25 juillet 2017

Temps de lecture : 3 min

Olga, Marie-Thérèse et les autres

Je savais peindre. Mais je n’avais pas cette chose qu’ont certains peintres et qui rendent les autres si tristes d’en être démunis. J’étais assez doué, mais je n’avais pas le talent de rendre la vie sur un morceau de toile. Alors, j’ai cherché à influencer mon destin.

Je savais peindre. Mais je n’avais pas cette chose qu’ont certains peintres et qui rendent les autres si tristes d’en être démunis. J’étais assez doué, mais je n’avais pas le talent de rendre la vie sur un morceau de toile. Alors, j’ai cherché à influencer mon destin.

Toute mon existence fut celle d’un autre. Aujourd’hui, fatigué, les mains déformées par l’arthrose, à l’aube de l’éternité, je reconnais m’être fourvoyé, influencé par un génie. J’ai peint comme lui, j’ai décalqué sa palette de couleurs et, pendant que j’y étais, j’ai singé ses formes.

Olga

Je me souviens du jour où j’entendis son nom pour la première fois rue des Abbesses. Je l’ai suivie et lui ai demandé de poser pour moi. Olga s’est retrouvée assise sur un fauteuil, dans un coin de l’atelier, enveloppée d’une odeur d’huile de lin et de térébenthine. Elle frappait à la porte chaque soir après le travail pour reprendre la pose. Nous nous sommes fiancés quelques mois plus tard, sans réfléchir, par passion et par jeu.

Elle avait ce même visage classique, triste et parfois désabusé qu’ont les Slaves et que l’on retrouve dans les peintures représentant les grandes bourgeoises de Ingres. Olga n’était pas ukrainienne, mais russe. Qu’importe, elle s’appelait Olga. Je peignais sous l’influence de mon maître, les livres grands ouverts à la recherche de son geste.

Marie-Thérèse

Marie-Thérèse fut l’autre femme qui compta dans ma vie. Cette fois, j’étais éperdument amoureux. Elle était boulangère rue Lepic, belle et naïve. Nous nous retrouvions en cachette dans les parcs ou chez elle. Jusqu’au jour où Olga dévasta mon atelier et lacéra les toiles avec un couteau de cuisine. Sa jalousie mit un terme à notre histoire, et jamais plus je ne l’ai croisée dans le quartier. Marie-Thérèse, sublime et jeune, fut ma maîtresse et modèle durant six jolis mois. C’est elle qui remporta un jour ses affaires après avoir expliqué dans une longue lettre que son fantasme était assouvi.

Françoise

Il n’y a jamais eu de Dora pour me consoler. Par chance, à cette époque-là, Françoise était un prénom bien en vogue. Nous avions fait connaissance à ces cours de peinture que je donnais tous les jeudis soir à l’atelier pour m’aider à financer les tubes de couleurs et les châssis trop chers. Nous parlions peinture, mais aussi de ce mouvement appelé art conceptuel que nous ne comprenions pas. Peu à peu, notre idylle prit une autre tournure. La peinture sortit de sa vie et moi avec. Fidèles, les ouvrages sur mon maître se répandaient sur le parquet, les pages tachées par l’empreinte jaune, rose, bleu ou ocre de mes doigts. Les livres étaient comme des miroirs sans tain dans lesquels j’essayais de me reconnaître. Mais c’était toujours lui qui revenait comme une bulle d’air pressée de remonter à la surface. Cette lutte avec le Minotaure m’épuisait.

Jacqueline

J’ai passé le restant de ma vie à séduire toutes les Jacqueline que le hasard mettait sur mon chemin. Chaque fois que je rencontrais une femme, c’était pour lui demander son prénom. Mais les Catherine, Valérie et autres Sylvie avaient détrôné ma Jacqueline. Même des années plus tard à la maison de retraite, je continue d’espérer. Elles ont disparu, tout comme Olga, Marie-Thérèse et Françoise. Était-ce sa façon de m’infliger une punition pour avoir tant plagié sa vie ? Lui qui fut trahi par ses fréquentes visites au Louvre. Lui qui fut influencé par Ingres, Delacroix ou l’art primitif. Lui qui s’en allait dès qu’il se sentait copié. J’ai cherché sans cesse ce que mon démon avait trouvé auprès de ses muses, qui ont su guider son existence. Je l’ai envié tout entier, jusqu’à son talent d’avoir su trouver Jacqueline. Entrez, Jacqueline, asseyez-vous sur le bord du lit. Elle choisit de se mettre par terre sans dire un mot. Sa robe rayée de jaune enveloppe ses genoux. Le carrelage froid fait s’agiter ses pieds nus. On a l’impression que ses orteils jouent du piano. Relevez ce menton et ne me regardez pas, je vais vous peindre telle que vous êtes. Douce et brune. J’attrape un pinceau imaginaire, regarde la carte postale de Jacqueline aux mains croisées punaisée sur le mur près du lit. Debout, je scrute le sol et commence à esquisser sur une toile invisible les traits de celle avec qui je dormirai ce soir.

Illustration : Arthur Poitevin

Article extrait de la revue n°13, L’influence

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