ILLUSTRATIONS de
pol-Édouard
C'EST DANS CE QUI
N'A L'AIR DE RIEN
QUE LE PLUS
IMPORTANT SE PASSE
Par
Luc Basier
Quand tout change, ce sont les catégories qui se transforment, pas juste ce qu'il y a dedans. Voila pourquoi nous avons à apprendre des théories et des méthodes d'une tradition sociologique américaine qui s'est intéressée à la manière dont les gens produisent la société. Les gens, pas seulement les élites. _


Tout change ?
C'est le moment de changer
le regard que nous portons
sur le changement















Une manière de voir le monde





























Mettre la subjectivité
des acteurs au cœur
de l'interprétation
du changement social















Pour les Interactionnistes,
l'ordre social
est un ordre négocié
que les acteurs sociaux
transforment autant
qu'ils le reproduisent






























Donner aux gens
de nouveaux moyens d'agir















Dans un monde qui change,
toute nouvelle vérité
vient ou passe
par le terrain






























De responsables ou militantes,
les marques deviennent
ainsi participatives
Le monde change. Ce qui est nouveau c'est que personne n'ose plus prétendre qu'il sait dans quelle direction il va. Avant, certains pensaient qu'ils allaient devenir plus rationnels et qu'on allait s'en trouver mieux. D'autres croyaient dur comme fer aux effets positifs de la science et de la technique. D'autres encore étaient convaincus que le sens de l'histoire, c'était que le Prolétariat fasse la Révolution. Et tout le monde était d'accord pour essayer d'arriver le premier sur la Lune. C'était le progrès.

C'est fini… Demain ne sera pas beaucoup mieux. En France personne n'y croit plus. Et c'est insoutenable. En avril 2013, 72% des Français n'estimaient-ils pas que leurs enfants vivraient moins bien qu'eux, par exemple[i].


Alors, où allons-nous ?

Qu'y a-t-il après le progrès ? Comment se représenter l'avenir ?… Il existe plusieurs types de changements : quand tout change, ce sont les catégories elles-mêmes qui changent, pas seulement ce qu'on met dedans. À ne regarder que dans des cases qu'on a préalablement construites, on risque de rater l'essentiel : ce qui s'invente. Quand tout change, c'est le moment de changer le regard qu'on porte sur le changement.


L'école de Chicago

Une tradition sociologique américaine s'est, pour une large part, constituée autour de la notion de changement. Elle est peu connue en France, mais elle a inventé des concepts et des méthodes dont nous pouvons encore nous inspirer.

Flashback. Nous sommes à la fin du XIXe siècle. Le premier département américain de sociologie voit le jour à l'Université de Chicago, dans une période de profonds changements et dans une ville qui est en train de complètement se transformer. Des vagues d'émigrants arrivent de partout et Chicago se développe en accéléré selon un modèle nouveau et inédit, bien différent de celui des villes européennes. Robert Park, William Thomas, Florian Znaniecki et leurs collègues, considèrent la ville qui se réinvente devant eux comme un "laboratoire social", et ils en font leur objet d'étude.


La ville laboratoire social

Pour comprendre ce qui se passe, les sociologues de Chicago sortent de leurs salles de cours. Ils vont sur le terrain à la rencontre des habitants et vivent au milieu d'eux. Ils explorent chaque quartier de la ville et décrivent minutieusement ce qu'ils observent au sein de chacune de ses communautés. Ils empruntent et adaptent au passage les méthodes développées par les ethnologues afin de rendre compte de la manière dont des tribus qui leur étaient totalement étrangères structuraient leurs représentations, classaient leur monde et agissaient en conséquence. Ils ne reconnaissent de légitimité qu'aux Grounded Theories [ii], élaborées et validées sur le terrain. Ils développent ainsi une problématique inspirée de Darwin qu'ils appellent "Écologie Humaine"[iii]. Ils conceptualisent des notions comme celles de "Réseau" ou "d'Éco-Système" social. Ça ne vous rappelle rien ?… Pas mal de concepts inventés par l'Ecole de Chicago vont au XXIe siècle retrouver une nouvelle jeunesse pour rendre compte de l'extension du Web et des profonds changements qu'il apporte.


LES GENS SONT INTELLIGENTS

Un des grands apports de l'École de Chicago aura été de mettre la subjectivité des acteurs au cœur de l'interprétation du changement social. D'autres vont continuer dans cette voie et faire de la manière dont les gens fabriquent la société et la transforment, leur principal objet d'études. On appellera leur école Interactionnisme Symbolique.

