19 octobre 2014

Temps de lecture : 9 min

La Revue INfluencia : « Ce qui manque à l’être humain, c’est un instinct émotionnel »

Jean-Louis Rossignon est éthologue urbain, dédié aux études comportementales dans les espaces publics et commerciaux, et à la relation « clientèle ». Il a fondé et dirige LABretail, réseau européen indépendant de scientifiques issus des neurosciences cognitives qui travaillent pour des marques françaises et internationales et la distribution. Son regard est acéré.

Jean-Louis Rossignon est éthologue urbain, dédié aux études comportementales dans les espaces publics et commerciaux, et à la relation « clientèle ». Il a fondé et dirige LABretail, réseau européen indépendant de scientifiques issus des neurosciences cognitives qui travaillent pour des marques françaises et internationales et la distribution. Son regard est acéré.

INfluencia : Mais pourquoi faire appel à un éthologue pour observer les comportements des clients dans un magasin ?

Jean-Louis Rossignon : C’est une méthodologie assez récente. L’éthologie urbaine a commencé il y a une vingtaine d’années aux USA et est arrivée en Europe il y a un peu plus de dix ans. Elle ne remplace pas les autres outils méthodologiques ou analytiques mais nous sommes un complément d’informations, de données et de recommandations utiles, plus factuelles, plus « utilisables » concrètement sur le terrain.

Si je devais résumer en une phrase notre métier, nous sommes des «  voyeurs de la vie  ». Mais pour aller plus en profondeur, la définition de base de l’éthologie est l’observation des êtres vivants dans leur milieu naturel. Au lieu d’étudier les animaux dans la nature, nous regardons nos amis les bipèdes humains dans leur « milieu ». Nous sommes des animaux comme les autres, si ce n’est que nous sommes dotés d’un système social complexe et d’une capacité plus sophistiquée d’organisation de la réflexion.

Notre rôle consiste à étudier les individus de manière anonyme dans un magasin, un rayon ou un espace public. Nous observons anonymement l’ensemble de leurs « activités » afin de préserver leurs comportements spontanés et leurs réactions instinctives. Nous notons ensuite sur des tracking sheets absolument tout ce qu’ils font, ce qu’ils voient, les signes qu’ils émettent, leurs comportements réactionnels et réactifs, mètre par mètre, seconde par seconde. Nous enregistrons sur vidéo afin de quantifier les comportements observés et faisons également plusieurs milliers de photos. Nous analysons s’ils sont contents, fâchés, frustrés, comment ils réagissent concrètement, s’ils quittent le magasin, ou au contraire s’ils y restent, combien de temps et nos analyses neuroscientifiques permettent de répondre au « pourquoi » souvent laissé vide par d’autres méthodologies analytiques… Puis nous les interviewons au terme de leur parcours shopping pour comparer la réalité des situations vécues avec leur perception du vécu.

Très vite, nous identifions les facteurs de l’environnement qui influencent inconsciemment les comportements des « individus ». Nous ne les appelons pas des clients ou des consommateurs, parce que pour nous, éthologues, ce sont d’abord des individus physiques, physiologiques et psychologiques animés de comportements à 90% inconscients. Ils ne deviennent clients que lorsqu’ils ont acheté un produit et un consommateur que lorsqu’ils l’ont utilisé. Cette analyse in vivo et in situ est un révélateur particulièrement performant pour déterminer les facteurs ambiants qui provoquent des comportements positifs et d’adhésion (contentement, joie, satisfaction,…) et les négatifs, pourvoyeurs de rejet (frustration, colère, « abandon »,…), si l’ambiance qu’ils ressentent est en adéquation avec l’expérience attendue, si l’espace est vécu « confortablement » et donne envie d’y revenir spontanément. Nous interprétons ensuite les résultats au travers de certaines sciences appliquées, comme l’anthropologie urbaine, la sémiologie, la synergologie*, la psychologie comportementale, et la psychologie environnementale.

