17 mai 2015

Temps de lecture : 6 min

« Nous ne naissons pas consommateurs, nous le devenons »

Pour comprendre nos comportements de consommateurs dès le plus jeune âge et notre rapport à la publicité, Julien Intartaglia, professeur et docteur à HEG Arc Neuchâtel, va au-delà des méthodes de questionnement direct. Il intègre l’apport des neurosciences et de la cognition implicite. « Générations Pub, de l’enfant à l’adulte, tous sous influence ? »* décortique les étapes et donne des pistes pour devenir un consommateur adulte.

Pour comprendre nos comportements de consommateurs dès le plus jeune âge et notre rapport à la publicité, Julien Intartaglia, professeur et docteur à HEG Arc Neuchâtel, va au-delà des méthodes de questionnement direct. Il intègre l’apport des neurosciences et de la cognition implicite. « Générations Pub, de l’enfant à l’adulte, tous sous influence ? » (*) décortique les étapes et donne des pistes pour devenir un consommateur adulte.

INfluencia : le très jeune et le jeune enfant vous intéressent. Pourquoi ?

Julien Intartaglia : nous ne naissons pas consommateurs, nous le devenons et c’est bien le fruit d’un apprentissage depuis notre plus jeune âge. Or, pour comprendre ma génération et qui je suis en tant que consommateur adulte, il est pertinent de pister qui j’ai été. De plus, il y a peu de travaux universitaires sur l’enfant et ses comportements de consommateur.

INfluencia : que nous apprennent-ils de si particulier ?

Julien Intartaglia : en tout premier lieu que l’enfant est une proie de choix. En effet, les techniques des sciences cognitives appliquées aux enfants, pré-ados et ados permettent de comprendre l’impact sur notre inconscient et notre processus de décision. Elles ont notamment révélé que proscrire la publicité avant une certaine tranche d’âge n’était pas la vraie la question. Ainsi, on a constaté en Suède, où la publicité à la télévision avait été interdite dans les années 90, que les enfants avaient malgré tout développé une préférence pour une marque et étaient de vrais prescripteurs auprès de leurs parents. Et cela va bien au-delà de ce qu’ils peuvent verbaliser. Car sans qu’ils en aient conscience ni le souvenir, le simple fait d’être exposés (visuellement ou auditivement) à un produit ou une marque juste présents dans la maison ou ailleurs, et utilisés par la famille ou les amis, crée auprès d’eux de la notoriété, de la familiarité et donc de la préférence. Au point de l’intégrer dans leur top 3 lorsqu’ils doivent en choisir un plus tard.

Tandis qu’après 25 ans, ils garderont à leur esprit, 7 de ces marques sur 10 comme des références à consommer régulièrement ou occasionnellement. Ici, le contact publicitaire ne relève absolument pas du mass media et pourtant il est bien actif. Et en raison de son effet de répétition stimulé très tôt, il crée un réflexe à vie. L’enjeu est tellement fondamental, que déjà le fondateur de McDonald’s affirmait que s’il n’avait qu’un seul dollar à investir ce serait sur les enfants.

INfluencia : comment un réflexe de préférence aussi incontrôlé peut-il se déclencher ?

Julien Intartaglia : tout vient du neocortex, grâce auquel on emmagasine des connaissances et des caractéristiques à propos d’un produit. Ainsi même un enfant de 2 ou 3 ans saura reconnaitre un logo et il est donc très intéressant pour une marque de créer de la notoriété auprès de lui, car dès qu’il se retrouvera au contact de ce dernier -y compris une fois adulte- tout sera inconsciemment et immédiatement réactivé. Ce qui n’est pas sans conséquence sur l’éducation d’un consommateur responsable. Car ce n’est pas une fois adulte ni à l’adolescence qu’il le devient, mais bien avant. Il faut donc le former et l’aider à intégrer les bonnes décisions au plus tôt.

INfluencia : à qui revient cette mission éducative ?

Julien Intartaglia : aux gouvernements et ONG ou institutionnels, en plus des parents bien sûr. Mais tout leur enjeu, lors de leurs campagnes de sensibilisation ou de prévention sera de ne surtout pas rester dans leur tour d’ivoire mais plutôt de coller à une réflexion bien concrète et en phase avec la réalité de la consommation. Et les sujets ne manquent pas, allant du surendettement à l’obésité en passant par le tabac, le tri sélectif… De plus, il est urgent de mettre en place de tels programmes, car les sujets citoyens ou sur la société de consommation, ses bienfaits et ses méfaits ne représentent que 0,4% du contenu des manuels scolaires. Or, par exemple, savoir qu’il faut recycler et comment le faire n’est plus du tout un thème secondaire… De même, en Suisse, faire de la publicité sur le tabac est autorisé et donc il est utile de se poser vite les bonnes questions à propos d’un produit qui « tue ».

