29 mars 2024

Temps de lecture : 7 min

Jean Garrigues : « L’hyper-individualisme de nos sociétés fait qu’il est compliqué de rêver ensemble »

Jean Garrigues est spécialiste d’histoire politique et historien de la République française, ou plutôt des Républiques françaises. Un Homme heureux – bien que le terme n’apparaisse pas dans les textes officiels, on parle de droit naturel, de citoyenneté, de liberté… – comment se définit-il ? En remontant le fil de près de deux siècles et demi de vie républicaine, Jean Garrigues part à sa recherche. Le politique peut-il produire du bonheur, une forme heureuse de vivre-ensemble ?

INfluencia Dans votre dernier ouvrage Jours heureux. Quand les Français rêvaient ensemble*, vous vous arrêtez en 1998. Voulez-vous signifier qu’après cette date il n’y a plus eu de moments où les Français rêvaient ensemble ? 

Jean Garrigues En effet, depuis 1998, je n’ai pas constaté de moment de communion positive ou d’enthousiasme collectif tourné vers le futur. Au lendemain de l’attentat de Charlie Hebdo le 7 janvier 2015, par exemple, nous avons assisté à un phénomène d’identification collective et de resserrement sur ce qui fait nos valeurs et nos points communs. Mais cela s’est fait dans le deuil et non dans une prospective. Aujourd’hui, dans notre société, il est devenu très difficile de trouver un projet commun. Les éléments d’identité ou de communauté de solidarité se font beaucoup plus dans la nostalgie du passé ou dans la déploration de ce qui nous arrive. Et certains instrumentalisent cette nostalgie du passé pour considérer que nous sommes dans une société du chaos, du déclin. Par ailleurs, un certain nombre de valeurs de notre histoire républicaine qui restent importantes dans le débat public sont de moins en moins partagées par les citoyens. Il y a une certaine difficulté à vivre ensemble comme des citoyens faisant partie d’un même ensemble, qui est la République, du fait d’un repli sur les communautés et sur l’individu.

La difficulté à vivre ensemble tient à la mondialisation : nous avons l’impression que ce qui se construit aujourd’hui ne l’est plus à l’échelle d’une nation et d’une république.

IN Comment en sommes-nous arrivés à cette difficulté de vivre ensemble ? 

JG Elle est liée à une infinité de facteurs. La mondialisation en est un des vecteurs majeurs, car nous avons l’impression que ce qui se construit aujourd’hui ne l’est plus à l’échelle d’une nation et d’une république. Cela dépasse la nation française. Nous constatons que la marge de manœuvre de ceux qui gouvernent s’est beaucoup réduite par rapport à l’époque du général de Gaulle et dépend de cette mondialisation, et des conséquences des événements qui se passent à l’étranger. Il faut voir de quelle manière la guerre en Ukraine a impacté nos économies, notre pouvoir d’achat, notre vie sociale, etc. Il y a ce sentiment qu’il y a à la fois une déprise sur notre avenir commun et une culture de l’hyper-individualisme qui s’est développée dans toutes les sociétés démocratiques.

Une société civile et républicaine n’existe que par l’acceptation de règles et valeurs communes, et une « forme de soumission » à ces valeurs communes. Et là nous constatons que c’est en train de se disloquer.

IN À quoi est due cette culture de l’hyper-individualisme ? 

JG Là encore de nombreux facteurs, parmi lesquels la faillite historique et idéologique des régimes socialistes et communistes au sens large – qui ne font plus rêver – et la soumission à un idéal de la libre entreprise et de la concurrence sauvage – ce que nous appelons le capitalisme. Cet hyper-individualisme vient de cette victoire idéologique du libéralisme économique mais également d’une culture héritée notamment des années 1960, celle de l’individu roi et de la liberté individuelle qui s’est substituée peu à peu à l’intérêt collectif. Le culte de la liberté individuelle avec la suprématie du libéralisme économique et de la société de consommation a fait que l’intérêt individuel est devenu la seule règle au détriment du collectif. Néanmoins, c’est aussi ce qui nous sépare des régimes totalitaires ou autoritaires qui imposent une forme de collectivisme par la force. Une société civile et républicaine n’existe que par l’acceptation de règles et valeurs communes, et une « forme de soumission » à ces valeurs communes. Et là nous constatons que c’est en train de se disloquer, et dès le plus jeune âge, à l’école.