Pour les Interactionnistes, l'ordre social est un ordre négocié que les acteurs sociaux transforment autant qu'ils le reproduisent. Ils voient la société comme une dynamique, dans laquelle rien ne va a priori de soi et où rien n'est définitivement figé non plus. Une négociation permanente, au cours de laquelle chacun met en place, dans les situations sociales quotidiennes, des stratégies de représentation de soi complexes, en fonction de l'interprétation qu'il fait de ce que sont et font les autres[iv].

Une approche pour laquelle l'être humain est un être complexe, et où le pékin moyen, c'est à dire vous et moi, fait sans même s'en rendre compte preuve quotidiennement d'une grande intelligence et développe de grandes compétences de communication[v]. Une manière de voir le monde à l'opposé de celle des Behaviouristes et autres Pavloviens. "Les gens construisent le monde en fonction de représentations qu'ils estiment partagées", résume Herbert Blumer dans un texte fondateur[vi].

D'où le nom d'Interactionnisme Symbolique. "Interactionnisme", parce que c'est au sein des interactions quotidiennes entre les gens, et entre les institutions et les gens, que se déroule cette négociation et que se construit la société. "Symbolique", parce que ce qui se joue dans ces interactions et les situations sociales qu'elles produisent, c'est la fabrication du sens. Le sens que l'on donne à ses propres actions et à celles des autres, le sens qui conduit chacun d'entre nous à agir de telle ou telle manière.

Afin de rendre compte de la construction du sens, les Interactionnistes vont inventer des notions comme celle d’étiquetage (labelling : le processus de négociation du statut et de l'identité) ou de carrière (afin de rendre compte des trajectoires individuelles). Ils vont s'intéresser à tout ce qui a l'air d'aller de soi et d'être banal, mais ne l'est pas tant que ça. Aux cadres (Frame) de la perception et de l'expérience. À la manière dont nos perceptions se structurent et sont en cohérence ou se contredisent, parce que c'est dans toutes ces dissonances que résident les espaces de changement. Et comme il n'y a rien de tel, pour comprendre de quoi sont faites les normes, que de s'intéresser à ceux pour lesquels elles ont une importance vitale, la mouvance Interactionniste va aller voir ce qui se passe entre les institutions et les délinquants (Howard.S. Becker), les "fous", ceux qu'on stigmatise, ou les escrocs (Erving Goffman). Elle va aussi travailler avec des transexuels pour comprendre de quoi la notion de sexe est faite (Harold Garfinkel)… Cet intérêt pour tout ce qui a l'air banal, d'une part, et pour les extrêmes, d'autre part, peut encore donner des idées en matière d'études…


IL N'Y A PAS QUE LES ÉLITES QUI FAÇONNENT LE MONDE, LES GENS AUSSI

Mais ce n'est pas tout. Deux idées des Interactionnistes, au moins, sont particulièrement d'actualité pour aider les marques dans l'élaboration de stratégies qui profitent du changement.

La première idée est qu'il n'y a pas que les élites qui façonnent le monde. Les gens aussi. Et donc que dans un monde qui change, toute nouvelle vérité vient ou passe par le terrain. C'est en allant au devant d'eux qu'on peut repérer les nouveaux comportements et les catégories en train de se construire, mettre nos intuitions à l'épreuve du changement et saisir, avant les autres, les opportunités pour nos marques. Aller, par exemple, voir de plus près ce qui se passe du côté de la consommation collaborative ouvre des perspectives sur l'après crise en train de s'inventer. Conçues au départ comme des réponses à des contraintes économiques, on a ainsi l'impression d'entrevoir dans certaines pratiques, les chemins d'un ré-enchantement de la consommation. Peut-être parce qu'elle ne s'adresse pas seulement au consommateur mais fait ouvertement appel à d'autres dimensions de la personne. Parce qu'elle vend tout autant de l'expérience sociale que des services et invente une consommation fondée sur la confiance qui, pour reprendre l'expression de Véronique Varlin[vii], fait passer la consommation "du bien au lien". Go, get your pants dirty in Real research, demandait Park à ses étudiants. Stanley Pollitt[viii] parlait un peu de la même chose lorsqu'il recherchait des expert in research, without the backroom mentality pour inventer le planning stratégique.


Pas de frontière infranchissable entre commercial et sociétal

La seconde idée est que les interactions avec les marques s'intègrent dans le champ plus vaste des interactions sociales. Il n'y a jamais de frontière infranchissable entre commercial et sociétal : on peut toujours changer de terrain. Les marques qui l'ont compris et ont construit avec leurs audiences un collectif autour de dimensions qui ne sont pas strictement commerciales en ont souvent tiré avantage.