INfluencia : comment aider un individu qui dès son plus jeune âge et durant toute sa vie sera sous influence des marques ?

Julien Intartaglia : concevoir un programme qui générera un comportement responsable ne passe pas par l’interdiction de la publicité. Au contraire, il faut armer les individus qui vont être exposés à un moment donné ou à un autre aux offres des entreprises. Pour qu’ils apprennent à dire non et à accepter la frustration qui fait partie des éléments essentiels à intégrer. Le mieux pour bien agir est de commencer par une étude ethnographique précise des familles des plus favorisées aux plus défavorisés bien souvent très matérialistes. Afin de bien discerner les leviers d’engagement pour un bon traitement de l’information. Ce dont nous sommes sûrs c’est que le statut de l’enfant comme acteur social en tant que consommateur au sein de la famille, est avéré.

Mais cela ne veut pas pour autant dire que cet acteur social aussi puissant soit-il ne peut et ne doit pas être l’enfant roi. Il doit pouvoir se confronter à un cadre qui va l’aider à se forger en tant qu’adulte responsable. Ce qui passe aussi par un pacte de consommation familial qui, sans être moralisateur, vise à donner aux parents un relais efficace. Pour les aider à épargner leur progéniture, à mettre en valeur leur propre expérience et à donner de la valeur à la notion d’autorisation.

INfluencia : la communication publicitaire a largement évolué ces dernières années. En bien ou en mal ? Cartonne-t-elle mieux maintenant ?

Julien Intartaglia : advergames, placements de produits, happenings, flashmobs, vidéos sur YouTube, expériences interactives sur les réseaux sociaux… la publicité a réussi à se réinventer avec des scénarios filmés ou non qui font vraiment la différence avec les spots traditionnels. Et j’en suis fan, car en ne jouant pas sur la pure communication produit, les éléments doux et diffus de ce type de contenu de marque, nous poussent à penser à autre chose en nous faisant passer un bon moment et en créant du lien et de l’affect. Avec pour résultat deux conséquences : primo faire tomber notre scepticisme et deuxio développer un impact bien plus grand qu’avec un tunnel publicitaire. Il n’en reste pas moins que ces techniques d’approches et de persuasion plus subtiles et qui, en apparence, matraquent moins le consommateur, restent quand même de la propagande. Elles prennent la forme de communication clandestine, génèrent des automatismes et asticotent tout autant le désir du consommateur.

INfluencia : le digital donne le sentiment de liberté. Pourtant s’il est incontournable il est aussi redoutable. Cet outil peut-il être vertueux ?

Julien Intartaglia : qui dit digital dit fragmentation des supports et dit obligation de prendre la parole avec plus d’intelligence. Car ce sont les consommateurs de plus en plus éduqués qui sélectionnent tel ou tel canal et non plus les marques qui les imposent. Mais pour qu’ils s’impliquent ou s’engagent, elles ne doivent pas décevoir ce semblant de libre arbitre qui est un vrai potentiel pour susciter l’adhésion.

INfluencia : l’enfant roi aspirant consommateur invétéré : doit-on l’éviter par tous les moyens ? Et sinon, peut-on se sevrer ? Est-ce souhaitable ?

Julien Intartaglia : tout dépend du degré d’émotion mis dans les mots marque et consommation. S’ils sont assortis d’une dimension raisonnée qui aide à bien faire la différence entre besoin (c’est-à-dire état de manque) et le désir, alors il n’y a aucun péril. D’ailleurs, cette notion de désir est à travailler tout particulièrement auprès des enfants en leur rappelant tout le rôle joué par une marque qui ne veut qu’une chose : vendre. D’autre part, il faut vivre avec son époque et ses composantes, donc le cocon n’existe pas. Mais il ne faut jamais négliger le phénomène des leaders d’opinion tenus par les parents (les premiers agents dans ce domaine), les amis ou les idoles… C’est pourquoi, il est important de comprendre ces mécanismes de préférence qui s’articulent autant dans la réception d’information que dans la prise de décision. C’est de la responsabilité de chacun.

Retrouvez Le Dr Julien Intartaglia dans la revue N°13 sur l’INfluence

(*) Découvrez l’ouvrage Générations Pub, de l’enfant à l’adulte, tous sous influence ?

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