Une forme de consumérisme politique qui fait partie de cette dislocation du tissu citoyen, c’est-à-dire la difficulté à penser un avenir en commun.

IN Quels sont les grands moments qui ont marqué l’histoire de notre nation ces vingt dernières années ? 

JG Il y en a eu plusieurs, mais ce qui me vient d’abord à l’esprit est le choc des attentats du 11 septembre 2001 à New York. Outre le fait de révéler la dangerosité de l’islamisme, il a d’abord généré une forme de traumatisme et d’angoisse dans les populations, en tout cas dans les démocraties, et marqué le début des sociétés anxiogènes qui sont les nôtres. Ensuite, nous pourrions évoquer la succession d’attentats, de crimes terroristes islamistes qu’ont été Charlie Hebdo et le Bataclan en 2015, et plus récemment les meurtres de Samuel Paty et Dominique Bernard. Ces événements se situent dans une forme de prolongement de ce qui s’est passé en 2001, avec l’irruption et l’installation d’une brutalité sanguinaire dans nos sociétés. Quelque chose a bouleversé notre manière de vivre et une certaine sérénité dans nos sociétés.

Il y a une sorte de schizophrénie française entre à la fois une recherche de figure d’autorité et, en même temps unun désir de démocratie horizontale, de participation et de contre-pouvoir en permanence.

La pandémie du Covid fut ensuite extrêmement anxiogène, et a fait repenser les façons de vivre et de se côtoyer. Outre l’effet traumatique et mortifère, elle a eu pour effet un repli sur soi. Le phénomène du télétravail en est une illustration, car il contribue malgré tout aussi à une dislocation du tissu social. Sur un terrain plus politique, plusieurs événements dont le référendum sur le projet de Constitution européenne du 29 mai 2005 ont été majeurs. Il a été rejeté par les Français à 54,68%, alors qu’une majorité de la classe politique et médiatique y était favorable. Cela a été le signe d’un divorce entre les Français et les élites politiques qui n’a fait que se renforcer. Ce rejet s’est exprimé notamment dans les urnes par une abstention qui n’a cessé de grandir et le repli vers des mouvements protestataires  – d’un côté le Rassemblement national et de l’autre La France insoumise – mais aussi par une violence de plus en plus forte à l’encontre des élus. Quelque chose s’est également joué avec le mouvement des Gilets jaunes, une révolte de catégories déclassées de la population qui se sentaient oubliées et méprisées contre les élites notamment parisiennes. Au fil des années, le pacte de confiance envers les élites politiques et les représentants du peuple s’est peu à peu disloqué. Cette forme de consumérisme politique fait partie de cette dislocation du tissu citoyen, c’est-à-dire la difficulté à penser un avenir en commun.

 

IN Nos institutions sont-elles en danger ? 

JG Je ne pense pas, car une majorité de nos compatriotes reste attachée aux institutions de la Ve République – y compris à l’élection présidentielle au suffrage universel – tout simplement parce qu’elles sont suffisamment fluides et souples pour permettre des configurations diverses et notamment des formes de cohabitation qui coïncident avec l’état d’esprit des Français. Il y a une sorte de schizophrénie française – ce que je montre dans mes ouvrages, entre à la fois une recherche de figure d’autorité, ce que j’appelle des hommes providentiels de Napoléon jusqu’à de Gaulle, puis Sarkozy ou Macron qui ont incarné ce type de figure – et en même temps un désir de démocratie horizontale, de participation et de contre-pouvoir en permanence. C’est ce qu’a montré le mouvement des Gilets jaunes qui revendiquait un référendum d’initiative citoyenne. Ces institutions de la Ve République permettent ainsi d’agréger ces deux orientations. Il faudrait néanmoins associer de plus en plus les citoyens à la décision politique, c’est-à-dire mieux inclure la démocratie participative à notre système de démocratie représentative.