Pensez à la Fnac, il y a bien longtemps ("Agitateur depuis 1954") ou à E. Leclerc, quant il était militant. Aujourd'hui que le changement s'accélère, ces marques sont de plus en plus nombreuses. Rappelez-vous du film "Chipotle", primé à Cannes en 2012, dans lequel la marque se rapproche de ses consommateurs grâce à un mea culpa bien senti et à la remise en cause du profit à tout prix. Voyez la stratégie de Système U, Grand Prix Effie 2012 pour avoir redéfini avec le succès que l'on sait, son métier de distributeur : "le commerce qui profite à tous", qu'on soit consommateur, producteur, habitant, citoyen ou distributeur...

Voyez le succès du Made in France, ou celui du site Made Collection, en Amérique, qui parvient à vendre des gadgets hors de prix aux "bobos" de Boulders et d'ailleurs, grâce à un splendide storytelling sur l'objet américain et les travailleurs également américains qui le fabriquent.

Regardez Mc Donalds, champion de la cohérence et de la constance dans le domaine du mélange des champs, Prix Effie 2012 pour sa communication Happy Meal. La marque a fait du re-packaging de son offre "fruits" le fer de lance de sa communication corporate. Comment ? En changeant son offre, en faisant de la promotion, en faisant de la communication commerciale, en s'associant avec l'AFPA. Sans aucune communication corporate au sens habituel du terme… Les frontières, définies par les communicants, entre communication commerciale et corporate sont plus poreuses que jamais. Même si nous pouvons avoir intérêt à les conserver étanches.


ON NE SAIT PAS OU ON VA, MAIS ON Y VA ENSEMBLE

Les frontières entre commercial et corporate deviennent d'autant plus poreuses, qu'avec le digital, les frontières entre communication et action s'estompent. De plus en plus souvent la communication permet de donner aux gens de nouveaux moyens pour agir. Ces actions de leurs clients devenant à leur tour des preuves de l'implication sociale des marques. De responsables ou militantes, elles deviennent ainsi participatives. Patagonia aux USA, Innocent en Grande Bretagne en furent les précurseurs. Aujourd'hui, IKEA, Leroy-Merlin ou Intermarché mettent à disposition de leurs clients les outils du co-voiturage, tandis qu'American Express crée aux USA la journée du petit commerce. En Grande-Bretagne, Marks & Spencer renoue avec ses racines en organisant le Schwopping, recyclage amusant des vieux vêtements. Avec un leitmotiv : ethics can go hand in hand with successful business. Probablement un succès, au vu de la vitesse à laquelle ses concurrents le copient. La boucle est bouclée : on ne sait pas où on va, mais on y va ensemble. Les marques sont ce qu'elles font, pas juste ce qu'elles disent. Et il est intéressant de constater que de plus en plus d'entre elles deviennent ouvertement, dans le champ sociétal aussi, des acteurs du changement.

[i] 72% des Français (et 51% des Européens) estiment que leurs enfants vivront moins bien qu'eux, 11% mieux, 17% aussi bien. Sondage Ipsos, avril 2013. [ii] Barney G. Glaser et Anselm Strauss, 1967 : The Discovery of Grounded Theory, Strategy for Qualitative Research. Aldine. [iii] "Human Ecology", traduit en Français par Écologie Urbaine (!).Pour en savoir plus, Ulf Hannerz, 1980 : Explorer la ville. Traduction Française d'Isaac Joseph. Editions de Minuit. [iv] Anselm Strauss, Miroirs et masques, 1992, éditions Métailié. [v] Dell H. Hymes, 1973, Toward Linguistic Competence, Vers la compétence de communication, Hatier, 1984. Ou les travaux de William Labov sur les insultes rituelles dans les ghettos noir des États Unis. [vi] Herbert Blumer, 1969, The Methodological Position of Symbolic Interactionism. [vii] Merci à Véronique Varlin, ainsi qu'aux Mardis du Luxembourg, du travail fait ensemble sur ce sujet.[viii] Stanley Pollitt : un des deux inventeurs anglais du Planning Stratégique et le "P" de BMP, agence anglaise longtemp la plus primée à Cannes et aux IPA awards. L'autre inventeur fut Stephen King (JWT Londres). Lire Pollitt on Planning, 2000, Admap.
Luc Basier
S'intéresse à la manière dont les gens construisent le monde, et dont les marques interagissent. À travers l'anthropologie urbaine puis au cours de 23 ans de plan- ning stratégique (Publicis, DDB, BMP Londres, Leagas Delaney, EuroRScG c&o....) linkedin.com/in/lucbasier
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