18 février 2020

Temps de lecture : 4 min

Le digital peut-il changer le monde ?

Il se définit lui-même comme un « entrepreneur du numérique repenti » et comme un « éternel apprenti ». Alexandre Mézard a crée l'application mobile Poi dont l’objectif était de faire comprendre de manière ludique l’intérêt des gestes responsables. Il a choisi de quitter sa start-up pour préparer une thèse et étudier les sources de dissonance de la notion d’impact dans les services numérique afin, espère t-il, de trouver des solutions pour proposer un vrai numérique responsable

Il se définit lui-même comme un « entrepreneur du numérique repenti » et comme un « éternel apprenti ». Alexandre Mézard a crée l’application mobile Poi dont l’objectif était de faire comprendre de manière ludique l’intérêt des gestes responsables. Il a choisi de quitter sa start-up pour préparer une thèse et étudier les sources de dissonance de la notion d’impact dans les services numérique afin, espère t-il, de trouver des solutions pour proposer un vrai numérique responsable

IN : De plus en plus d’applications nous promettent de nous maintenir en bonne santé voire même de sauver la planète en évitant le gaspillage ou en luttant contre les inégalités. Ces services sont-ils réellement efficaces ?

Alexandre Mézard : Le spécialiste des addictions, Michael Stora, appelle le smartphone le « doudou sans fil ». Il nous facilite l’existence jusqu’au moindre détail et en temps réel. Et désormais il veut nous aider à améliorer nos comportements et à nous transformer en acteurs responsables afin de résoudre les défis environnementaux. On voit arriver sur le devant de la scène un grand nombre de solutions digitales pour améliorer nos modes de vie. Ces solutions ne le font plus uniquement pour notre bien-être personnel mais revendiquent une responsabilité sociale et environnementale. On les appelle les services numériques à impact. Nos smartphones seraient donc la nouvelle lanterne d’Aladin qui résoudra la crise climatique et ses collatéraux. Tout pourrait aller pour le mieux dans le meilleur des mondes si des lanceurs d’alerte comme le neuroscientifique Michel Desmurget ou le théoricien Yves Citton ne nous mettaient en garde contre l’assistanat généralisé et l’ère de l’impatience.

IN : Qu’entendez-vous par là ?

A.M : Les services numériques à impact nous déresponsabilisent tout en faisant porter sur chacun d’entre nous la responsabilité de la résolution des grands enjeux collectifs. Ces solutions digitales habitent notre quotidien : la manière dont on se déplace, dont on mange, dont on s’habille, dont on se chauffe et dont on vient en aide aux populations fragiles. Elles fonctionnent comme des assistants personnels de comportements responsables. Elles nous font croire qu’en changeant nos modes de mode de vie individuels nous apporterons la solution à la crise écologique et sociale que nous traversons.

IN : Quel mal y-a-t-il à cela ?

A.M : Ces solutions nous accusent, pour simplifier, d’être responsables de la situation actuelle. Mais si on se sait coupable, a-t-on envie de se défendre et d’agir ? En nous assistant en permanence, ces services ne mettent-ils pas des oeillères à notre esprit critique ? Ne nous déresponsabilisent-ils pas quant aux causes profondes et globales de cette crise ? Ne devraient-ils pas plutôt encourager la création d’un débat au lieu de nous lancer des injonctions à agir ?

IN : Vous critiquez également le côté « addictif » des applications « responsables »…

A.M : Les services numériques à impact utilisent les mêmes mécaniques que ceux qui ont crée les excès qu’ils combattent. Aujourd’hui, nous vivons dans une société numérique ludique : challenge, jauges et points de progression, badges de succès, partage automatisé de ses prouesses… Ces composantes apparemment anodines de la plupart des applications mobiles ont d’importants effets cognitifs. Accumuler immédiatement des points ou des récompenses développe dans notre cerveau un réflexe hautement addictif. En remportant des points, je rejoins les leaders de ma communauté d’utilisateurs et je deviens un partenaire attractif. Ca ne vous rappelle pas les modes de sélection des individus alpha chez les primates ça ? Dans la même veine, on me propose des « micro-objectifs » que je peux facilement atteindre pour me mettre le pied à l’étrier en douceur. Un scroll, un clic et déjà on me félicite ! Ces messages me convainquent que je suis un acteur responsable dans la vraie vie alors que je n’ai rien fait de réel. Combien de personnes qui rejoignent une communauté qui cherche à venir en aide aux sans-abris accueillent réellement un mal-logé à leur domicile ?

IN : Ces dérives ont-elles un nom ?

A.M : On parle d’effet rebond. L’effet rebond décrit l’effet de surconsommation générée par la réduction des limites apportées par une innovation. Si j’utilise une app luttant contre le gaspillage alimentaire qui me propose d’acheter pour moins cher des invendus, je suis persuadé à juste titre de faire une bonne action. Sauf qu’en faisant ça, je ne réduis pas ma consommation mais je la légitime et par là-même je légitime le fait que nous produisons beaucoup trop de nourriture tout en la répartissant de manière extrêmement inégale sur le globe. On ne doit pas oublier que derrière les comportements responsables, il y a forcément une dimension de sobriété, de frein à la consommation et la plupart de ces services numériques à impact nous poussent à leur utilisation, ce qui est en soi une contradiction.

IN : Est-il donc impossible de contribuer à l’amélioration de notre planète en utilisant des solutions numériques ?

A.M : Bien sûr que si… Ce numérique vraiment responsable existe, il frémit partout. Pour s’en rendre compte, il suffit de regarder ailleurs. Ailleurs cela veut dire à l’opposé de là où on vous dit que cela se passe. On regarde souvent où ça brille et on oublie de regarder où ça sert. Si on vous dit « vois la Silicon valley », allez plutôt en Creuse où des tiers-lieux dédiés au numérique retissent le lien social délité… Si on vous dit « passe à la Station F », prenez un vol pour le Mali où le numérique sert à revivifier les traditions et la culture locale… Si on vous répète « regarde les licornes », lorgnez du côté des low-tech et si on vous rebat les oreilles avec la start-up nation, souvenez-vous d’Haïti et de l’élan populaire de soutien sur les réseaux après le séisme de 2010. Nous pouvons être optimistes quant au futur de notre utilisation du digital comme nous pouvons sans doute l’être quant au devenir de l’humanité. Mais nous devons rester vigilants et lucides afin de maîtriser nos penchants naturels. Il faut s’assurer que les solutions numériques voulant changer le monde tout de suite ne soient pas au final un miroir aux alouettes nous empêchant de l’améliorer pour de bon.

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