7 novembre 2018

Temps de lecture : 6 min

« Je résiste à l’idée que la communication bourre le crâne »

L’agence W fête ses 20 ans. Une collaboration entre talents créatifs qui dure et illustré par un livre/objet conçu pour l’occasion. 287 pages d’échanges et de revendications pour explorer la publicité et délivrer un message fort de passion et d’ambition. Un ouvrage visionnaire, à l’image de son agence. Rencontre avec un de ses fondateurs.

L’agence W fête ses 20 ans. Une collaboration entre talents créatifs qui dure et illustré par un livre/objet conçu pour l’occasion. 287 pages d’échanges et de revendications pour explorer la publicité et délivrer un message fort de passion et d’ambition. Un ouvrage visionnaire, à l’image de son agence. Rencontre avec un de ses fondateurs.

Intitulé « Dess[e]ins croisés », cet ouvrage retrace l’histoire d’une collaboration longue de 20 ans. Une ode à l’agence W et ses talents mais aussi et surtout au métier de designer et de publicitaire sous toutes ses coutures, de la passion à l’engagement. Pas de lecture linéaire ou de plan imposé pour ce livre-objet qui peut être lu au hasard des pages ou de Z à A. Les textes ont été écrits par Gilles Deléris et Denis Gancel, les deux fondateurs de W. Chroniques, analyses, coups de gueule parfois, convictions toujours, on y découvre images, formes, illustrations en dialogue constant avec les textes dans une volonté d’interdépendance perpétuelle pour mettre en avant une vision bien particulière du monde de la pub et de la richesse de ses métiers.

Des regards, du caractère, des idées, et des conversations croisées, qui transpirent l’ambition commune d’une créativité libérée d’un ordre moral parfois cloisonnant. Cette oeuvre célèbre 20 ans d’existence, mais sert aussi de point de départ des 20 prochaines à venir. Un moyen pour l’agence de donner vie à sa signature « Stratégie et Création », et d’honorer sa nouvelle identité graphique : un jaune pur et une nouvelle typo, à découvrir au fil des mots. Distribuée à partir de ce vendredi 9 novembre en librairies et sur fnac.com, cette oeuvre charme la rédaction qui a rencontré Gilles Deleris.

IN : comment l’idée d’une nouvelle typographie pour les 20 ans de l’agence vous est-elle venue et pourquoi ce détail est-il clé ?

Gilles Deléris : indépendamment de la conception du livre, nous sommes de grands utilisateurs de typo. Cest un marqueur implicite extrêmement puissant pour les marques. Il nous a semblé tout à fait pertinent de créer une « font » propriétaire de l’agence pour ses 20 ans. La typo que nous avons donc créée, la « tW20ty » fait partie de la famille des « grotesques », un mouvement né avec le Bauhaus au 20ème siècle, quand il a fallu donner une forme aux industries naissantes et faire évoluer une tradition typographique avec des patins par exemple. En plein dans un basculement vers la modernité, les designers de l’époque ont aussi voulu débarrasser les lettres de tout atout « décoratifs » (Arial, Helvetica etc). Ce changement majeur a marqué profondément l’esthétique des marques.

Et pour la mettre en avant sous toutes ses formes, le livre révèle en quelque sorte le spécimen de la typographie. Les passionnés trouveront trois doubles pages pour en expliquer les choix.  Nous y proposons un abécédaire de marques qui utilisent toutes ces caractères « grotesques ». Certaines comptent parmi nos clients. C’est avec Marc Rouault, dessinateur de caractères de W, passionné et talentueux, que nous avons pu réaliser la « tW20ty ». Je voudrais également saluer Laurent Barbarand et Étienne Philippe avec qui nous avons conçu l’ensemble de l’ouvrage. Nous nous sommes bien amusés.

IN : cette oeuvre est-elle un livre ou un objet d’art ?

G.D. : 80% des textes proposés dans cet ouvrage ont déjà été publiés en chroniques et/ou tribunes dans différents médias. Nous avons sélectionné ce qui nous paraissait le plus pertinent. Nous avons souhaité ajouter à ces écrits une dimension créative et iconique pour que l’image et le texte dialoguent en permanence, sans fausses hierarchies entre le fond et son expression. Ce livre est donc le reflet de cette confrontation quotidienne de force symbolique des images avec la puissance des mots. Une volonté qui transparaissait d’ailleurs déjà dans « Ecce Logo » que nous avions publié il y a quelques années chez Loco, notre éditeur.

IN : et ce code barre en quatrième de couverture ?

G.D. : un code barre qui cache une citation de Joseph Beuys que j’adore : « Art can break your heart but kitsch can make you rich ». Elle illustre toute l’ambiguïté de nos métiers : à la lisière de l’artistique et du commercial. Selon l’intention, on peut tirer notre job vers le sens, l’exigence, l’esthétique ou bien se repaitre dans la facilité, le kitsch et s’en servir pour amasser l’oseille : d’où le code barre.

IN : « la com de vaut pas cher en France » : le monde digital continue-t-il selon-vous à creuser ce sillon ou fait-on juste différemment ?

