26 juin 2016

Temps de lecture : 6 min

Inspiration : oser des futurs sauvages

A défaut de pouvoir donner une définition formelle de l’inspiration, il est possible de changer de tactique en prenant la difficulté à contrepied. Comment un individu peut-il la convoquer ? Pourquoi le banal et le convenu prolifèrent-ils dans les organisations ?

A défaut de pouvoir donner une définition formelle de l’inspiration, il est possible de changer de tactique en prenant la difficulté à contrepied. Comment un individu peut-il la convoquer ? Pourquoi le banal et le convenu prolifèrent-ils dans les organisations ?

Dans l’imagerie populaire, l’inspiration relèverait de la pensée magique : inégalement distribuée, elle fréquenterait des individus plus doués que d’autres, plus « connectés » à un réservoir d’idées et d’intuitions que seuls ceux-ci seraient capables de percevoir. C’est, en quelque sorte, le mythe de la caverne appliqué au génie créatif. Paradoxa­lement, il ne manque pas d’éditorialistes pour critiquer l’emphase très actuelle sur les processus créatifs au détriment du Graal, l’innovation, qui serait avant tout affaire de makers pragmatiques. Y aurait-il une panne de l’inspiration comme on a pu parler d’une panne des futurs dans les imaginaires ?

Souffler sur l’air du temps

La question mérite d’être posée tant il est vrai que toute personne, qui a un jour réalisé une séance de créativité, sait à quel point il est parfois difficile de convoquer l’inspiration. Ou, en tout cas, de générer des idées et des concepts qui divergent réellement des projets « dans l’air du temps ».

Pour Luc de Brabandere, philosophe, fellow au Boston Consulting Group et professeur à l’École Centrale (cf. INfluencia n°14, page 64), il faudrait alors parler de « thinking in new boxes » au lieu de « thinking out of the box ». Des boîtes nouvelles, mais pas tout à fait éloignées de celles que nous occupons aujourd’hui, afin de générer des idées à forte valeur, dont on puisse concevoir le chemin pour les exploiter. Loin d’être le fait d’un moment « eureka », nous pensons que quatre étapes, au moins, doivent être traversées pour réaliser ce passage d’une boîte à l’autre et ainsi générer de « l’inspiration ».

La découverte

C’est la phase la plus connue et qui définit même parfois l’inspiration. Elle consiste à explorer des territoires vierges du point de vue du commanditaire, ou à regarder de manière différente des choses déjà là. L’enjeu est de collecter des « signaux faibles ». La découverte est cependant tributaire de la capacité à identifier des pratiques réellement en marge des phénomènes plus médiatisés dans la presse innovation, ce qui passe par l’exploration de territoires moins convenus du point de vue géographique, culturel, et même en termes de modèle économique.

L’analogie

L’inspiration, c’est aussi faire un pas de côté vis-à-vis de ses propres conceptions du monde, c’est donc un mécanisme cognitif très puissant. Or, si l’analogie est souvent mobilisée lors d’ateliers créatifs, elle ne l’est que peu lorsqu’il s’agit d’inspiration. Par ailleurs, on oublie facilement que l’analogie, pour permettre de réaliser des transferts d’un univers à l’autre, doit d’abord identifier ce qui fait la structure de chaque terme de la comparaison. Contre le cherry-picking d’insight sous forme de solutions, il s’agit de reconnaître ce qu’il y a de fondamental dans chacun pour interroger ce qui est au cœur de l’analogie.

La réception

Trop souvent, l’inspiration bute sur des résistances cognitives ou organisationnelles qui remettent en question l’idée, ou le monde en gestation, en réduisant la valeur d’une idée nouvelle. Des psychologues ont montré que l’impact de la surprise est d’autant plus grand que ce qui revêt l’aspect du jamais vu est en réalité une chose familière, et qu’elle contrecarre des attentes très fortes. En cela, elle améliore certaines compétences cognitives : la découverte, la créativité et l’attention dans l’action. Être surpris est une bonne chose ; et il faut accepter que cela relève de déstabilisation pour que l’inspiration en soit bonifiée.

Recadrer

Une fois tout ceci fait, les individus et l’organisation sont-ils capables de mettre en débat leurs fondamentaux, et comment ces inspirations « inspirent-elles » le changement. On lit souvent à ce propos que l’enjeu est celui du processus et de l’agilité de démarches quick & dirty, « agiles », lean, etc. Certainement. Mais cela suppose aussi de faire vivre l’inspiration tout au long de ces processus, et non de la figer rapidement dans des insights. On le voit, l’inspiration n’est pas un fruit que l’on cueille. C’est un processus qui se bonifie à chaque étape, mais qui reste en définitive très fragile.