L’objectif de nos études est d’apporter aux distributeurs une explication factuelle des activités (ou des non-activités !) de leurs clients dans leurs points de vente. Afin que chaque « m3 » de l’ambiance d’un magasin parcouru par un client suscite chez celui-ci l’envie de mémoriser : « Je viens de passer un excellent moment dans cet endroit, j’y reviendrai vite et volontiers ». Cela permet donc d’accroître les achats de destination d’une part et, d’autre part, d’augmenter sensiblement les achats d’impulsion par des stimuli conscients et inconscients. Toutes ces informations « vécues » sont de grande utilité pour les distributeurs pour faire évoluer leurs points de vente vers un concept de « bien-être d’achat ».

INfluencia : Avez-vous une grille fixe d’observation ?

Jean-Louis Rossignon : Il n’existe pas de grilles spécifiques, mais nous avons des principes de base prédéfinis qui, eux-mêmes, sont influencés par l’atmosphère et l’ambiance. Prenez l’exemple d’un client qui quitte sa voiture dans le parking et rentre dans une grande surface. Généralement, les hypers « se précipitent » sur lui et le noient littéralement dans des dizaines de propositions commerciales. Or, il faut savoir que l’être humain a besoin d’un temps variant entre 4 et 8 secondes suivant l’environnement pour que 18 de ses stimuli sensoriels analysent et comprennent la différence entre la lumière, les sons, les odeurs extérieurs du parking et intérieurs du magasin. Pendant ce temps-là, son cerveau est « indisponible » à toutes autres informations. Reporter à une vitesse de marche moyenne de 4,2 km/h, cela représente une distance variant entre 4,70 m et 9,30 m pendant laquelle le client ne « voit » rien ! C’est ce genre d’informations neuroscientifiques qui vont d’une part aider les distributeurs et les marques à rendre leur point de vente plus agréable à « vivre » puisqu’ils répondront aux besoins physiologiques inconscients de l’individu. Et, d’autre part, étant donné que sa mémoire de travail sera moins « encombrée », l’individu sera plus rapidement disposé à « écouter » les marques et les magasins dans leurs offres. Sans quoi, sa mémoire, à court terme notamment, sera « agacée » et lui transmettra une information négative et il risque de se « fermer » plutôt que de s’ouvrir au magasin.

De plus, nous croulons sous une cacophonie visuelle quotidienne de 2500 messages/signes, quantité que notre cerveau est incapable de « digérer ». Si, chez un distributeur, l’information est confuse, diluée, incohérente, insuffisamment conséquente ou est fournie à un rythme d’intégration trop rapide, notre cerveau possède une fonction d’effacement… Et elle effacera tous les messages qu’un magasin nous propose, si ceux-ci ne répondent pas à des règles précises d’ordonnancement, de densité, de consistance.

INfluencia : Vous observez les deux mondes animaux et humains. Peut-on établir un parallèle entre leurs comportements face à l’envie de se procurer un objet ?

Jean-Louis Rossignon : Il y a deux grandes différences entre la race animale, humaine et les autres : nous sommes la seule à avoir un système de pensée aussi sophistiqué, et à avoir un système social aussi compliqué. L’animal va réagir sur un mode plus instinctif que l’humain. Le règne animal est animé soit par l’instinct, soit par une hiérarchie « sociale » plus « claire ». Ce qui manque à l’être humain, c’est un instinct émotionnel. C’est quelqu’un qui est complètement conditionné par toutes sortes d’histoires qui s’avèrent être en général des fausses « croyances ». La race humaine est une race animale complètement perdue, elle n’a plus d’ancrage.

INfluencia : Comment décririez-vous les comportements des consommateurs aujourd’hui ?

Jean-Louis Rossignon : Nous vivons une période d’antagonismes très violents, avec un effondrement des paradigmes sociaux, sur fond de cette culture de l’éphémère très bien décrite par Gilles Lipovetsky. Les individus nous « hurlent » en plein visage plusieurs messages : d’abord, ils disent qu’ils sont en manque d’ancrage, perdus et frustrés et qu’ils ont besoin d’histoires sans mensonges, consistantes, cohérentes, conséquentes, non intrusives et consécutives par rapport aux discours des marques et des distributeurs. Ils leur demandent aussi et surtout d’être irréprochables.