Redonner plus de souffle à la démocratie locale serait un moyen de ressouder ce qui peut faire nation commune

IN L’avenir n’est-il pas à construire en s’appuyant sur les pouvoirs et les acteurs locaux ? 

JG Je montre dans mon livre que la grande Fête de la Fédération du 14 juillet 1790 est partie du local. Ce sont des Français qui se sont réunis à l’échelle des communes puis des provinces pour constituer des gardes nationales, puis sont montés à Paris pour célébrer l’unité de la nation. Redonner plus de souffle à la démocratie locale serait effectivement un moyen de ressouder ce qui peut faire nation commune et reconstruire une citoyenneté républicaine. À la condition que ce ne soit pas un élément de division supplémentaire.

Le paradoxe c’est que la question de la transition écologique peut être à la fois un facteur d’éco-anxiété et un formidable outil de mobilisation collective et de rêve en commun.

IN Dans le contexte actuel marqué par les crises, les guerres, comment rêver ensemble demain ? 

JG Le paradoxe c’est que la question de la transition écologique peut être à la fois un facteur d’éco-anxiété – c’est d’ailleurs ce qui mine une partie de la jeunesse aujourd’hui – et un formidable outil de mobilisation collective et de rêve en commun. Elle l’est déjà pour une partie des jeunes : pour inventer une société décarbonée, des échanges de proximité, de la solidarité et de la déconsommation. Cela rejoint en partie les utopies de Mai 68 ou même les socialistes utopiques du début du xixe siècle.

toutes les grandes transformations ont eu aussi à vaincre des résistances, des réticences et des conservatismes que nous pouvons surmonter à un moment donné.

Il y a des potentialités fortes de rêver ensemble sur des projets communs comme le projet de société solidaire et écologique, ou le projet européen, qui pourrait être très enthousiasmant en matière d’unité et d’entraide entre les peuples. Mais nous sommes face à une oscillation entre la part de rêve et les côtés négatifs et anxiogènes auxquels s’ajoutent les réticences économiques, les difficultés de conversion de nos économies vers le numérique ou l’industrie verte, etc. Mais Sachons que toutes les grandes transformations ont eu aussi à vaincre des résistances, des réticences et des conservatismes que nous pouvons surmonter à un moment donné. Les mentalités évoluent, les générations qui arrivent vont être confrontées à ces défis nouveaux, notamment du numérique et de l’écologie, elles ne pourront pas faire autrement que de s’adapter. C’est la raison pour laquelle l’idée écologique est surtout forte chez les jeunes générations. Toujours est-il que l’hyper- individualisme de nos sociétés fait qu’il est compliqué de rêver ensemble. De plus, face au défaitisme ou déclinisme entretenu(s) par un certain nombre de courants politiques notamment, nous avons de la peine à imaginer notre avenir en commun. C’est un effort culturel colossal qui nous est demandé.

 

IN Êtes-vous confiant sur un retour à ces moments d’unité ? 

JG Mon livre sur Les Jours Heureux heureux montre qu’au sortir de toutes les crises, que ce soient les crises économiques, les guerres mondiales ou les moments de tension sociétale, il y a cette capacité à rebondir et à réinventer un monde. Il faut évidemment être confiant, même si la période que nous traversons est longue et que les obstacles sont nombreux et particulièrement difficiles à surmonter aujourd’hui. Mais, c’est justement parce que nous sommes dans une période de crise que beaucoup de choses doivent bouger et être remises en question.

Au sortir de toutes les crises, [que ce soient les crises économiques, les guerres mondiales ou les moments de tension sociétale,] il y a cette capacité à rebondir et à réinventer un monde.

*Éditions Histoire Payot, 2023.

 

 

 

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