G.D. : chaque médaille a son revers. Le débat sur la valeur de la communication traverse nos métiers depuis 20-25 ans, avec de bonnes et mauvaises raisons à l’appui. La publicité a roulé sur l’or pendant 30 ans, de 1950 à 1990. Puis la loi Sapin est arrivée, avec la montée en puissance des acheteurs, payés à faire baisser les coups des prestataires. Or, nous ne disposons d’aucun effet de levier, de gestion du stock, de machines comme les industriels mais seulement de matière grise. Et pour valoriser un temps passé, il faut de la rémunération. Avec l’irruption du digital, avec l’impact psychologique de l’économie du gratuit, avec la multiplication exponentielle des prestataires, avec la transformation des médias, les modèles économiques traditionnels ne tiennent plus. Tout cela démonétise la communication qui n’a d’autre alternative que sa matière grise pour se réinventer. Seulement, sans suffisamment de moyens, le risque est de voir partir les jeunes talents chez les Gafam. Nous avons pourtant la chance d’exercer des métiers formidables, passionnants, créatifs. Nous sommes entourés de talents, nous avons à traiter de sujets importants. C’est cela qui doit être mis en avant. Les communicants sont les meilleurs alliés des marques, et génèrent d’ailleurs plus de 500 000 emplois en France, c’est un secteur économique à soutenir.

IN : à qui s’adresse donc cet objet qui questionne pour engager ?

G.D. : Denis et moi écrivons beaucoup parce que nous enseignons : nous nous interrogeons sur nos chemins de pensée, ce vers quoi nous tendons, et donc beaucoup de choses nous interpellent. Nous ne pouvons pas être hermétiques aux critiques faites à notre environnement et nous sommes très attachés à répondre à celles-ci.

À travers cet ouvrage, nous nous adressons à celles et ceux que le fait culturel de la communication intéresse, aux jeunes et aux futurs professionnels, mais aussi à des gens qui ne sont pas fondamentalement concernés par le sujet. J’espère que le format pourra les séduire. C’est une façon d’engager une conversation avec des publics plus ou moins proches. Nous n’avons “ciblé” personne en particulier. Du reste, c’est un mot que je déteste et qui donne une bonne idée de la façon dont le marketing a pendant des décennies envisagé la publicité, à grands coups de fusil dans la cible…Chez W, nous parlons de « public ». On y entend : respect, conversation, engagement, relation, écoute, et donc un renversement d’une communication descendante à ascendante pour apporter une réponse pertinente et impactante. Le but étant de lever les irritants sur les conversations pour alerter les clients, et apporter des réponses produits ou services.

IN : si on ne devait retenir qu’une seule idée de ces 287 pages, quelle serait-elle ?

G.D. : sûrement cette idée de la transformation du regard porté sur la publicité et des changements sociétaux qui affectent la création publicitaire. De 1960 à 1990, la publicité accompagne alors un mouvement sociétal de libération globale (mai 68, libération sexuelle, contraception) : une libération des messages avec des idées très audacieuses. 1981, « Demain j’enlève le bas » : un concept absolument génialissime qui serait très mal reçu aujourd’hui, comme la plupart des clichés de Guy Bourdin, d’Helmut Newton ou de Jean-Paul Goude (on pense notamment à Grace Jones, nue et rugissante, enfermée dans une cage). Cette iconographie de la libération est aujourd’hui perçue comme celle d’une aliénation. C’est parfaitement légitime et l’époque nous oblige à reprogrammer nos logiciels.

En 2018, quand on filme une scène publicitaire avec un petit déjeuner, il faut qu’il y ait des fruits, des laitages, et pas trop de matières grasses : tout est sous contrôle. Le script doit être didactique, et l’impertinence, le décadrage deviennent compliqués. On fait donc face à une législation globale pavée de bonnes intentions mais créativement infernale. À cela s’ajoute aussi l’ordre moral (droits des femmes par exemple). La communication est l’alliée libéraliste de ces mouvements sociétaux donc c’est très compliqué. Mais à cela s’ajoute le retour d’un ordre moral illustré par des censures imbéciles. Je pense en particulier à Facebook qui censure « La Vénus de Willendorf » ou « L’origine du Monde » de Courbet. La publicité est un système de représentation dont l’une des premières obligations consiste à épouser les codes acceptables du moment. Si l’extrême-droitisation du monde se poursuit, comme au Brésil, en Pologne, en Hongrie ou en Italie, si les valeurs humanistes s’effacent au profit des peurs étroites et des remises en cause de libertés acquises, nous nous trouverions dans une drôle de situation. Le métier perdrait de son charme et de sa jolie liberté.

Si une idée traverse ce livre, c’est donc sûrement une logique émancipatrice. Nous résistons à l’idée commune que la communication bourre le crâne. Nous pensons qu’elle doit faire appel à l’intelligence et à la sensibilité, qu’elle est un instrument de liberté. C’est ce à quoi nous nous attachons avec Denis.

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