Ils expliquent également que leur vie quotidienne est dure et réclament du plaisir quotidien quand ils achètent des produits dans des magasins.

Enfin, ils ont un message très clair pour les marques : « Arrêtez de me vendre 25 000 boîtes qui sont empilées sur des rayons. Vos soi-disant « meilleurs prix » et vos promotions interminables ne sont pas des valeurs ajoutées pour nous les clients, ce sont des acquis non négociables, sinon vous ne seriez pas un distributeur  ! Dites-moi plutôt ce que vous pouvez faire pour moi avant de me vendre quoi que ce soit. Quelle est réellement votre vraie valeur ajoutée, quel est votre engagement ? Montrez votre générosité authentique, soyez créatifs, étonnez-moi ! ».

Ils expliquent qu’ils ont besoin d’être reconnus en tant qu’êtres humains capables d’avoir des émotions et pas comme quelqu’un à qui on « fourgue » un produit. Donc, le lieu où ils se promènent et vivent une expérience, et les produits et services qu’ils achèteront font partie d’une « relation » importante qu’ils vont noter. Le mot « relation » est pour moi celui qui est le plus approprié. Il est plus fort encore que le mot « contact ». Ce dont les distributeurs ne se sont pas encore rendus compte, c’est qu’ils doivent être « fidèles » aux besoins requis par les individus. Et que si ces besoins ne sont pas respectés, l’individu ne sera pas « fidèle » à la marque ou au magasin : ils seront tout simplement « zappés » puisqu’il y a une offre de marché suffisamment ample !

INfluencia : On pourrait même parler de relations amoureuses…

Jean-Louis Rossignon : Quand un individu achète un produit, au moment où il « lâche » son argent, il se produit une rupture dans la « relation amoureuse » qu’il entretient avec « son » argent. Donc il va forcément reporter cette rupture sur la marque ou le produit et il lui demande en échange d’être honnête : « Si vous l’êtes, je vous aimerai toute la vie. Si vous me décevez et me trompez, je vais devenir méchant et ce sera fini pour longtemps, voire pour toujours ». Regardez ce qui se passe pour Apple, un mouvement de fond est en train de se produire qu’il faut observer avec attention. L’acheteur d’Apple commence à dire qu’il ne veut plus être prisonnier de diktat.

De façon plus générale, le consommateur consentant et passif veut devenir actif. Il a envie d’apporter son point de vue, de participer à la vie du « couple » marque/client. Quirky est un bel exemple de business model innovant qui utilise la motivation et la créativité des internautes et leur donne la parole  :  crowdfunding et crowdsourcing, permettant à chacun d’inventer un produit innovant de la vie quotidienne, même s’il n’  en a pas les moyens.

INfluencia : Comment les marques et les distributeurs doivent-ils réagir ?

Jean-Louis Rossignon : On assiste à une vraie déstabilisation des marques qui ne parviennent pas à trouver… leurs marques. Mais elles n’ont plus le choix. Il faut absolument qu’elles comprennent ce besoin de relations vraies, qu’elles abordent l’individu de façon à ce qu’il devienne un « ami », et un vrai, dont elles connaissent les besoins et dont elles respectent le rythme ! Aujourd’hui, l’individu entre dans un magasin et se demande quand va apparaître la première arnaque ! On est entré dans une nouvelle dimension, avec une approche plus liée à la psychologie comportementale et environnementale, que peu de marques prennent en considération dans l’organisation et la mise en scène de leur point de vente. Les choses commencent toutefois à bouger. Mais on a encore parfois l’impression d’en être à la première génération de commerçants ! Cela m’amuse beaucoup quand je vois de grandes enseignes dire qu’elles ont un concept révolutionnaire ! La seule « révolution » a été l’apparition de la vente sur Internet, et encore ne s’agit-il pour la plupart des cas, que de compléments et d’une autre forme de contact commercial qui existait déjà avec la VPC. Quand le distributeur va-t-il comprendre que dans l’espace qu’il appelle un magasin il y a un individu humain ? Il faut inverser l’équation, regarder l’individu avant de penser à la conception du magasin, et non l’inverse.