 Les écueils du business

Tout le monde pense cueillir le fruit de l’inspiration, ou plutôt croit le faire… Car en s’attachant à regarder en priorité son marché et ses clients, le monde du business est orthogonal à la notion d’inspiration. Sans grande prise de risque, il suffirait pourtant de se mettre en posture de découverte et de suivre des clients extrêmes ; de regarder dans d’autres univers (comment prévoit-on l’incertitude météo dans l’agriculture quand on travaille dans les systèmes d’aide à la conduite de voitures autonomes ?) ; d’oser une empathie vraie (et si je vivais à la place des usagers plutôt que de les filmer ou les écouter derrière une vitre sans tain ?) ; et finalement de se poser quelques questions sur la pérennité de son modèle. Le plus étonnant dans cette histoire est qu’au sein d’organisations, il existe toujours des individus qui ont cette capacité à aller creuser l’inattendu, à recevoir des éléments nouveaux et à vouloir les partager. Dans le « pire » des cas, il peut même s’agir de consultants externes. Et pourtant, au niveau des organisations, les inspirations deviennent rapidement banales, étrangement convenues.

« Pièges à pensées »

Pourquoi le besoin de raconter les idées contraint-il la créativité ? Un phénomène plus profond rend difficile l’inspiration réellement divergente. C’est le fait que nous avons besoin de raconter pour mettre en forme nos idées. Pour des raisons complexes, certaines formules semblent alors plus fortes que d’autres et emprisonnent l’esprit. Ce sont les pièges à pensée. Il en existe différents, s’appuyant sur des mécanismes plus ou moins rudimentaires. Un exemple assez connu de piège à pensée réside dans la capacité à identifier des visages dans des formes abstraites (tels des diables dans les fumées du 11-Septembre).

L’inspiration n’est pas ex nihilo, mais elle est ici en quelque sorte attirée par des indices auxquels nous sommes habitués à réagir. Ce qui peut sembler un phénomène banal devient beaucoup plus important lorsque des anthropologues ont montré qu’en réalité ce sont les mécanismes narratifs dans leur ensemble, qui répondent à de petites structures logiques cachées, qui piègent le récit. Internet est un formidable laboratoire de ces formes d’inspiration orientées. Par exemple, le mème désigne une « unité de culture » qui tend à se propager en gardant une forme relativement stable, à l’instar des gènes. Pour la chercheuse israélienne Limor Shifman, il s’agit de petits objets narratifs qui se citent et se copient les uns les autres.

Ceux qui se diffusent le plus répondent à un ensemble d’attributs de « propagabilité » qui font la culture du Web ; basés sur des messages simples, positifs et répétitifs, ils parlent surtout d’hommes ordinaires, sont humoristiques et autorisent de multiples interprétations. Ils mettent en exergue des désirs, craintes et aspirations d’une époque et d’une culture. Et ils constituent ainsi des sources d’inspiration remarquables. Certains utilisateurs du Web sont plus doués que d’autres pour les repérer et les connecter à des contenus nouveaux. Grant McCracken les appelle des « curateurs ».

Ainsi, on peut distinguer deux formes d’inspirations. La première est une inspiration divergente, qui s’appuie sur l’exploration, l’analogie, la surprise et le recadrage pour définir des mondes nouveaux. La seconde est une inspiration convergente, qui valorise les pièges à pensée et s’ancre dans des « pools » d’idées et de traits culturels relativement proches pour faire émerger des notions évidentes, dans l’air du temps, cool peut-être, mais aussi terriblement convenues et difficilement capables de proposer une alternative réelle aux visions du monde actuelles. Car, si l’inspiration convergente a le mérite de la désirabilité immédiate, elle peine à porter des changements durables ou de rupture. Or, c’est d’elle dont on a besoin pour réinventer demain.

Pousser les idées à leur paroxysme

Face à ces difficultés, une réponse est de scénariser des alternatives aux tendances, signaux faibles et autres piliers de l’inspiration. Il s’agit, en capitalisant sur des bouts d’existant, de proposer des « futurs sauvages » au sens où ils tirent jusqu’au bout une idée, un principe, pour en épuiser toutes les conséquences. On se rapproche ici quasiment d’une démarche artistique, d’auteur, qu’il faut pourtant assumer. Il ne s’agit pas ici de proposer de se tourner vers la science-fiction ou l’art pour s’inspirer, mais plutôt de considérer que le processus de création qui est adopté dans ces univers peut servir d’inspiration.

Il suffit de prendre une idée simple, mais différente, en la poussant à son paroxysme de créer un monde tout autour. La démarche autant que le résultat étant le souffle et réservoir créateur lui-même. Comme le montrent les travaux de Louis Bec. Cet artiste « zoosystémicien » français a développé une taxinomie zoologique inédite, créant des animaux inconnus sur terre, donc tout à fait nouveaux en apparence, mais respectant une logique très scrupuleuse de combinaisons et de mutations de fonctions logiques eu égard aux règles de la génétique actuelle, au point de concevoir « virtuellement » des organismes qui ont été découverts ultérieurement. Finalement, l’inspiration divergente, c’est donc reconfigurer 80 % du réel autour d’une proposition simple et radicalement à contrepied, et puis laborieusement produire le monde qui va avec. Un travail d’artisan en somme.

Article tiré de la revue INfluencia sur l’Inspiration

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