est mû par la curiosité et l'amour des voyages. Toute sa vie, il est passé du réel à l'imaginaire.















Les belles
conversations
sont des conversations
errantes 
















































Tous les soirs,
soixante-dix personnes
se réunissent
et parlent
8
JE ME CONNECTE OU M'ABONNE POUR ACCÉDER AUX CONTENUS ×
J'AI UN COMPTE (JE SUIS ABONNÉ.E OU J'AI ACHETÉ CE N°)
E-mail

Mot de Passe


JE SOUHAITE M'ABONNER POUR 1 AN OU ACHETER UN/PLUSIEURS N° SPÉCIFIQUE.S DE LA REVUE

Accédez immédiatement à votre Revue en version digitale. Puis recevez la.les Revue(s) papier par courrier (en cas d'achat ou de souscription à l'offre complète Papier + Digital)

JE ME CONNECTE OU M'ABONNE POUR ACCÉDER AUX CONTENUS ×
J'AI OUBLIÉ MON MOT DE PASSE
E-mail


JE M'ABONNE, ME REABONNE OU COMMANDE UN N° ×
OFFRE PRINT + DIGITALE + AUDIO

JE M'ABONNE

Vous aurez accès aux numéros 37,38,39,40
de la revue papier et leurs versions digitales.
L’abonnement démarre à réception du paiement.
1 an - Envoi en France - 98 €
1 an - Envoi à l'Étranger - 129 €
1 an - Tarif Étudiant - 78 €
JE COMMANDE UN SEUL N°
Numéros encore disponibles en version papier et digitale.
No37 - Le désir - 29 €
No36 - Mobile - 29 €
No35 - Inspirations 2021 - 29 €
No34 - Le Travail - 29 €
No33 - Le Good - 29 €
No32 - Territoires - 29 €
No31 - Art de Ville - 29 €
No30 - Spécial 15 ans - 29 €
No29 - Sport - 29 €
No28 - Femmes engagées - 29 €
No27 - Les jeunes - 29 €
No26 - I.A. - 29 €
No25 - La pub TV - 29 €
No24 - Le Retail - 29 €
No23 - Les Français - 29 €
No22 - Entertainment - 29 €
No21 - Curiosite - 29 €
No20 - Emotion - 29 €
No19 - Transformation - 29 €
No18 - Inspiration - 29 €
No17 - Anthologie - 29 €
No16 - Vivre connecté - 29 €
No15 - Le Shopper - 29 €
No13 - L'Influence - 29 €
No11 - Le Futur - 29 €
No10 - La Ville - 29 €
No9 - Data - 29 €
No5 - Les Médias - 29 €


Hors-série - Conversation - 29 €
Voir +
OFFRE DIGITALE + AUDIO

JE M'ABONNE

Vous aurez accès aux numéros 37,38,39,40
de la revue en version digitale.
1 an - Version digitale - 79 €
JE COMMANDE UN SEUL N°
Numéros disponibles en version digitale uniquement.
No digital 37 - Le désir - 25 €
No digital 36 - Mobile - 25 €
No digital 35 - Inspirations 2021 - 25 €
No digital 34 - Le Travail - 25 €
No digital 33 - Le Good - 25 €
Voir +
Commande avec obligation de paiement

J'accepte les Conditions Générales de Vente
JE CRÉE MON COMPTE
INFORMATION FACTURATION
Nom*

Prénom*

Société

Activité de l'entreprise

Email envoi de facture*


Adresse*

Code Postal*

Ville*

Pays

Tel

Fax



J'AI DÉJÀ UN COMPTE INFLUENCIA

INFORMATION FACTURATION
Nom*

Prénom*

Société

Activité de l'entreprise

Email envoi de facture*


Adresse*

Code Postal*

Ville*

Pays

Tel

Fax



JE CONSULTE GRATUITEMENT LA REVUE ×


Nom*

Prénom*

Email*

Fonction*

Société

Activité de l'entreprise