Certaines grandes marques ont très bien senti qu’il fallait évoluer. Volkswagen a par exemple lancé en Allemagne un concept d’auto-partage baptisé « Quicar-Share a Volkswagen ». En Suède, à Malmö, une quincaillerie confrontée à la concurrence des grandes surfaces a décidé de développer un nouveau service gratuit de prêt de machines (perceuses, ponceuses, visseuses…) lorsque le client achète ses clous ou ses vis chez elle. En France, Intermarché propose en location gratuite le premier chariot réalisé pour faire ses courses à vélo, baptisé « Koursavélo »…

INfluencia : Internet a profondément modifié la donne. Est-ce irréversible ?

Jean-Louis Rossignon : On entend tous les jours les marques et les distributeurs parler de site internet et de multicanal. Certes, c’est important, surtout avec les jeunes générations montantes. Mais il y a une notion que les distributeurs ne doivent surtout pas perdre de vue, quelle que soit la génération de client. C’est celle de leur métier premier : celle de commerçant. Et je parle bien de métier ! On a prétendu (et on prétend toujours) qu’Internet va tuer le commerce : c’est entièrement faux pour plusieurs raisons.

J’ai visité peu de sites Internet qui peuvent prétendre être autre chose qu’un magasin en ligne, c’est à dire qui vend ! Or, ce que les marques et les distributeurs n’ont pas compris, c’est que leur site doit avant tout être une porte virtuelle vers leur magasin : si leur site est user friendly, les gens se dirigeront avec plaisir vers les points de vente. S’il s’agit d’une autre forme de vente, les individus seront rapidement blasés. Ils diront que les magasins liés au site offrent probablement peu « d’inspiration ». Tandis que, si un site se propose d’être avant tout un lieu d’information technique, de comparaison, esthétique, etc, l’individu va considérer cet espace virtuel comme user friendly et sera le premier à vouloir foncer au magasin dès qu’il aura éteint son ordinateur. Car, de toute façon, quelque soit le type de produits, un individu, inconsciemment, a toujours besoin d’avoir un contact visuel et tactile avec le produit avant de confirmer son achat : c’est dans ses gênes émotionnels, cela fait partie de ce que nous appelons la vision d’achat. Nous pensons que, dans la majorité des secteurs de la distribution, les achats sur Internet ne dépasseront pas 30% des ventes totales. Il reste donc 70% des offres à mettre en valeur dans les points de vente.

Autre point important : le site d’une marque, d’un magasin, doit être un outil qui répond aux besoins, aux attentes, aux envies d’un public qui est de plus en plus multi-tribal. En magasin, il est difficile de satisfaire toutes les tribus. Sur le site, il est beaucoup plus aisé de le faire et de pré-diriger l’individu vers ce dont il a réellement besoin par rapport à sa « tribu ».

Enfin, les marques et les distributeurs ont oublié la fonction première et essentielle d’Internet, celle pour laquelle les individus ont été « éduqués » : c’est un espace qui permet d’accéder à l’information, à la connaissance et à la relation ! Les distributeurs se sont précipités pour la plupart dans un outil de vente en oubliant qu’il y a avant tout dans leur métier, un magasin. Nous craignons des dérives qui vont coûter cher aux marques et aux distributeurs qui miseront principalement sur ce support comme outil de vente.

Pour conclure, plutôt que de parler constamment de ré-enchanter les magasins, ayons l’humilité de les enchanter d’abord et surtout d’enchanter une relation… c’est ça le vrai métier du commerçant !

Propos recueillis par Isabelle Musnik

Illustrations : Amélie Barnathan

* étude des gestuelles, des postures corporelles et des mimiques faciales

Article extrait de la revue « Le Contact » disponible en version papier ou digitale ! Pour s’abonner c’est ici

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